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La valeur positive de la psychologie - Partie 4

Revue de métaphysique et de morale

En 1894, par Remacle G.

Or si le sens intime de la recherche ainsi conçue et dirigée est d'arriver à une re-création, il n'est pas encore, à nos yeux, le sens définitif, car la tendance légitime qu'elle implique est entravée par deux erreurs jumelles: la première est qu'il s'agit d'une re-création; la seconde, que cette création reste fictive parce qu'elle a lieu dans la pensée. Erreurs qui ont pour racine les deux notions de l'objet conçu comme déjà existant avant la recherche même et de la pensée conçue avec un caractère moins réel que « la Nature ».

Malgré cela, il est incontestable que la psychologie constructive contemporaine constitue un progrès remarquable sur la psychologie trop intuitive des Écossais et de leurs imitateurs, qui réduit l'esprit à un rôle presque exclusivement passif devant la Nature. Nous sommes maintenant à mi-chemin de la psychologie vraiment idéaliste et dans la période de transition que l'on pourrait nommer de création imitative. Il s'agira, selon nous, d'entrer ensuite dans la période de création originale où la pensée, ayant définitivement renoncé, jusque dans « the soul's soul », au réalisme et conquis l'intégrale conscience de soi, créera avec la conscience et la volonté de créer, se réalisera courageusement avec la vue nette de son œuvre. Cette direction nouvelle est virtuellement contenue dans la direction actuelle. Il nous semble en effet que l'esprit ne peut manquer d'en arriver à reconnaître la vanité de ses efforts d'imitation et qu'il leur devra précisément l'entière conscience de soi. Remarquons en effet que les constructions auxquelles on se complaît aujourd'hui consistent essentiellement dans une analyse faite en vue de la reconstitution de la synthèse décomposée, reconstitution que pourtant nous n'essayons pas. L'homme croit qu'il ne veut pas la faire et qu'il se contente de la possibilité entrevue de l'opérer, comme l'enfant qui, ayant démonté son jouet pour en comprendre le mécanisme, ne cherche pas à le reconstruire, satisfait d'une possibilité qu'il s'arroge. Mais, en réalité, si nous ne la faisons pas, c'est que nous ne le pouvons pas, car elle devrait se réaliser toute seule. Lorsque le psychologue, en présence d'un état profond et récent, prétend le décomposer en ses éléments selon les lois de la psychologie, cette présence simultanée, qu'il crée dans l'esprit, des conditions de l'état complexe, devrait, à son point de vue et s'il y a eu vraiment analyse, comme il le croit, le reconstituer dans son intégrité et spontanément, puisqu'alors les conditions pensées et les conditions réelles se confondent. Dans le monde objectif la reconstitution d'un composé analysé ne se fait pas d'elle-même, mais exige que l'homme rende actuelles et comme on dit réelles les conditions pensées du phénomène, qu'il les fasse passer à l'acte; mais ici, dans le monde mental, cette distinction entre conditions pensées et conditions réelles devrait s'évanouir. Et si l'on croit que parfois l'on reconstitue vraiment la synthèse, c'est que l'on a envisagé l'état de conscience complexe sous des conditions artificielles d'espace et non sous sa vraie condition de durée: et l'on a constitué un autre état. Que l'on ne puisse même le discerner du précédent, ce n'est pas une raison pour croire à la réalité et, à la légitimité de l'analyse d'une existence en perpétuel devenir où aucun objet de l'analyse n'est jamais et ne peut jamais être.

D'où il suit que la période de psychologie constructive aboutira nécessairement à nous faire reconnaître: 1° que l'on ne parvient pas et que l'on ne peut parvenir, la tentative étant illégitime, à reproduire l'oeuvre de « la Nature »; 2° conséquemment que l'esprit, en croyant imiter, n'imite pas, qu'il ne peut re-créer, mais créer, qu'il a sa valeur en lui et par lui et n'est pas une ombre devant la Nature.

Qu'elle se dise ou non science, la vraie définition de toute psychologie, comme résultat de l'activité pensante, nous semble donc: le sentiment, immédiat (la conscience) d'une certaine réalisation de l'âme.


IV

Il nous faut donc désormais juger de toute psychologie comme on juge d'une action, c'est-à-dire renoncer au point de vue de la vérité et de l'erreur. Car où serait le critérium? La vérité ne peut être ici que future puisqu'elle doit se confondre avec la réalité d'un résultat qui n'est pas encore atteint et qu'on ne peut concevoir atteint qu'après une évolution nécessairement indéfinie pour nous. Il ne peut donc être question actuellement ni d'accord ni de désaccord avec cette vérité: il ne peut être question que d'un rapprochement plus ou moins grand de l'instant où l'âme sera; la réalisation suprême seule sera vraie, au sens où l'on emploie communément ce mot.

S'il faut renoncer à ce point de vue, il suit, par la même raison, que le critérium que l'on applique réellement ici (quoique l'on paraisse ne pas s'en rendre compte) est toujours un critérium moral et qu'un critérium de ce genre est le seul possible; et que, par conséquent, toute méthodologie de la psychologie considérée comme science, nous ne devons désormais l'interpréter que comme une morale pratique de cette activité que l'on nomme l'entendement. Nous allons nous expliquer.

