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L'éducation du sens esthétique chez le petit enfant - Partie 5

Revue philosophique de la France et de l'étranger

En 1879, par Perez B.

Une dernière remarque, à propos des jeux enfantins qui se traduisent par la plaisanterie. Il faut s'attacher à leur laisser leur caractère primitif d'innocente espièglerie. La moquerie défaut odieux, touche de bien près à la plaisanterie, qualité charmante. Je crois qu'en général ce défaut, même en ce qu'il a d'héréditaire, ne se montre pas dans les enfants âgés de moins trois ans, si les exemples et les encouragements ne l'ont pas développé chez eux. Le sentiment du ridicule parait inconnu à cet âge. Il ne faudrait pas croire que les enfants, qui sont de bonne heure enclins à saisir et à imiter les défauts physiques des personnes, les apprécient et les imitent comme des défauts. Ils sont souvent étonnés des aspects et des conformations bizarres: ils en demandent le pourquoi.

Un enfant de quatre ans, ayant un jour vu passer dans la rue un monsieur très voûté, et un autre jour, un vieillard très petit, demandait, après les avoir très attentivement observés, comment cela avait pu se faire. Son frère, âgé de deux ans et demi, faisait des remarques du même genre: « Pourquoi il marche comme ça, ce monsieur, maman? » Mais nulle perception du grotesque comme grotesque, ni chez l'un ni chez l'autre.

Un enfant de trois ans, ayant passé trois semaines chez des parents, revint avec ce défaut de la moquerie. Ayant vu quelquefois dans ses promenades un petit vieux bossu, il se mit à l'imiter, marchant, courbé en deux, à petits pas pressés, devant des bonnes qui le laissaient faire et riaient même de ce jeu, pour elles sans importance. La famille, à son tour, n'y vit que matière à s'égayer. Dès ce moment, un des grands plaisirs de l'enfant, plaisir d'ailleurs très fatigant, fut de faire le petit vieux. Nombre de parents sont d'autant plus portés à favoriser cette vilaine caricature des défauts choquants, qu'ils y voient ordinairement la marque d'un naturel vif et d'un esprit observateur. Il suffit de rappeler que c'est là, dans tous les cas, l'un des pires emplois de l'esprit. La raillerie chez l'homme fait, la moquerie chez l'enfant, ne sont rien moins qu'aimables. « Diseur de bons mots, mauvais caractère; » ou peut étendre l'aphorisme de La Bruyère à la moquerie enfantine. On peut lire aussi avec profit les conseils de Fénelon relativement à cette habitude qu'on laisse prendre aux enfants « de contrefaire les gens ridicules ». « Ces manières moqueuses et comédiennes, dit-il, ont quelque chose de bas et de contraire aux sentiments honnêtes. » Ainsi, beaucoup de gaieté, assez de plaisanterie, point de moquerie, voilà la règle applicable à ce cas.

Aussi bien cette tendance invincible à tout imiter, à tout dramatiser, pour se réjouir, peut être utilement dérivée à des imitations tout à la fois inoffensives et instructives. Avant l'âge de quinze mois, la plupart des enfants contrefont très drôlement la voix, le chant, les cris d'un certain nombre d'animaux, le mmmou des vaches, le oua-oua du chien, le mi-mi ou le miaou du chat, le hi-ha de l'âne, le coua-coua-coua du canard, le kou-kou kou-kou de la poule, le pi-pi-pi-pi de l'oiseau, le pâ-pâ du paon, etc. C'est là un emploi très anodin de leur faculté d'imitation comique, et qui a surtout l'avantage de développer leurs organes vocaux, et de les porter à observer les cris et en même temps les formes et les allures des animaux à imiter. Il sera, du reste, très facile de modérer chez eux cette tendance à contrefaire les animaux, pour peu qu'elle dégénère plus tard en habitude grossière et inconvenante.

