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L'éducation du sens esthétique chez le petit enfant - Partie 3

Revue philosophique de la France et de l'étranger

En 1879, par Perez B.

C'est une erreur grave, dit un savant plein de compétence en cette matière, d'accepter comme irrémédiable le fait « que certaines personnes n'ont pas d'oreille ». Ce n'est jamais l'oreille, si l'on n'est pas sourd, c'est l'exercice qui manque. Chez les enfants, cet exercice n'est jamais long. Chez les adultes, les organes sont moins souples, mais néanmoins on arrive au but. C'est ainsi qu'il est plus difficile d'apprendre à lire à l'âge adulte que dans les premières années de l'enfance; mais, de même qu'on réussit à apprendre à lire à tout âge, on peut réussir également à apprendre à chanter; dans ce cas, on peut se dire que, quand on est arrivé à bien prendre l'unisson, on a fait la moitié du chemin. Ceux qui prétendent « n'avoir pas d'oreille » sont simplement ceux qui n'ont pas fait cette première moitié du chemin, ceux qui n'ont pas eu cette première éducation, presque toujours instinctive, et pour laquelle il n'y a pas d'enseignement technique. Quand vous commencez à faire chanter des enfants, vous en entendez toujours dans la masse, qui timidement suivent les autres, mais en chantant d'autres sons, essayant de monter et de descendre, arrivant souvent à chanter à peu près l'air, mais une quarte ou une quinte plus bas. Laissez les faire, cela ne durera pas, et, au-bout de quelque temps, avec de la bonne volonté et de l'attention, alors surtout qu'on prend les enfants en particulier et qu'on les encourage, au lieu de s'en moquer, ils se corrigent peu à peu, et on est tout surpris, un beau jour, de voir que leur voix ne jure plus avec celle de leurs camarades. Ils ont fini par acquérir la faculté de chanter à l'unisson, c'est-à-dire de reproduire exactement les sons qu'ils entendent.

Ce sont là d'excellentes observations, qu'on peut appliquer à l'éducation musicale du petit enfant. Formons au moins l'oreille du nourrisson, s'il est vrai que la voix ne s'acquiert pas. C'est encore ici une opinion bien accréditée, mais, je le crains, étayée sur des faits exceptionnels bien plus que sur des faits régulièrement observés.

Les cas cités sont le plus souvent ceux d'adultes ou d'enfants déjà grands. Je me suis moi-même souvent laissé prendre à des observations de ce genre. J'ai vu que la voix reste fausse chez des personnes qui paraissent avoir de l'oreille. J'ai, entre autres, entendu une voix de ténor admirable, qui chantait faux c'était un élève du Conservatoire, qui certainement n'avait pas d'oreille. Ici, l'oreille fausse faisait la voix fausse. L'essentiel est d'avoir l'oreille juste, et, je le répète, la première éducation y aide beaucoup. Il y a aussi dans la voix parlée un timbre juste ou faux, une harmonie des sons avec les pensées et les sentiments, une musique de l'âme, qui est l'un des grands secrets de l'éloquence. Or tous les maîtres de l'art oratoire ont cru que l'exercice et l'éducation pouvaient à cet égard rectifier les vices de nature. Quintilien, qui en était bien convaincu, s'est pourtant contenté d'exiger d'une nourrice qu'elle ait les mœurs et le langage purs, sans demander qu'elle ait aussi la voix juste. C'est là une condition que je réclamerais, quoique bien souvent difficile à réaliser. Tout au moins je défendrais à une nourrice notoirement infirme sous ce rapport de chanter auprès d'un berceau. Je conseillerais aussi aux parents ayant du goût pour la musique, mais le sens musical incomplet, en un mot, la voix et peut-être l'oreille fausses, de jouer plutôt que de chanter aux oreilles de leurs nourrissons. On peut, avec une oreille fausse, jouer passablement du piano.

Certains pédagogues sont d'avis qu'on pourrait amener progressivement les organisations les moins bien douées à percevoir les sons justes et à saisir le timbre musical, en les excitant à écouter des sons à intervalles tantôt moins, tantôt plus rapprochés, et cela avec des instruments destinés à exercer le sens de l'ouïe et à augmenter sa sensibilité. Je crois à la puissance de cette éducation commencée dès le berceau. Mais quel instrument remplacera jamais cet instrument tout formé par la nature, la voix humaine? La voix douce et agréable d'une mère ou d'une nourrice, celle d'un frère, d'une sœur, ou d'un jeune camarade, si elles sont justes, vaudront toujours mieux, à titre d'excitation et d'exemple, que les instruments les plus délicats que nous puissions rêver dans notre siècle d'inventions phonomimiques. Ces sortes d'instruments ne remplaceront avantageusement que les nourrices radicalement dénuées d'oreille et de voix.