Nous prenons l'expression de morale pratique au sens où elle est employée dans le langage courant pour désigner un ensemble de règles empiriques suivant lesquelles il convient de vivre pour atteindre ce que l'humanité en général conçoit comme le « bonheur normal ». Si nous sommes autorisés à nous servir ici de cette expression avec ce sens, c'est qu'en effet il y a, selon nous, parallélisme exact entre la méthodologie de la psychologie conçue comme science et ce que dans le domaine des actions de la vie extérieure l'on nomme la prudence. Car l'idée de la prudence, principe suprême des démarches recommandées dans la vie extérieure par la morale pratique, traduit et révèle une sorte de compromis qui implique la reconnaissance d'un asservissement ou au moins d'une dépendance de l'homme à l'égard des événements du dehors. Mais la prudence n'est pas la vertu, et le bonheur personnel n'est pas le devoir. Celui-ci suppose la conscience de la liberté. Et l'idée du devoir n'apparaît qu'au moment où l'homme est parvenu à se dire, en présence de certains événements, le "..." d'Épictète, où il a formé l'idée de sa liberté et agit sous cette idée. Les événements auxquels l'homme idéalement moral oppose la phrase noblement dédaigneuse d'Épictète ne lui en arrivent pas moins: mais il ne se laisse pas dominer par eux; et il les interprète, c'est-à-dire les réduit à la valeur qu'il veut ou plutôt à celle que le devoir, tel qu'il le conçoit, veut.

Il en est de même en psychologie: l'esprit y part aussi d'une idée préconçue de sa valeur en face de la nature et se règle d'après une « morale pratique » appropriée à cette idée. Or l'une et l'autre sont contestables et si nous remplaçons l'idée — purement a priori — de la pensée représentative par l'idée, seule légitime, de la pensée conçue comme ayant sa fin en soi, nous aurons par là même, comme loi à observer dans la recherche psychologique, à nous délivrer de l'illusion de notre servitude pour en arriver à la constatation: je puis, donc je dois, par suite à l'idée de loi morale pure et non plus simplement pratique comme celle qui subconsciemment préside à l'édification de la psychologie actuelle. Il importe qu'ici aussi l'on se fasse une conception de ce que l'âme, dans le domaine en question, doit être, de l'âme que l'on doit réaliser et que l'on tende sans cesse vers cette réalisation sans cette prudence pratique qui est le signe d'une dépendance acceptée par l'esprit à l'égard des choses de la nature; et pour cela il faut non échafauder d'habiles compromis avec elles, mais les réduire, comme pures contingences, à la valeur qu'impose ce devoir que l'on peut nommer psychologique. J'entends l'objection: « Mais, avec ce beau procédé, l'on n'arrivera à aucune réalisation réelle, mais à une réalisation purement idéale et vaine ». L'objection ne nous touche pas, puisqu'elle présuppose précisément ce que nous combattons comme une illusion invétérée, à savoir le point de vue réaliste, qui ne reconnaît aux produits mentaux qu'une réalité d'ombre. Il serait bon de méditer quelquefois le « What's done cannot be undone » de Shakespeare et de se demander si l'on peut admettre je ne dis pas une réalité supérieure à celle-là, mais une réalité autre. Nous reviendrons d'ailleurs plus bas sur ce point.

Mais le parallèle que nous établissons entre la méthodologie de la psychologie conçue comme science, et la morale pratique, ne s'arrête pas là. En effet, d'une part, la morale du devoir est en germe dans la morale de la prudence: car celle-ci reçoit tant de démentis dans l'application, les événements prennent si souvent en défaut les adroites précautions qu'elle recommande, que l'on finit par reconnaître que l'on ne peut atteindre, par ces concessions parfois si « pratiques », le bonheur cherché; et l'idée du devoir peut apparaître alors, dans la conscience de l'humanité, par une sorte de révolte, car cette idée exprime au fond le mépris de l'être pour toute dépendance qui a son principe en dehors de lui. C'est ainsi, sur un autre théâtre, qu'un peuple, lassé de ses inutiles concessions en face d'une tyrannie qui ne désarme pas, finit par prendre conscience de soi et ne veut plus reconnaître que la loi qu'il se sera donnée à lui-même.

D'autre part, nous l'avons montré, le même phénomène tend à se produire en psychologie. L'échec nécessaire de la création imitative, c'est-à-dire en somme de la méthode de prudence, poussera l'esprit à l'affirmation de son indépendance: il essaiera de se réaliser selon lui-même, au besoin contre toute « nature » externe ou interne, à laquelle il ne reconnaîtra d'autre valeur que d'être un objet pour son interprétation, une matière à laquelle il donnera une forme — nous prenons ces mots dans le sens d'Aristote, — une pure puissance dont il déterminera lui-même l'acte. C'est ce que fait l'être dans le domaine de la volonté proprement dite: il n'y accepte pour soi que les actions, d'où qu'elles soient suggérées, qui sont conformes à l'impératif catégorique du devoir. Aux autres il ne consent pas, et même assume l'action diamétralement opposée; il voit, parce qu'il le veut, dans telle suggestion, une suggestion contraire: dans le désir de frapper son semblable, par exemple, il puise un désir de ne pas le frapper parce qu'il juge celui-ci seul conforme à la loi morale. Les présentations étrangères lui deviennent de simples occasions d'exercer son activité selon la loi et toute tentation est un bien pour lui puisqu'il y trouve l'occasion d'un acte de vertu.


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