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L'évolution de la pudeur - Partie 2

L'humanité nouvelle : revue internationale : science, lettres et arts

En 1899, par Havelock Ellis H.

On ne peut pas douter qu'un des caractères sociaux le plus ancien, le plus universel de l'homme, soit une aptitude à ressentir du dégoût, fondée bien certainement sur une aptitude animale pour le dégoût, plus primitive encore. Dans presque toutes les races, même les plus sauvages, on paraît trouver des traces distinctes de cette aptitude pour le dégoût en présence de certaines actions des autres, c'est une émotion qui se reflète naturellement dans les propres actions de l'individu et sert de guide pour la conduite sociale.

Les objets de dégoût varient à l'infini, en raison des circonstances et des habitudes des différentes races, mais la réaction de dégoût est fondamentale partout.

La meilleure étude du phénomène de dégoût que je connaisse, est, sans aucun doute, celle du professeur Richet. Sa conclusion est que c'est le dangereux et l'inutile qui évoquent le dégoût. Les excrétions digestives et les sécrétions sexuelles étant, suivant les idées primitives très répandues, ou inutiles ou hautement dangereuses, la région génito-anale devient un foyer central de dégoût. C'est pour cette raison, sans doute, que les hommes sauvages montrent de la pudeur, non seulement envers les femmes, mais encore envers ceux de leur propre sexe et qu'un grand nombre d'entre eux, mêmes des races les plus inférieures, prennent de grandes précautions pour pouvoir satisfaire, en cachette, dans un endroit éloigné, les besoins et fonctions naturelles.

Il a été dit maintes fois que l'habillement a plutôt pour objectif d'accentuer que de cacher. C'est une vérité, ainsi que je le prouverai plus tard, mais cette assertion n'est pas suffisante, elle doit être complétée.

A l'époque classique, c'était la froide et chaste Diane que l'on représentait vêtue, et non pas Vénus, l'idée de chasteté entraînait le port de vêtements; conséquemment, il semble difficile de ne pas admettre qu'il y ait un sentiment impulsif poussant à cacher les parties génito-anales. A ce qui précède, on peut ajouter la remarque faite de l’invincible répugnance qu'éprouvent les sauvages, à retirer la ceinture ou le tablier qui les couvre, et on pourrait conclure qu'il est peu admissible que, comme l'ont dit certains auteurs, le vêtement soit un leurre sexuel destiné à attirer l'attention.

A ce sujet, il me semble instructif de considérer une forme spéciale de pudeur très caractéristique parmi les sauvages de certaines parties du monde. Je veux parler du sentiment d'impudicité qu'ils éprouvent à manger en public. L'homme modeste se retire en un lieu écarté pour manger.

L'indécence, dit Cook, était tout à fait inconnue parmi les Tahitiens, mais ils ne voulaient pas manger ensemble, même les frères et sœurs avaient leur paniers à provision séparés, et s'asseyaient généralement à quelques mètres les uns des autres, se tournant le dos pour manger.

D'après Cameron, les Warrud de l'Afrique Centrale, quand on leur offrait à boire, mettaient un linge devant leur figure pendant qu'ils buvaient ce qui leur avait été offert, et ne voulaient permettre à personne de les voir manger ou boire, de sorte que chaque homme ou femme devait avoir son propre foyer et cuire pour lui-même.

Karl von den Steinen remarque dans son intéressant livre sur le Brésil que, quoique les Bakairi de la partie centrale de ce pays n'aient aucun sentiment de pudeur au sujet de la nudité, ils ont cependant honte de manger en public; ils se cachent pour manger, et baissèrent la tête timidement, pleins de confusion, quand ils le virent manger en public.

Krolf Vanghan Stevens fit la remarque que, quand il donnait à une femme malaise (orang-lut) quelque chose à manger, non seulement elle ne voulait pas y toucher si son mari était présent, mais même lorsqu'un autre homme était près, elle sortait pour le manger ou le donnait à ses enfants. De ce qui précède, on peut conclure que, parmi ces peuples, l'acte de manger en public produit le même sentiment que parmi nous l'acte de défécation.

Il est facile de comprendre comment ce sentiment a pris naissance. Toutes les fois que dans une contrée il y a manque de subsistance, comme cela arrive assez souvent parmi les sauvages, il est compréhensible qu'une émotion profonde de colère et de dégoût doit nécessairement se produire à la vue d'une autre personne mettant dans son estomac ce qu'on aurait aussi bien pu mettre dans le sien.

Le secret spécial que les femmes de ces contrées observent pour manger est dû probablement au fait qu'elles sont moins capables de résister aux émotions que l'acte de manger est susceptible de provoquer.

Quand le sentiment social se développe, un homme désire non seulement manger en sécurité, mais aussi éviter d'être un objet de dégoût, et finalement éviter à ses amis toute émotion déplaisante.

En conséquence, manger en privé est devenu une exigence réclamée par la décence. Dans ces contrées, un homme qui mange en public devient semblable à l'homme qui, dans nos cités, satisferait ses besoins naturels publiquement, c'est-à-dire un objet de dégoût et de mépris.