Je passe à une question aussi importante que celle de l'oreille à former, celle du cœur à former par l'oreille. Ce qu'on chante à l'enfant n'est pas indifférent à son éducation esthétique et morale. On aurait tort de lui jouer ou de lui chanter les premiers airs venus, sous prétexte que son oreille paraît toujours satisfaite par du bruit. Le sens musical de l'enfant réclame une accommodation particulière de notre goût au sien. Des airs simples, doux, aimables, voilà ce qu'il lui faut; et surtout des airs qui ne dépassent pas la moyenne portée de la voix dans les cinq premières années. Ces qualités essentielles se trouvent dans un petit nombre des naïves, mais pas assez naïves chansons, qui ont égayé et endormi nos ancêtres enfants. On pourra trouver mieux encore. J'avoue que les paroles dont ces airs sont l'accompagnement sont loin de répondre aux nécessités de l'éducation première. Elles sont, la plupart du temps, d'une ineptie plus que puérile. Il y a un assez grave danger à rebattre les oreilles du nourrisson de chansons dépourvues de sens, ou d'un sens inintelligible pour lui. Les airs qu'on lui apprend, et dont il comprendra et retiendra bientôt les paroles, devraient signifier quelque chose de vraiment et de gracieusement enfantin. L'éducation des mères et des nourrices est ici toute à refaire. Je ne connais pas, du reste, un seul recueil de chansons enfantines, au vrai sens du mot. A peine en pourrait-on extraire une douzaine, entre mille, du fatras de fadaises qu'on a décorées du titre alléchant de chants d'asile. Quant aux chansons qui, depuis des siècles, dans nos divers patois, ont charmé les jeunes années de nos pères, elles peuvent fournir çà et là des rythmes, des intentions, des phrases, à qui voudra essayer de composer le joli répertoire d'enfantines que je rêve pour nos babys.

Encore ces berceuses, ces rondes, ces risettes, ces ballades, quoique très pauvres de sens, offrent-elles certaines qualités musicales en rapport avec l'imagination enfantine: c'est le rire sonore, le tour dansant, l'heureuse étourderie, le tapage insouciant.

Si l'on n'apprenait aux enfants que ces balivernes musicales, il n'y aurait que demi-mal. Mais il est des mères, mal inspirées par leur sentimentalité apprise, qui ne craignent pas de surexciter les fibres émotives de leurs nourrissons, à l'aide de langoureuses romances, qui ne sont pas même bonnes pour elles. Il court par le monde quantité de ces billevesées, prétendues poétiques, mais aussi peu faites pour les oreilles d'un enfant que les stances Au cher enfantelet attribuées à Clotilde de Surville. Une jeune mère me contait qu'elle chantait quelquefois à ses deux enfants les deux romances dont les refrains sont: L'oiseau bleu s'est endormi, et: Rêve, parfum ou frais murmure, petit oiseau, qui donc es-tu? Elle les chantait d'ailleurs d'une voix quelque peu triste. Chaque fois qu'elle en arrivait à l'un des refrains, l'aîné, âgé de quatre ans, prenait une mine désolée et poussait de petits sanglots, avec des larmes dans les yeux. Le plus jeune, âgé de deux ans, imita bientôt son frère. Et la mère de faire cette réflexion: « Mes enfants sont très sensibles. » Trop, lui dis-je, et par votre faute. Vous développez en eux une sensiblerie maladive, funeste à tous les points de vue. Elle me pria de lui dire ce qu'elle pourrait utilement leur chanter. Je lui déclarai, en toute conscience, qu'à ces énervantes drôleries je préférais encore ces deux ridicules, mais saines joyeusetés: J'ai dit bon tabac dans ma tabatière, et: La soupe aux choux se fait dans la marmite. « Et sans doute aussi Au clair de la lune? » répliqua-t-elle un peu désappointée. Je répondis que cet air même n'était pas assez gai. J'ajoutai que d'ailleurs, à mon avis, trop chanter, comme trop parler nuit, et que ni l'un ni l'autre n'est favorable à la santé, à la gaieté, au développement esthétique, intellectuel et moral de l'enfant. L'enfant doit garder, aussi souvent que possible, le cerveau frais et dispos pour les impressions extérieures, et tout ce qui l'excite le fatigue, même la musique joyeuse.

