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Psychologie du nominalisme - Partie 3

Revue de métaphysique et de morale

En 1895, par Dugas L.

Si le langage se substitue ainsi à la pensée, s'il en est l'équivalent et en remplit la fonction, c'est qu'il est toujours traduisible en idées, c'est qu'il est une pensée latente, virtuelle. Si les opérations de l'arithmétique et de l'algèbre sont toujours mécaniques, en ce sens que nous ne pensons pas, au cours de ces opérations, aux objets que représentent les nombres, aux quantités que représentent les lettres, du moins nous pouvons y penser, et nous y pensons en effet, quand les opérations faites, nous substituons aux signes leurs valeurs. Donc le signe n'est pas un flatus vocis; il peut éveiller des images, alors qu'il n'en éveille point; il est « une possibilité permanente d'idées », non une possibilité logique ou abstraite, une virtualité pure, mais une tendance réelle et sentie, un fait psychologique, qu'on désigne bien sous le nom d'habitude. Ainsi tout langage est et doit être convertible, mais n'est pas et n'a pas besoin d'être présentement converti en idées: la parole n'exprime pas seulement la pensée réelle, mais encore la pensée possible. Alors que les mots n'expriment point d'idées, mais seulement des habitudes, on ne laisse pas d'en saisir le sens et d'en diriger judicieusement l'emploi. On peut savoir en effet à quoi un terme convient, à quoi il ne convient pas, sans savoir ce que proprement il désigne. Laissons courir notre pensée; elle glissera sur les mots et n'évoquera point d'images. Mais néanmoins elle s'arrêtera net, aura un sursaut, éprouvera comme un choc, si un terme est employé à contresens dans une phrase. « Ainsi, si au lieu de dire que dans la guerre les faibles ont toujours recours aux négociations on dit qu'ils ont toujours recours à la conquête », bien qu'on ne joigne pas d'idées distinctes et complètes aux mots faibles, négociations, conquête, « l'habitude que nous avons acquise d'attribuer certaines relations aux idées suit encore les mots, et nous fait immédiatement saisir l'absurdité de cette proposition. » « Dans sa longue association avec l'expérience de l'objet et avec l'image de l'objet, le mot, dit Taine, a contracté des affinités et des répugnances; il nous traverse avec ce cortège de répugnances et d'affinités; pour peu que nous l'arrêtions, l'image qui lui correspond commence à se reformer; elle l'accompagne à l'état naissant; même sans qu'elle se reforme, il agit comme elle... » Le mot est « un système de tendances, toutes correspondantes à celles de l'image, toutes acquises par lui dans son commerce avec et l'image, mais à présent spontanées, et qui opèrent, tantôt pour le rapprocher, tantôt pour l'écarter des autres mots ou groupes de mots, images ou groupes d'images, expériences ou groupes d'expériences. De cette façon le mot tout seul peut tenir lieu de l'image qu'il éveillait, et par suite de l'expérience qu'il rappelait; il fait leur office et il est leur substitut. » De même qu'on peut détacher son esprit des idées pour considérer surtout et presque uniquement leurs relations, on pourra retirer son attention aux mots pour la donner toute aux attractions et aux répulsions des mots, et on en viendra à percevoir en quelque sorte directement ces attractions et ces répulsions. Qu'est-ce à dire, sinon que le langage exprime parfois, au lieu de la pensée, la marche de la pensée, et est comme le tracé du courant qui emporte les sensations et les images, au lieu d'être l'enregistrement de ces sensations et de ces images? Les termes universels en particulier expriment des formes, et non plus des produits de l'imagination, des habitudes de l'esprit, et non plus des idées. La pensée qui a pour objet le général est presque toute symbolique; elle ne remonte pas des mots aux idées; et néanmoins elle se déroule logiquement; elle va son chemin sans hésitation et sans trouble; elle est une opération de l'esprit que l'habitude soutient et en partie dirige.


