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L'évolution de la pudeur - Partie 5

L'humanité nouvelle : revue internationale : science, lettres et arts

En 1899, par Havelock Ellis H.

Quand le Brésilien offrit à Karl von den Steinen des aliments que ce dernier mangea aussitôt, l'Indien pencha la tête pour cacher son trouble, et, qu'il rougit apparemment ou non, il avait certainement conscience de l'état d'émotion de son visage par le choc que recevait sa pudeur offensée et dont le signe le plus visible était sa rougeur.

Une remarque souvent faite est que les criminels ou les gens endurcis dans le vice rougissent moins facilement que les personnes normales. Cela tient sans doute à leur manière de vivre ou à une anomalie originelle.

L'importance de la rougeur et de la confusion émotionnelle qui la suit comme source de la pudeur est démontrée par le fait significatif qu'en endormant habilement la confusion émotionnelle, il est possible d'empêcher le sens de pudeur lui-même. En d'autres termes, il peut être dit que nous sommes ici en présence d'une peur, et dans une large mesure d'une crainte sexuelle impulsive, poussant à cacher l'organisme féminin, mais cette émotion disparaît naturellement, même quand la cause ostensible reste et qu'il est prouvé au sujet qu'il n'y a aucune cause pour avoir de la crainte.

C'est pourquoi, au moins dans une certaine mesure, il est vrai de dire que l'on est pudique parce qu'on rougit ou parce que l'on sent la possibilité de rougir, plutôt que de dire que l'on rougit parce qu'on est pudique. De la même manière, on peut expliquer l'influence curieuse de l'obscurité pour restreindre les manifestations de pudeur, ce que beaucoup d'amants ont reconnu et ce que nous pouvons aussi remarquer dans nos cités quand le soir est venu. Il est vrai que l'impudicité la nuit, dans une ville comme Londres, est facilement expliquée par la prévalence de la prostitution à ce moment. Les prostituées habituellement plus près du seuil de l'impudicité sont affectées d'une manière plus marquée par une influence à laquelle la plupart des femmes sont, dans une certaine mesure, susceptible. Cette influence de l'obscurité est aussi notée chez les hommes timides.

Naturellement, ce n'est pas comme un simple manteau pour une rougeur possible que l'obscurité donne courage, c'est parce qu'elle rend impossible la réalisation trop détaillée de soi-même qui est toujours une source de crainte dont la rougeur est le symbole défini et la gradation visible. Le mécanisme de la rougeur marche donc parallèlement au point de vue physiologique avec la crainte d'inspirer le dégoût dont j'ai parlé.

C'est à la rougeur aussi que nous devons attribuer une relation complémentaire très curieuse entre la figure et la région sacro-pubienne comme centre de pudeur anatomique. Les femmes de quelques tribus africaines qui vont nues, se couvrent la figure avec la main sous l'influence de la pudeur.

Parmi les peuples mahométans, la figure est le principal centre de la pudeur, l'exhibition du reste du corps, y compris la région sacro-pubienne, les jambes et les cuisses, devient une chose tout à fait indifférente. Parmi nous, en pratique gynécologicale, lorsque l'examen des organes sexuels est requis, les femmes trouvent fréquemment une satisfaction évidente à se cacher la figure avec les mains, quoiqu'il ne soit pas fait la moindre attention à cette partie du corps. Tous ces faits auxquels peuvent être ajoutées des preuves de pudeur données dans bien des cas par des prostituées, servent à démontrer que, bien que les formes de pudeur puissent changer, elle n'en est pas moins un élément radical de la nature humaine à tous ses degrés de civilisation, et on peut ajouter que le mécanisme de la rougeur a servi beaucoup à son maintien.

Finalement, il faut se demander encore si, somme toute, la pudeur devient un sentiment plus intense, plus prééminent au fur et à mesure que la civilisation avance. Je ne crois pas que cela soit. Ce serait une erreur de supposer qu'en devenant plus compliquée, la pudeur soit devenue plus intense, plus excessive. J'ai traité cette question plus haut. Je conclus qu'au contraire cette amplification est un signe de faiblesse. Parmi les sauvages, le sentiment de pudeur est bien plus radical, plus invincible que chez les civilisés.

