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Troubles de l'intelligence et des sens dans l'alcoolisme - Partie 2

Revue scientifique de la France et de l'étranger

En 1873, par Magnan M.


III

De même que l'animal, l'homme, au bout de peu de temps, change de caractère, se montre irritable, inquiet, impressionnable; il n'a plus de sommeil; il devient le jouet d'illusions et d'hallucinations, et lorsqu'après des excès répétés il dépasse la limite de saturation, ou qu'il est soumis à quelque autre cause d'excitation, il est pris d'un accès de délire alcoolique.

Les phénomènes intellectuels consistent surtout en troubles hallucinatoires, exceptionnellement de nature gaie, presque toujours, au contraire, ainsi qu'on l'a déjà remarqué depuis longtemps, de nature pénible, éveillant des craintes de toute espèce, et comme le dit M. Marcel, pouvant déterminer des impressions morales, dont la plus légère serait l'étonnement, et la plus forte une terreur profonde. L’alcoolique J... Jean que vous venez de voir paraissait d'abord échapper à cette règle. Il nous parlait, en effet, de cascades qu'il entendait, de chalets illuminés qu'il apercevait, de chants, de danses dont il était témoin. Ces hallucinations semblaient devoir provoquer dans l'esprit des pensées plutôt agréables que pénibles. Eh bien! même avec ces images riantes, ces chants et ces fêtes, il a su créer, vous l'avez entendu, le plus triste délire. Les cascades, a-t-il dit, le poussaient à se noyer. « Ce bruit de l'eau, c'était pour me narguer; ça voulait dire que j'étais un lâche, que je n'avais pas le courage de me jeter à l'eau. » Le chalet avec ses hôtes joyeux: « C'était un tas de gens qui voulaient me perdre, qui se moquaient de moi et qui voulaient m'assassiner. »

Un autre caractère des conceptions délirantes et des perceptions illusoires des alcooliques, bien indiqué par M. Lasègne, c'est leur mobilité. Hommes, choses ou animaux, tout ce qui fait l'objet des hallucinations, se meut et se déplace; de là aussi la mobilité, la rapidité des idées et des actes de l'alcoolique, qui d'ailleurs, effrayé, anxieux, inquiet, suppliant ou agressif, intervient toujours de la manière la plus active.

Ces hallucinations varient à l'infini, mais elles reflètent souvent l'objet, soit des occupations journalières, soit des préoccupations dominantes du moment, avec cependant un choix tout particulier pour ce qui est le plus pénible, le plus désagréable. Ainsi, lors des derniers événements, pendant la guerre allemande, les malades voyaient des Prussiens, s'entendaient traiter d'espion, on les appelait Bismarck. Plus tard, pendant et aussitôt après la Commune, les alcooliques appartenant aux troupes régulières voyaient des communards, des gardes nationaux, ces derniers, au contraire, des Versaillais; sous l'empire, c'était surtout les mouchards, les sergents de ville, et en tout temps les voleurs, les assassins célèbres, les Troppmainn de toute sorte. D'autre part, parmi les malades que vous venez d'examiner, vous avez vu le marchand des quatre saisons, qui apercevait à terre, autour de lui, des choux-fleurs, de l'oseille, des radis, qu'il s'efforçait de ne pas écraser sous les pieds; le conducteur de bestiaux stimulait son chien, voyait et appelait les bœufs et les moutons; le gaveur de pigeons aux Dalles croyait tenir un pigeon entre les doigts et s'évertuait à lui faire avaler le grain; enfin, la marchande de vins répondait à ses clients, les engageait à attendre et se préparait à les servir.

Ces hallucinations, suivant leur intensité, suivant aussi la disposition du sujet, donnent lieu à des réactions différentes, capables de changer complètement la physionomie du malade. De là les formes maniaque, mélancolique, stupide de la folie alcoolique, formes qui pourraient être multipliées, mais sans profit réel, si l'on voulait bien exprimer tous les aspects sous lesquels la maladie peut se présenter.