Sens du merveilleux. — Les enfants, comme les sauvages, pensent en images et mesurent la vérité, la réalité des choses, à la vivacité des images qui les traduisent. Ils croient tout ce qu'on leur raconte, parce qu'ils le voient, et tout ce qu'ils ont vu, ils le racontent ou l'entendent raconter avec le plus grand intérêt. C'est pourquoi serait-il plus facile et plus profitable pour eux qu'on les exerçât aux récits dramatisés de leurs propres actions qu'à des fictions, la plupart du temps absurdes. Grâce à leur imagination scénique, qui remet sous leurs yeux les tableaux de la vie réelle et réveille dans leurs cœurs les sentiments qui s'y rattachèrent, ils ont de fréquents retours sur eux-mêmes, qui peuvent influer directement sur leur bonheur, sur leur santé morale, et, par suite, sur leur santé physique. J'ai vu une petite fille de deux ans et demi raconter avec un sérieux de grande personne, une tristesse persuasive et des larmes dans la voix, les actes de brutalité auxquels son père se livrait de temps en temps envers sa mère. « Méchant papa, disait-elle, très méchant! Il fait toujours comme ça à petite mère; il la bouscule, et je pleure. Il est très méchant! » Un enfant de trois ans et demi aperçoit des pins en passant devant un parc. « Les jolis pins! s'écrie-t-il. Il y en avait comme ça à Arcachon, sur le bord de la mer. Je suis allé l'année dernière à Arcachon, avec papa et maman. C'est un bien beau souvenir pour moi. Je me suis bien amusé, et l'on ne m'a pas beaucoup grondé! » Les plaisirs et les peines du passé récent, et quelquefois du passé éloigné, revivent dans l'enfant. C'est là un fond tout prêt, pour l'intérêt, l'instruction et la moralisation. Son jugement se forme par les réflexions tristes ou gaies, dont il accompagne les récits qu'il en fait. Telle personne lui a plu ou déplu, et pour tel motif; telle chose était belle ou laide, en ceci ou en cela; tel acte, fait par lui ou devant lui, a mérité telle ou telle qualification morale. Puisque les historiettes les plus incroyables deviennent si aisément comme une partie de sa vie passée, je voudrais que ses héros et ses héroïnes familiers fussent des personnages réels, lui et les autres, et par les autres j'entends les personnes, les animaux, les plantes, les objets avec lesquels il s'est trouvé en rapport.

Je suis donc, contre Fénelon et Mme Necker de Saussure, de l'avis de Rousseau, qui bannit de l'éducation enfantine toute fiction, fût-elle jolie, fût-elle morale, les contes de Perrault comme les fables de La Fontaine. Il faut régler, en le satisfaisant, cet appétit du merveilleux, qui, si l'on n'y prend garde, devient insatiable chez l'enfant et lui fait perdre de vue la réalité, la réalité qui doit l'intéresser autant que la fiction. Pourquoi réjouir, et surtout attrister cette crédule innocence avec de plates chimères? Pourquoi lui enseigner des choses qu'il lui faudra plus tard désapprendre? On avait ainsi longtemps charmé, en le trompant, l'imagination d'un enfant aussi intelligent qu'impressionnable. Sa mère le voyant redemander continuellement les plus jolies histoires, celles qui le faisaient fondre en larmes, eut un jour pitié de sa naïveté, et, pour le consoler, lui dit d'un air très sérieux que ces histoires n'étaient pas vraies, que tout cela n'était pas arrivé. — Pourquoi donc me disais-tu que c'était vrai? repartit l'enfant très désappointé. A partir de ce moment, il ne voulut plus de ces histoires-là mais il en demandait d'autres, « comme celles que raconte papa, qui sont toujours bien vraies. » Un grain de scepticisme germa prématurément dans cette petite tête, et ce ne fut pas au profit de son bonheur. Un peu plus tard, quand il eut près de cinq ans, sa mère, après avoir pris conseil de personnes sensées, se décida à commencer son instruction littéraire (car il y a un âge pour commencer l'instruction!) par des récits tirés de l'histoire sainte. Elle eut beau assurer à l'enfant que c'était la vérité même, il ne s'y intéressa aucunement. La naissance d'Ève, tirée d'une côte, provoqua, à la première audition, un franc éclat de rire. « Oh! oh! oh! oh! Mais ce n'est pas possible, ça! C'est des bêtises! » Ce n'est pas ma faute, si le mot est textuel. Mais ce mot, d'une crudité si franche, n'est-il pas, dans la bouche d'un petit enfant, l'arrêt sans appel d'un système d'éducation fondé sur les contes? Ceux qui veulent que leurs enfants croient à la Bible ne doivent pas commencer par les avertir que les contes du Petit-Poucet et du Chaperon-Rouge ne sont pas articles de foi. Herbert Spencer a dit de l'enfant et du sauvage: « Il croit tout ce qu'on lui raconte, quelque absurde que ce soit; toute explication, si inepte qu'elle soit, il l'accepte comme satisfaisante. Faute de connaissance généralisée, rien ne parait impossible; la critique et le scepticisme font défaut. » Je suis convaincu que cet aphorisme n'est que relativement vrai. Je pourrais citer encore grand nombre d'exceptions qui le contredisent. Je me bornerai à deux. Une petite fille, âgée de trois ans, à qui l'on racontait, suivant le conseil de Fénelon, des historiettes bibliques, fit cette réflexion: « Ecoute, papa, puisque le bon Dieu voulait qu'Adam et Ève fussent heureux, s'ils ne désobéissaient pas, pourquoi avait-il mis des pommes dans le Paradis? Dis, papa, pourquoi il ne les avait pas faits heureux pour toujours? » Un enfant, âgé de trois ans et demi, dit, à propos du sacrifice d'Abraham: « Mais pourquoi il était si méchant le bon Dieu, dis? Et pourquoi il voulait qu'on tue Isaac? » Avait-on dit à ces enfants que tous les contes ne sont pas vrais, ou bien leur petit jugement se refusait-il à la foi pure et simple, à la foi combattue par l'évidence et le sens commun, au credo quia absurdum? J'estime que leur incrédulité venait de cette double source.


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