L'instinct des jeux et l'instinct dramatique. — La joie et le plaisir déterminent dans le sensorium des excitations très vives, et par contrecoup une production excessive de force nerveuse, une activité exagérée de la circulation, qui se manifestent au dehors par des mouvements sans but et des sons involontairement émis. Chez tous les animaux, ces signes primitivement expressifs de la joie en deviennent bientôt des signes évocatifs. La plupart de ces signes paraissent, d'ailleurs, instinctivement empruntés aux mouvements utiles des différentes espèces animales: tels les évolutions circulaires des insectes et des oiseaux, les jappements et les sauts du chien, le piétinement et la course emportée du cheval, les battements d'ailes et les coups de bec des poules, et surtout les joyeux exercices du chat, qui tous ressemblent à des exercices de chasse ou de fuite. Ainsi tous les animaux mêlent, à l'instinct du jeu, celui de prendre volontairement les poses, de pousser les cris, de chercher les cachettes ou les déguisements, qui peuvent exciter la joie de leurs semblables, comme ils expriment leur propre joie. L'instinct du jeu n'est donc pas spécial à l'homme, et il ne faut pas s'étonner que cette forme héréditaire du sens poétique se manifeste chez le tout jeune enfant par sa tendance à tout imiter, à tout essayer, à tout dramatiser, pour son plaisir et celui des autres.

Un enfant de trois mois, dont j'ai déjà eu occasion de parler, s'agitait des quatre membres, et poussait des cris d'admiration et de bonheur, en voyant sa sœur se jeter précipitamment un mouchoir ou un tablier sur le visage; un autre, à l'âge de cinq mois, répétait devant des personnes en visite les jeux qui avaient pu amuser ses parents. Chez tous les enfants se montre aussi, à un degré variable, la tendance à faire des singeries, des drôleries, à dire des inepties, à prononcer des syllabes baroques, pour amuser le monde, et surtout pour se concilier l'admiration des étrangers qui les intimident. J'en connais deux, dont l'aîné a déjà plus de trois ans, que cette manie rend parfois insupportables; la présence de visiteurs les excite au point qu'on est obligé de les expulser du salon. L'aîné, en particulier, ne fait pas un geste sans regarder la personne étrangère; il semble croire qu'elle n'a des yeux et des oreilles que pour lui, qu'elle n'est là que pour s'occuper et rire de ses petites farces. Quoique l'imagination joyeuse de l'enfant s'exprime le plus souvent par de simples jeux, on voit donc que la plaisanterie, l'expression de la force comique, en est une manifestation fréquente.

En ce qui concerne les jeux proprement dits, Fénelon, avant Locke et l'abbé Girard, avant Herbert Spencer, conseillait de mettre les enfants, dès le premier âge, dans une grande liberté de découvrir en jouant leurs inclinations. Il pensait aussi, et avec raison, qu'il ne faut pas être en peine de leurs plaisirs. « Il nous suffit de les laisser faire, de les observer avec un visage gai, et de les modérer dès qu'ils s'échauffent trop. » Ni gêne, ni excès, une liberté surveillée. A cet égard, les mères des animaux donneraient souvent des leçons à nos mères, et surtout à nos nourrices. Dès que les petits commencent à jouer des pattes et du museau, les chiennes et les chattes leur permettent toutes sortes de mouvements, les observant avec une douce attention, mais ne partageant pas encore leurs jeux. Un peu plus tard, quand les petits un peu plus robustes gesticulent et courent avec plus d'assurance, les mères répondent à quelques-unes de leurs provocations, mais avec mesure, avec une sorte de gravité prudente, qui ne se livre pas tout entière. Bien souvent, les nourrices respectent moins leurs-tendres nourrissons. Ce sont des caresses étouffantes, des risettes interminables, des pincements, des chatouillements, des balancements immodérés; il faut partout se substituer à la nature, sacrifier l'initiative de l'enfant, l'amuser. Or la nature n'a pas besoin de tant d'excitations, et n'en exagérons pas les propres exigences. Si l'enfant est malade, il a souvent besoin d'être distrait, mais pas amusé; s'il s'amuse sans entrain, n'étant pas malade, c'est qu'il s'amuse à sa manière. Libre à lui. Surtout défions-nous d'un assez ridicule usage, exigé et toléré comme une sorte de convenance sociale, grâce auquel toute personne admise auprès d'un enfant se croit tenue de l'embrasser, de le cajoler, de lui parler à tout propos, de l'intéresser n'importe comment toutes ces manœuvres sont propres à surmener l'attention et à surexciter les nerfs de l'enfant: elles l'enlèvent à ses observations utiles, elles lui font perdre son temps elles gênent son humeur naturelle, portent atteinte à l'indépendance de son caractère; elles peuvent fausser sa franchise et compromettre son innocence en même temps que sa santé. L'enfant n'est pas une chose futile, un gracieux animal de salon ou un joli meuble de salle à manger, pour servir ainsi de point de mire à tout venant, pour être la banale poupée des grandes personnes. Il faut ne le laisser qu'à lui-même, et l'y laisser autant que possible. Jouons moins avec lui qu'il ne joue avec nous, et surtout n'oublions pas que, si l'on doit respect à l'homme, on le doit bien plus à l'enfant, qui n'a ni la force ni l'idée de réagir contre les impressions malfaisantes.


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