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L'éducation du sens esthétique chez le petit enfant - Partie 2

Revue philosophique de la France et de l'étranger

En 1879, par Perez B.

Les faits et les considérations qui précèdent peuvent nous guider dans la recherche des moyens propres à développer chez les petits enfants l'instinct du beau.

Il y a, dans la faculté de sentir le beau, un élément toujours insaisissable, et qui doit être le plus fort et le plus persistant, celui qui a été transmis très développé par les ascendants. En vertu de cette influence inobservable dans ses causes immédiates, il nous arrivera souvent de voir l'enfant éprouver une admiration qui nous surprend. Qu'y a-t-il à faire à l'égard de cette mystérieuse tendance, fort variable chez les individus d'une même race, aussi variable que le sont les intelligences et les visages individuels? Observer, et attendre; observer, même chez le petit muet, les gestes, les cris et les mouvements, dont la facilité et la persistance accusent des tendances très caractérisées, et les noter pour s'en souvenir à l'époque où une direction des facultés plus développées sera plus facile. Par exemple, si l'enfant de dix ou de quinze mois paraît admirer, à première vue, des personnes ou des objets pour nous laids ou beaux, des couleurs vives ou ternes, des visages expressifs ou insignifiants, cela est bon à noter comme marque d'une infériorité relative du sens esthétique. On pourra peut-être, par un exercice approprié et gradué, le relever jusqu'à un certain point de cette incapacité. Mais prétendre imposer au petit enfant, par la force des impressions journalières, des tendances esthétiques dont il ne paraît pas pourvu, c'est une rêverie dont j'ai plus haut fait justice. On perdrait son temps et celui de l'enfant à vouloir former ou perfectionner une faculté qu'il n'a pas, ou qu'il n'a pas encore, en le faisant vivre, dès le berceau, au milieu des choses belles, je dis belles pour vous, ou pour moi.

Je dis plus, je crois qu'il importe au développement du sens esthétique que l'enfant, dès le principe, voie également le beau et le laid, tout ce qui s'offre à lui. D'un côté, la plupart de ces impressions passent à côté de lui, et sont par conséquent indifférentes à l'éducation de ses facultés esthétiques. D'autre part, quand elles remuent en lui quelque fibre et laissent dans son cerveau quelque trace, toutes ces expériences lui fournissent matière à des comparaisons et à des jugements d'où sortiront son goût et son impressionnabilité esthétique. Le choix se fera la plupart du temps spontanément, par voie de sélection naturelle. Souvent aussi, et dès que l'enfant s'essaie à imiter et à s'approprier nos formules et nos jugements, on pourra contrôler ce choix. Par exemple, une mère a pris l'habitude, depuis que son enfant a l'usage de la parole, de ne lui dire: « Cela est beau » qu'à propos des objets réellement beaux pour elle ou ostensiblement beaux pour lui. Il lui arrive souvent, pour vérifier les progrès de son jugement esthétique, de lui dire de tel ou tel objet: « Est-il beau? » ou « Est-il vilain? » Elle force ainsi son enfant à faire effort d'attention pour prononcer en connaissance de cause le jugement qu'on lui demande, et surtout elle évite de lui imposer ses propres jugements tout faits, ou même ses phrases toutes faites.

On peut donc parvenir indirectement à connaître et à diriger l'esthétique de l'enfant, en lui laissant tout voir, en lui offrant tout à voir. D'ailleurs il ne faut pas oublier que le sens esthétique est une des formes de la science des réalités. Faites-lui bien observer ce qu'il voit, les plantes, les animaux, leurs parties, les différences entre les uns et les autres, la proportion ou la disproportion qu'il peut saisir entre eux; faites de l'enfant un être curieux de la réalité, et surtout sympathique, et la nature se chargera presque toute seule de développer en lui l'idée native du beau.

