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Dysthénies périodiques et psychose maniaque-dépressive - Partie 2

Revue des sciences psychologiques. Psychologie, psychiatrie, psychologie sociale, méthodologie...

En 1913, par Tastevin J.


II. La conception de la psychose maniaque-dépressive.

Les psychoses périodiques sont formées d'accès de dépression et d'excitation. Les premiers sont des diminutions, les seconds des augmentations de l'activité vitale. L'activité vitale comprend: l'activité musculaire, l'activité idéative, l'activité organique. Cette dernière « qui préside au métabolisme cellulaire et assure la vie végétative » donne lieu à la cénesthésie et la cénesthésie exprime l'état émotionnel.

Ainsi un accès de dépression des psychoses périodiques comprendrait une diminution de l'activité musculaire, une diminution de l'activité intellectuelle, une diminution de l'activité organique et cette dernière diminution se traduirait par du chagrin.

Mais ces trois activités, indépendantes dans une certaine mesure, pourraient ne pas être altérées à la fois. L'activité organique, par exemple, pourrait ne pas être atteinte; alors il n'y aurait pas de chagrin dans l'accès, mais seulement une diminution de l'activité musculaire et idéative et l'on aurait des cas tels que ceux que j'ai publiés. Dans d'autres, l'activité vitale toute entière serait troublée, il y aurait du chagrin et tel serait l'exemple apporté par M. Courbon et discuté plus loin.

La conception qui vient d'être exposée est purement théorique et ne pourrait être tirée des faits. Elle repose entièrement sur les deux hypothèses suivantes que l'observation contredit:

La cénesthésie serait produite par l'activité organique. Le mot cénesthésie est, à l'heure actuelle, très employé en psychiatrie. Il a des acceptions nombreuses autant que vagues. Tout auteur qui l'emploie devrait donc dire quel sens il lui donne. M. Courbon nous dit que certains auteurs lui attribuent le sens de sensations viscérales, il eût été très utile qu'il nous dît aussi quelle acception il lui donnait lui-même.

Dans sa signification la plus logique et la plus ancienne le mot cénesthésie désigne l'ensemble des sensations faibles mais innombrables qui, localisées aux multiples parties de notre corps, nous donnent a tout instant le sentiment de son existence. Quelle est dans cet ensemble la part contributive de chaque organe? Il serait bien difficile de la déterminer exactement. Mais du moins il est certain que les muscles y jouent un rôle important; on peut s'en rendre compte par l'état d'abattement (asthénie) où l'on éprouve un sentiment de lourdeur corporelle et par l'état de joie que caractérise un sentiment de légèreté. Mais les reins, le foie, le pancréas, le tube digestif, quel rôle jouent-ils dans la cénesthésie?

Si, les yeux fermés, nous pensons à une partie quelconque de notre corps, les excitations sensitives qui, à tout instant en parlent, deviennent aussitôt conscientes et nous sentons cette partie de nous-même. Ainsi nous sentons notre bras étendu, nos jambes croisées l'une sur l'autre; mais pensons au lieu où est notre foie, ensuite pensons au côté opposé et comparons les deux impressions: nous ne découvrons aucune différence. Le foie est pourtant un organe énorme; il est vraisemblable que s'il intervenait notablement dans la cénesthésie, nous nous apercevrions d'une dissymétrie dans le sentiment que nous avons des parties droite et gauche de notre abdomen. Rien, dans l'observation directe, n'autorise donc a faire jouer un rôle au foie dans le sentiment du corps; on peut en dire autant des reins, du pancréas, de la rate.

Dans ces conditions comment admettre que les variations dans l'activité fonctionnelle des viscères se traduisent par des variations de la cénesthésie? Cette hypothèse s'écroule dès qu'on la confronte avec quelques faits. Nous savons que l'activité fonctionnelle des organes varie aux diverses heures de la journée, or nous ne découvrons pas dans le sentiment de notre corps des variations pouvant y être rapportées. Les reins pourraient se prêter à une vérification puisqu'on peut contrôler l'intensité de leur fonctionnement par la production de l'urine. Or on ne constate pas de changement du sentiment corporel au niveau des reins, pendant que l'excrétion rénale est même très augmentée.

Mais nous disposons d'autres faits encore pour éclaircir ces points. Il est a peu près certain que dans l'hypersthénie sans cause intellectuelle (excitation maniaque) et dans l'hypersthénie de cause intellectuelle (joie émotion) la suractivité que l'on observe si aisément dans les domaines musculaire et idéalif s'étend a tous les organes. La nutrition des tissus est très probablement plus active, les sécrétions glandulaires plus abondantes, l'activité respiratoire et l'énergie cardiaque plus intenses. Or que devient le sentiment du corps: le corps est plus léger et d'un sentiment agréable ou même neutre. Que l'on analyse ces sentiments comme je l'ai fait, on sera conduit à les rapporter à l'activité musculaire; rien ne permettra de les rattacher même partiellement à l'activité augmentée des autres organes.