La forme maniaque est la plus fréquente, et vous avez déjà vu plusieurs cas de ce genre. Le malade D... Louis, du service de M. Dagonet, s'était présenté à vous sous l'aspect mélancolique et demi-stupide; il était triste, préoccupé, ne répondait pas aux questions; il paraissait effrayé par moments, secouait la tête, tenait les mains fortement appuyées vers le haut des cuisses, se levait et portait autour de lui des regards inquiets, puis restait immobile sur la chaise. Aujourd'hui, il va mieux, sa physionomie est ouverte, il parle volontiers, et il vous a fait connaitre les étranges craintes qui le tourmentaient et qui expliquaient son attitude. Il se figurait être en prison, devant un tribunal, accusé d'actes honteux; il se croyait condamné à subir une affreuse mutilation et sentait l'instrument trancher ses organes génitaux, pendant que des voix moqueuses le raillaient amèrement.

Mais d'où vient qu'une même cause, un poison, détermine des accidents en apparence si différents? Ces hallucinations, tout en conservant leurs caractères communs, offrent dans leur mode d'expression des degrés qui expliquent ces différences.

A un premier degré, le malade croit entendre des injures, des provocations; il voit des voleurs, des gens armés, des animaux; ou bien il entend la voix de ses parents, de ses amis qui l'appellent, qui l'avertissent d'un danger, qui invoquent son secours; il voit sa femme entourée d'individus, subir sous ses yeux le plus sanglant des outrages. Aiguillonné par ces excitations, le malade répond, injurie, se querelle, court, s'élance, devient furieux; tout autant d'actes qui provoquent chez lui une manifestation bruyante, un état maniaque. C'est la forme qui prédomine habituellement, dans les accès de delirium tremens, où les troubles hallucinatoires d'une vivacité extrême s'associent au tremblement de tout le corps, à la trémulation générale de tout le système musculaire.

Dans d'autres circonstances, l'alcoolique se voit en prison, devant un tribunal, il est accusé de différents crimes; il s'imagine les avoir commis; il se croît trompé par tous les siens; il assiste à l'enterrement de ses parents. Sous le coup de ces tristes impressions, il est sombre, inquiet, défiant; il se plaint, il est effrayé, il cherche à fuir, quelquefois même il conçoit des idées d'homicide ou de suicide; il se présente en un mot sous l'aspect d'un mélancolique. Enfin, à un degré plus élevé, il se voit chargé de chaines, au pied de l'échafaud, il a devant lui les cadavres ensanglantés de ses enfants; tout est en feu; il va être englouti, etc. Ces images l'ont atterré, épouvanté, il reste immobile dans un état complet de stupeur.

Entre ces différents états, maniaque, mélancolique, stupide, vous comprenez quels intermédiaires nombreux nous pourrions intercaler. Qu'il nous suffise de l'indiquer; l'examen des malades nous montre ces transformations variées beaucoup mieux qu'une description ne saurait le faire.


IV

Avant d'analyser ces troubles sensoriaux, il n'est pas sans intérêt de les suivre dans leur développement. On observe, en effet, une gradation successive et dans l'intensité des phénomènes et dans leur mode d'évolution. On passe du simple trouble fonctionnel à l'illusion, de celle-ci à l'hallucination confuse d'abord unique, puis multiple et devenant peu à peu hallucination nette, précise, distincte, s'imposant en un mot comme la réalité. A mesure que l'amélioration se produit, les phénomènes disparaissent graduellement en suivant un ordre décroissant analogue, c'est-à-dire que l'hallucination précise mène à l'hallucination confuse, celle-ci à l'illusion, qui à son tour est suivie d'un simple trouble fonctionnel. Telle est l'évolution habituelle des phénomènes hallucinatoires dans l'alcoolisme. Exceptionnellement toutefois, ils peuvent arriver d'emblée à leur apogée.