Il y a longtemps, alors que j'étais étudiant en médecine, attaché à un hôpital, et que j'allais dans les bouges de Londres pour pratiquer les accouchements, j'ai eu l'occasion d'observer que parmi les femmes de la classe pauvre, et plus particulièrement parmi celles qui avaient perdu leur première fleur de jeunesse, la pudeur consistait principalement dans la crainte d'être un objet de dégoût. Il y avait toujours, dans leur figure, une expression d'anxiété pathétique qui exprimait la peine et la crainte de lire du dégoût de leur personne dans les yeux du docteur. Cette anxiété s'exprimait suivant les symptômes ordinaires de la pudeur; mais, aussitôt que la femme avait acquis la certitude que je ne trouvais rien de dégoûtant dans l'accomplissement des soins nécessaires à donner, dans les circonstances où elle se trouvait, alors il arrivait invariablement que tout signe de pudeur disparaissait aussitôt. J'ai donc pu acquérir la conviction qu'en ce qui concerne l'accouchement, l'exposition et l'attouchement de leur organe génital, la pudeur chez la femme est réduite à la crainte de causer du dégoût, et quand elle a été assurée du contraire, l'émotion n'existe pas et le sujet devient sans effort, aussi naturel, aussi innocemment impudique qu'un petit enfant.

Un de mes amis, étudiant en médecine comme moi, qui accomplissait à cette époque le même devoir, fit la semblable observation et me faisait remarquer avec tristesse que cette confusion entre la crainte d'inspirer du dégoût et l'émotion de pudeur qu'il aurait désiré voir, car il avait conservé ce préjugé, était, selon lui, une dérogation à la qualité de femme et il était désolé de devoir reconnaître que ce qu'il avait jusqu'alors considéré comme la suprême grâce féminine, n'était au fait qu'un sentiment absolument superficiel qui pouvait se limiter à volonté.

Je pensais alors, comme je le pense encore, qu'il n'y a rien de dégradant dans la manière dont nos patientes acceptaient nos soins et se soumettaient à l'inévitable opération, sachant que nous avions fait l'étude de la science des accouchements et que nous n'éprouvions aucun dégoût. Je suis donc convaincu plus que jamais que la crainte de causer du dégoût, crainte bien distincte de celle de laisser perdre une illusion sexuelle, ou de contrevenir à une règle de l'étiquette sociale, joue un rôle beaucoup plus important dans la pudeur du sexe féminin et en pudeur généralement.

Nos Vénus, nos Lucrèces l'ont depuis longtemps remarqué et sont soigneuses de cacher à leurs amants the vitae postscenia et ce sort absurde, déplorable, qui place si près l'un de l'autre le suprême foyer d'attraction physique et celui de répugnance. Le soin qu'elles prennent de cacher cette erreur de la nature, a beaucoup contribué à la combinaison de ces coquetteries si subtiles employées par le beau sexe pendant la période qui précède le mariage, alors que le sexe fort lui fait ce qu'il appelle « la cour ».

Quel que soit le motif qui stimule la confiance en soi-même et calme la crainte d'inspirer du dégoût, que ce soit la présence de la personne aimée en la bonne opinion duquel toute confiance est donnée, ou simplement l'influence narcotique d'un léger degré d'intoxication, toujours s'évanouit l'émotion de pudeur.

Avec le facteur animal du refus sexuel comme il est dit précédemment, cette crainte (expression d'un sentiment social) d'inspirer le dégoût, me semble l'élément le plus fondamental de la pudeur. Il est conséquemment impossible de discuter le fait que la région sacro-pubienne du corps est le centre principal dont on fait mystère, non seulement parce qu'il est le centre sexuel mais plutôt parce qu'il est le centre d'excrétion, et prouve surabondamment toute l'importance de l'argument que nous avons fourni, et démontre à quoi il faut attribuer l'émotion de pudeur.

Parmi beaucoup de mammifères, même inférieurs, aussi bien que parmi les oiseaux et les insectes, il existe une horreur bien marquée pour leurs excréments. Beaucoup d'animaux dépensent plus de temps et d'énergie aux devoirs de la propreté que la plupart des êtres humains; ils montrent une anxiété réelle à cacher leurs excréments ou à s'en éloigner. La conséquence de cette remarque est que cet élément de la pudeur peut aussi être rapporté à une origine animale.

C'est sur cette base, qui a incontestablement une origine animale, que l'humaine et sociale crainte d'inspirer le dégoût s'est développée. La grande extension qu'elle a prise est due au sentiment puissant attaché à la présence constante de vêtements sur cette partie du corps. Le vêtement et l'ornement sont complètement déplacés s'ils n'ont pour but que d'attirer l'attention, exalter le désir du sexe opposé et servir comme une sorte de peinture de guerre sexuelle. Mais leur présence s'explique par la répugnance que plusieurs peuples sauvages, même des races inférieures, éprouvent pour satisfaire en public les besoins naturels, d'où l'idée de cacher les organes à ce destinés.


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