De la joie passons à l'abattement. Nous ferons des constatations du même ordre et plus précises encore. Nous observerons la diminution des activités musculaire et idéative, le ralentissement et la faiblesse cardiaques. Très probablement la plupart des organes ont leur activité ralentie. Or que devient la cénesthésie? Le corps est lourd, comme il était léger dans la joie, et il n'est que lourd. Il est pénible, il est vrai, mais parce que ce sentiment de poids est pénible et nous en avons la preuve dans ce fait que cette impression disparaît par le repos, le corps étendu. « Je ne suis bien que dans mon lit », disent tous les asthéniques. Bien mieux, couchés, ils ne peuvent juger de leur degré d'asthénie, le sentiment de leur corps ne peut les renseigner, il faut qu'ils se lèvent ou qu'ils exécutent des mouvements pour apprécier le degré de leurs forces.

Ainsi les variations de l'activité des organes ne retentissent pas sensiblement sur le sentiment du corps. D'autre part toute subordination inverse doit être écartée: les exemples abondent de changements profonds dans la cénesthésie, qui ne peuvent être mis sur le compte de troubles dans les organes. Les malades ayant le sentiment qu'ils n'ont plus de poumons, plus de foie, etc., que leur corps est en bois, en cire, etc.; ou qu'une partie de leur corps est morte, devraient bien présenter au moins quelques troubles pulmonaires, hépatiques, etc., s'il existait une subordination étroite entre la cénesthésie et l'activité des organes. Or jusqu'ici ces troubles n'ont pas été constatés. Dans le même ordre d'idées on peut citer les altérations cénesthésiques des tabétiques, la conservation de la cénesthésie des membres chez les amputés, etc.

Ainsi les faits ne s'accordent pas avec l'hypothèse que le sentiment du corps est déterminé par l'activité organique « qui préside au métabolisme cellulaire et assure la vie végétative ». Et nous voyons que, contrairement à l'exposé de M. Courbon, l'activité musculaire fournit des éléments de première importance à la cénesthésie.

Les émotions seraient les variations de la cénesthésie et dépendraient de l'activité organique. Ici nous pouvons être brefs. Si les variations dans l'activité des viscères ne se traduisent par rien de sensible, elles ne peuvent donner lieu aux émotions. L'idée que se font des émotions les adeptes de la psychose maniaque-dépressive est d'une simplicité vraiment grande. Si l'on s'en rapportait à certains textes, il y aurait deux émotions: l'émotion pénible ou hypothymie et l'émotion agréable ou hyperthymie. L'émotion pénible serait produite par une diminution dans l'activité organique, l'émotion agréable par une augmentation.

Mais que seraient alors le chagrin, la tristesse, l'énervement, l'inquiétude, l'anxiété, la peur, la frayeur? Ces mots expriment pourtant des choses réelles, puisque nous les appliquons journellement à des états psychologiques que nous savons distinguer.

Du reste l'analyse appliquée à ces émotions ne tarde pas à découvrir leurs caractères affectifs. Elle constate des douleurs localisées en des points limités de la périphérie corporelle et produites par des spasmes de muscles lisses. Ces spasmes sont sentis au lieu de leur production.

Quant à la joie, sa physionomie est un peu spéciale: on a vu que ses éléments affectifs ne sont pas localisés en quelques points limités du corps, mais disséminés partout où il y a des muscles et qu'ils sont très probablement dus à la surabondance de l'influx nerveux entraînant un sentiment de légèreté.

Ainsi l'activité organique, si bas qu'on l'abaisse, n'engendrera pas d'émotion pénible; et si l'on admettait que dans les psychoses périodiques le chagrin put constituer certains accès dépressifs ou s'ajouter à l'asthénie dans certains autres, il faudrait que l'on admit que, dans ces affections, tantôt la manie alterne avec l'état opposé ou asthénie, tantôt avec un troisième état n'ayant pas de rapport avec elle, avec un état constitué par une émotion afflictive, ce qui a priori serait peu vraisemblable.

D'autre part, puisque les faits montrent qu'au moins dans la plupart des cas, c'est bien l'asthénie qui alterne avec la manie, on est en droit d'exiger de toute observation prétendant être une exception a cette règle générale et rationnelle, une précision et une netteté dans les faits observés, une sûreté dans les moyens d'observation, telles qu'aucun doute ne puisse être élevé sur sa valeur démonstrative. L'observation que M. Courbon oppose à la conception dysthénique remplit-elle ces conditions?


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