Le voyageur Trentler a remarqué que les femmes Araucaniennes du Chili sont plus pudiques que les chrétiennes de la population blanche, et de semblables observations peuvent être indéfiniment continuées. Il est à remarquer que les civilisations nouvelles, de fraîche date, anxieuses de marquer leur séparation d'avec le barbarisme dont elles viennent à peine d'échapper, semblent éprouver une anxiété extravagante, fantastique, à exagérer les limites de la pudeur dans la vie ordinaire, dans l'art, dans la littérature, etc. Dans les vieilles civilisations, dans celles arrivées à maturité, dans l'antiquité classique, dans le vieux Japon, en France, la pudeur bien qu'ayant encore une très réelle influence, devient beaucoup moins prédominante, finissant par n'avoir qu'une influence très relative. Dans la vie, elle est subordonnée aux besoins et à l'usage humain, dans l'art, à la beauté, en littérature à l'expression. Il est à noter que la pudeur a de plus fortes racines parmi les classes inférieures que parmi les cultivées. C'est un fait très curieux à observer que l'influence de l'occupation, du gagne-pain, engageant à plus de familiarité, à plus de sans-gêne, n'a pas toujours pour résultat une tendance à moins de pudeur. On signale le fait qu'une danseuse, une figurante de ballet, trouvait qu'il était impudique de se baigner au bord de la mer ainsi qu'il est de mode de le faire, mais elle apparaissait chaque soir sur le théâtre en maillot collant, laissant voir la forme de ses cuisses et de son corps, et ce comme une chose toute naturelle.

La pudeur est en partie du respect de soi-même; mais chez l'être humain entièrement développé, le respect de soi-même tient en échec tout excès de pudeur.

Nous devons nous rappeler, en outre, qu'avec le développement de la civilisation il y a plus de bonnes raisons que précédemment pour cette subordination. Nous avons vu que les facteurs de pudeur sont nombreux, mais que la plupart d'entre eux nous font un appel peu urgent, sauf pour les races sauvages ou les peuples qui se trouvent encore dans des conditions barbares.

Le dégoût, ainsi que Richet l'a démontré très clairement, décroît nécessairement au fur et à mesure que les connaissances augmentent; comme nous comprenons et analysons mieux nos fonctions, nos besoins, de même ils nous causent moins de dégoût.

Un œuf pourri nous répugne, mais le chimiste ne ressent aucun dégoût pour l'hydrogène sulfuré; de même une solution de propylamine ne produit pas sur nous l'impression répugnante de la malpropreté humaine dont elle a cependant l'odeur caractéristique.

Comme le dégoût s'analyse et que le respect de soi-même tend à accroître la pureté physique, il en résulte que le facteur de dégoût ou pudeur est amené à un minimum. En outre le facteur cérémonial qui joue un rôle si important en ce qui concerne la modestie chez les peuples arrivés à un certain degré de culture, est aujourd'hui sans influence chez les peuples civilisés excepté, cependant, là où il survit dans l'étiquette.

Dans le même ordre d'idées le facteur d'économie sociale de la pudeur appartient à un degré de développement humain qui est entièrement étranger à une civilisation avancée. Même le geste de refus sexuel, qui est la plus primitive de toutes les impulsions est normalement impératif seulement parmi les animaux et les sauvages. On peut donc dire que la civilisation tend à subordonner, sinon à mettre à un minimum d'importance, la pudeur que nous considérons comme une grâce, une gentillesse, un attrait, plutôt qu'une loi fondamentale et sociale de la vie.

Mais comme la pudeur reste toujours une expression gracieuse, quelles que soient les délicates variations qu'elle puisse assumer, on peut à peine se faire une idée de sa disparition.


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