Mais c'est là simplement de l'éducation scientifique? Oui, car il n'y en a pas d'autre qui mérite le nom d'éducation, et celle-ci a l'avantage d'être appropriée à tous et à chacun. Ne craignons pas de rendre un enfant trop positif, et ne croyons pas trop facilement, comme on l'a dit, que la science et l'art ne puissent pas faire bon ménage ensemble. Quoi! un enfant manquera de poésie, parce qu'il saura que tel objet est un objet rond, carré, long, court, plus grand ou plus petit que tel autre semblable; qu'il est poli, doux, rugueux, piquant; léger, pesant, et plus ou moins que tel autre semblable que tel animal a six pattes, tel autre quatre, tel autre deux que tel animal est vilain, parce qu'il a la tête trop grosse, ou le cou trop long, ou les jambes trop longues; tel autre beau parce que son poil est doux et ressemble à de la soie, ou qu'il est marqueté de taches d'une vive couleur que tel animal marche, crie, mange, boit, de telle ou telle façon; qu'il est de telle façon étant petit, et autrement quand il a grandi qu'une chenille devient chrysalide, et puis papillon sur l'arbre ou la plante dont les feuilles l'ont nourrie; que ce papillon a les ailes vite poussées, et que la femelle, plus grosse que le mâle, pond bientôt des œufs d'où sortiront autant de petites chenilles; que toute plante a des racines, une tige, des feuilles, des fleurs, des fruits, et que les feuilles, les fleurs et les fruits de telle plante sont de telle manière; que.la fumée et les vapeurs sont de l'eau qui se réunit dans les nuages et tombe en gouttes sur la terre; que la terre est ramollie par la pluie, et que les plantes poussent mieux quand il a plu, pourvu qu'il y ait beaucoup de soleil, car elles dorment la nuit, et beaucoup d'air, parce que si elles sont enfermées et sans air elles meurent; enfin toutes choses semblables, que des enfants, même âgés de quatre ans, ignorent souvent ou ne savent que très mal, mais sur lesquelles un enfant de deux à trois ans, élevé d'après la méthode Frœbel bien comprise et bien adaptée, sait en la manière qu'il les a vues? Non, toutes ces choses utiles, vraies, ne manquent pas de fournir à son esprit des images charmantes, et à son cœur des émotions saines. Pour ceux qui, malgré tout, s'obstineront à craindre que l'utilitarisme, ou plutôt le sérieux de cette éducation scientifique appropriée, ne fasse tort à la sensibilité esthétique, j'ajouterai: l'homme est-il fait pour l'art, ou l'art pour l'homme? S'il est vrai que plus on sait, moins on admire, au moins l'on sait ce qu'on admire et pourquoi et d'ailleurs admirer est le luxe d'une vie bien réglée connaître ce qui est utile pour soi et pour ses semblables, l'aimer, le vouloir et le réaliser, voilà l'essentiel.

L'éducation du sens esthétique de l'enfant peut recevoir aussi quelque heureuse influence de ses tentatives sagement conduites d'imitation ou de création artistique. Il ne faudrait pas s'exagérer la portée de ses facultés poétiques, au point de voir en lui un artiste précoce, déjà capable de suivre des leçons de peinture et d'architecture. Cependant la moyenne des enfants commence maintenant à lire et à écrire dès l'âge de deux ans: si l'on persiste dans cette habitude, selon moi, quelque peu prématurée, il y aurait tout avantage à faire du dessin d'imitation, expression concrète des choses, le prélude de l'écriture, dessin abstrait des sons et des idées. Mais il n'y a pas de règle, même très large, à fixer quant à l'âge. J'ai vu plusieurs enfants âgés d'environ deux ans, qui, à l'imitation de leurs parents ou de leurs frères, étaient parvenus, tout en se jouant, et par des exercices d'un quart d'heure par jour pendant quelques semaines, à produire des barbouillages ayant un faux air de dessin. Des crayons noirs, blancs, bleus, jaunes, rouges, étaient laissés à leur disposition. Leurs maladroites mains les manipulaient de la façon la plus fantaisiste: ils les saisissaient comme le manche de leurs pelles de bois, et s'en servaient si bien, que tout en appuyant sur le papier de toutes leurs forces ils réussissaient plus souvent à y laisser des déchirures que des empreintes. On dessinait devant eux, et toujours d'après nature, des personnes, des animaux, des maisons, des plantes, des arbres. Ils regardaient très rapidement la représentation de ces objets, très rapidement aussi rayaient leur papier, de haut en bas, de droite à gauche, produisant des lignes brisées, tortueuses, touffues, inextricables; et s'écriaient, avec un sérieux comique: « Moi aussi j'ai fait un chien, un arbre, une maison! » Cela ne ressemblait, à la vérité, pas plus à un chien qu'à un arbre ou à une maison. Cependant d'essais en essais, d'imitation en imitation, toujours encouragés, et parfois redressés, ils en arrivaient à produire de grossières ébauches qui indiquaient au moins l'intention de représenter des objets et des formes particulières. Il y avait là plusieurs progrès accomplis, quoique d'une importance très restreinte, formation du coup d'œil, formation du coup de main, formation du sens créateur de l'expression physique, et peut-être de l'expression morale. Je ne cite que des cas d'exception. En quel degré est-il possible et utile de les généraliser? Je laisse la réponse à l'expérience. En tout cas, les jeux instructifs dont je parle me paraissent relever de cette admirable méthode Frœbel, dont l'intuition est la base, et dont l'observation est le couronnement.

La faculté poétique peut aussi recevoir, dès cet âge tendre, une sorte de culture appropriée, par le développement de ce qu'on a nommé l'instinct de construction. Donnez à un petit enfant de vingt mois à deux ans une pellette et un petit seau, asseyez-le, ou laissez-le courir sur une allée sablée, et vous admirerez ses efforts de construction et de démolition multiples, indescriptibles, infatigables. Je voyais l'autre jour dans un square une petite fille assise à côté de sa bonne, qui, pendant un quart d'heure, n'a pas cessé de remplir et de vider en le retournant son petit seau; avant de le relever, elle le frappait de quelques coups de pelle: c'était le moyen de le vider entièrement et de former une petite éminence de sable régulière. Elle ne réussissait pas toujours à produire une œuvre sans défaut; elle se tournait alors vers sa bonne, et, lui tendant la pelle, après avoir retourné le petit vase, l'invitait à frapper à sa place. La bonne consentait quelquefois à ce qui lui était demandé, mais le plus souvent la laissait faire, ce que je trouvai excellent.