C'est ordinairement la nuit que se montrent tout d'abord ces accidents, et s'il est difficile de préciser leur mode d'évolution à cause du souvenir un peu confus qu'en gardent les malades, je puis, du moins, vous indiquer avec certitude leur mode de disparition. Les hallucinations, d'abord persistantes le jour et la nuit, commencent à disparaître le jour, pour continuer à se produire la nuit avec la même intensité; devenant moins nettes, elles se montrent plus tard, à ce moment intermédiaire à la veille et au sommeil, depuis longtemps signalé par M. Baillarger comme favorable à l'éclosion des troubles hallucinatoires. On ne trouve ensuite que des cauchemars, qui persistent quelques instants quand l'individu se réveille, puis de simples rêves, et le malade finit par apprécier avec une certaine exactitude ces fausses perceptions sensorielles qui ne tardent pas à disparaître complètement. Ainsi, d'abord hallucinations jour et nuit, puis seulement nuit; plus lard, hallucinations confuses et illusions au moment du passage de la veille an sommeil, puis pendant le sommeil avec réveil inquiet, puis enfin cauchemars, rêves et retour à la santé. Il est facile de suivre cette marche décroissante citez la plupart des malades; à mesure qu'ils guérissent ils remarquent eux-mêmes, avec plaisir, les changements favorables qui s'opèrent, et quelques-uns savent le rappeler d'une manière très saisissante.

Suivons maintenant, dans chaque sens, le développement de ces phénomènes. Au début, les troubles purement sensoriaux ressemblent aux symptômes observés dans beaucoup d'autres maladies. Pour l'ouïe, les premières sensations sont des bourdonnements, des tintements, des sifflements d'oreilles, des sons variés, des chants confus, des bruits de cloche puis des cris, des voix tumultueuses. Faut-il, avec un auteur allemand, rattacher les tintements, les bourdonnements, à une irritation du rameau du vestibule; les sons, les chants, à l'irritation du rameau du limaçon, et les cris, les voix confuses à l'irritation des deux rameaux du nerf acoustique?

Quoi qu'il en soit, l'interprétation maladive de ces sensations ne tarde pas à se faire jour; le bruit de cloche devient pour l'alcoolique un glas funèbre; les cris, les voix confuses, sont des injures, des menaces, des cris de détresse; peu à peu l'hallucination devient distincte, ce sont des reproches, des accusations, des plaintes nettement formulées, des gémissements, des prières d'un parent, d'un ami, des voix connues et des paroles bien articulées.

Pour la vision, les accidents se présentent de la même manière: la vue se trouble, s'obscurcit, les objets semblent entourés d'un nuage; il survient des étincelles, des flammes, des couleurs variées, des ombres, des objets tremblotants, des figures grimaçantes qui grossissent, diminuent, se rapprochent, s'éloignent; puis des incendies, des émeutes, des batailles. Dans quelques cas, le malade voit d'abord une tache sombre, noirâtre, à contours diffus, puis à limites distinctes avec des prolongements qui deviennent des jattes, une tête, pour former un animal, un rat, un chat, un homme. La malade D... Anastasie nous disait qu'elle voyait sur le mur des lignes entrecroisées, des toiles d'araignées; puis au milieu des mailles se montrait une boule noire, puis deux, trois, qui se renflaient, se déplaçaient, prenaient la forme de chats, de singes, qui se détachaient, sautaient sur son lit, s'enfuyaient, rentraient dans la muraille; elle apercevait ensuite des hommes, des femmes, qui la menaçaient, puis enfin la scène se complétait, elle assistait au massacre de son mari et de ses enfants.

Les perversions, les illusions, les hallucinations, sont moins nombreuses et moins variées pour les sens du goût et de l'odorat, mais néanmoins l'alcoolique n'échappe ni aux odeurs, ni aux saveurs à caractères désagréables. Il sent quelquefois des odeurs de soufre, de rat, de matières putréfiées; d'autres fois ses aliments sont aigres, ont un goût de terre, de chair gâtée, renferment de l'arsenic, du vitriol, etc.

La sensibilité générale avec ses différents modes d'anesthésie ou d'hyperesthésie fournit aussi son contingent de sensations pénibles, et fréquemment ses troubles s'associent à ceux des autres sens. C'est ainsi que certains alcooliques sentent et voient des animaux ramper entre chair et peau; ou bien ils sont entourés par des fils de fer qui les enlacent, les serrent, les oppressent; ils passent leur temps à dérouler ces cercles métalliques sans cesse renaissants; ou bien encore, ils aperçoivent une partie de leur corps rongé par les vers, ils les secouent, s'efforcent au milieu de la plus vive anxiété de les détacher et de les jeter à terre. Je n'insiste point pour vous dépeindre les angoisses de ces malheureux; chaque alcoolique, du reste, va se présenter à vous, avec ses tribulations, et vous pourrez aisément compléter l'énumération un peu rapide que je fais de ces symptômes.


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