Il est donc possible de donner un aliment approprié à l'instinct de création, qui, chez l'enfant, est aussi inventif qu'imitatif, mais aussi maladroit qu'irrésistible. Mais il faut se garder de le surfaire. Ainsi, que le fils de Tiedemann, à peine âgé de treize mois, ait pris et arrangé plusieurs tiges découpées de chou blanc avec l'évidente intention de leur faire représenter des personnes qui se visitent, j'ai déjà dit ce que j'en pense: il faut voir dans ce fait une simple imitation plutôt qu'une manifestation de l'instinct créateur. J'ai vérifié plus d'une fois l'inexactitude de cette observation. Je ne citerai qu'une seule de mes expériences. Un jour, croyant beaucoup intéresser un de mes neveux, âgé de trois ans et quatre mois, et fort intelligent pour son âge, je lui dis, dans le jardin, que nous allions faire l'Adour, avec le pont et les peupliers de la rive. Du bout de ma canne, j'écartai les cailloux et traçai sur la terre une longue ligne creuse et large de quelques centimètres; je détachai quelques branches d'arbustes, et les enfonçai des deux côtés de cette petite tranchée; quelques cailloux entassés servirent de piles au pont, dont le tablier fut improvisé avec le couvercle d'une boîte. Toutes ces constructions terminées, je demandai à mon neveu si c'était joli. Il me répondit: « Non, ce n'est pas bien joli. » Je ne me tins pas pour battu: j'emplis d'eau deux grands seaux, et le contenu, déversé lentement en amont, produisit en aval un écoulement assez régulier, que je qualifiai de rivière: l'admiration de mon neveu était toujours réfractaire. Je fis alors deux bateaux en papier, que je lançai sur un nouveau filet d'eau, et qui naviguèrent avec plus de rapidité que de rectitude entre les deux rives. Mon neveu, qui aimait fort les bateaux, se hâta d'en saisir un, et le mit lui-même sur le lit maintenant desséché du fleuve je produisis un nouveau torrent, qui, trop fort, submergea la frêle embarcation. Mon neveu s'écria: « Mais il n'y a pas des bateaux sur l'Adour! Et ils ne vont pas ainsi sur la Garonne! Non, ce n'est pas amusant, tonton. » Je crus inutile d'insister, et je piétinai en riant sur mon maladroit essai de construction enfantine. J'avais appris cependant qu'il vaut mieux laisser libre l'initiative des enfants que de les forcer à s'intéresser aux imitations que nous faisons de leurs actes. En outre, cette expérience, et d'autres pareilles, m'ont appris que, si leurs constructions sont surtout personnelles, elles sont aussi la marque d'un idéal d'expression et d'une force poétique très restreints.

L'instinct musical. — Il est évidemment inné, et par conséquent ne fait défaut à personne. II y a des individus comme il y a des races mieux doués que d'autres sous ce rapport; mais je crois que, dans une certaine mesure, tout enfant est « né musicien » ou le deviendra, s'il entend de la musique à l'âge où rien ne se perd des impressions reçues. Je sais bien que le rythme, cette forme élémentaire de la musique, peut se produire avec des bruits, et cette musique suffit à plusieurs animaux, à peu de chose près au sauvage, et au civilisé dans les premiers mois. Mais on peut, dès les cinq ou six premiers mois, constater aussi chez beaucoup d'enfants la tendance à répéter le son qu'ils entendent, à « prendre l'unisson ». On cite, il est vrai, bien des exemple d'infirmité absolue de l'oreille et de la voix. Dernièrement, M. Grant Allen a publié une observation concernant un jeune homme très instruit, mais si mal doué quant à la perception des sons, qu'il n'en distinguait un d'un autre que lorsqu'ils étaient séparés par l'intervalle d'au moins une gamme, quand l'un était l'octave de l'autre. Cependant son ouïe était très fine. Le rythme était la seule chose qu'il saisît dans les airs, et si, en conservant le même rythme, on changeait arbitrairement les notes, il croyait entendre le même air. Je connais aussi beaucoup de personnes qui éprouvent une grande difficulté à produire le son juste à la hauteur désirée, et qui se sont figurées qu'elles n'ont pas d'oreille, parce qu'on le leur a trop dit: mais, tous renseignements pris, j'ai pu me convaincre que l'éducation de leur organe avait été complètement négligée ou faussée dès l'enfance. Dans une famille de ma connaissance, les quatre enfants ont tous la voix juste, comme leur mère qui les a nourris, et quoique leur père ait la voix fausse. Dans une autre famille, composée de cinq enfants, et dont la mère seule a la voix fausse, les trois enfants qu'elle a nourris ont la voix fausse, et les deux autres l'ont juste. Il faut donc compter, plus qu'on n'a l'habitude de le faire, sur les premières impressions auditives et sur les premiers exercices vocaux, pour développer chez tout enfant l'instinct musical, dans ce qu'il a d'élémentaire et d'universellement humain.


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