VI

On ne sait pas toutes les ressources et toute la subtilité du langage. On croit qu'il ne sert qu'à marquer les idées; en réalité, il traduit toute attitude de l'esprit en face des choses, et n'est pas moins habituellement employé à rendre le mouvement de la pensée que la pensée même. A côté des mots qui expriment des idées, comme les adjectifs et les noms, il y en a d'autres, comme les conjonctions et les prépositions (mais, car, cependant, etc., pour, de, avec, etc.) qui expriment de simples relations, c'est-à-dire des convenances logiques entre les idées. On emploie des termes, comme si, et, qu'on serait embarrassé de définir, car le langage est en avance sur la pensée, du moins sur la pensée claire. On trouve moyen de rendre des nuances de sens dont on n'a qu'un sentiment confus. Ainsi les logiciens discutent sur la signification du verbe être dans la proposition. La relation exprimée par ce verbe est-elle celle de mode à substance, ou d'individu à espèce, ou les deux ensemble? Est-elle la coexistence ou la similitude des idées? Le vulgaire n'entre pas dans ces distinctions; il les fait pourtant; il en sent, s'il n'en comprend pas la justesse. « En réalité, il n'y a pas une conjonction ou une préposition, pas un adverbe ou une forme syntactique, il y a à peine une inflexion de voix qui ne corresponde à quelque relation dont nous avons clairement et directement conscience. Nous devrions dire un sentiment de et, un sentiment de mais, et un sentiment de par, comme nous disons un sentiment de froid et de chaud. Nous ne le disons point, et ces états de conscience, qui sont comme la trame de la pensée, nous les oublions, absorbés que nous sommes par l'éclat et la force des sentiments et des images. » Des expressions comme bien que cela soit, cependant... ne correspondent à aucune image elles indiquent un mouvement logique de la pensée, une direction mentale. Tous ces phénomènes sont des sentiments de tendance; on ne leur a pas donné la place qui leur revient à cause de leur imprécision. Ainsi le langage exprime la pensée à l'état dynamique aussi bien qu'à l'état statique; il traduit les relations aussi bien que les idées. Il est un instrument délicat qui permet au besoin d'assourdir les notes trop éclatantes de l'image pour mieux faire ressortir le mouvement de la phrase, le tour de la pensée. Il ne faut pas dire que les mots n'expriment rien, quand ils n'expriment rien de net et de tranché, quand ils n'éveillent point d'idées explicites; c'est justement alors qu'ils expriment en un sens le mieux la pensée, car ils l'expriment, non plus dans la dispersion de ses éléments, mais dans la continuité de son cours. Supposons un terme qui exprime à la fois une idée particulière et une relation de cette idée à d'autres: suivant les cas, ce terme réveillera particulièrement dans les esprits soit l'idée, soit la relation. Tel est le terme universel, auquel répond tantôt une image, tantôt une habitude ou tendance de l'esprit à s'orienter dans une direction donnée. « L'universalité, autant que je la puis comprendre, dit Berkeley, ne consiste pas dans la nature ou dans la conception positive, absolue de quelque chose, mais dans la relation d'un terme aux objets particuliers qu'il signifie et représente. C'est en vertu de cette relation que les choses, les noms et les notions, qui sont particuliers en leur nature propre, deviennent universels. » (Loc. cit.) C'est parce que les mots expriment autre chose que des idées, c'est parce qu'ils marquent la voie dans laquelle une idée s'engage et la série d'idées qui la prolonge et la suit, qu'ils sont aptes à signifier la connaissance générale, bien plus qu'ils rendent une telle connaissance possible. En effet, si l'idée générale est une habitude, il faut expliquer comment nous prenons conscience de cette habitude, comment nous la faisons surgir à volonté et la réveillons à propos. L'habitude est par nature un état vague, confus, à peine senti; il faut, pour que nous nous en rendions compte, pour que nous en devenions maîtres, pour que nous puissions, quand il nous plaira, la faire passer à l'acte, qu'elle revête artificiellement un caractère distinct, net et tranché: c'est ce qui a lieu grâce à son association avec le mot. Les mots ne fixent pas seulement dans la mémoire les états marquants de la conscience, c'est-à-dire les images; ils enregistrent aussi des états obscurs, indéfinissables, des actes, des habitudes. On exprime souvent d'un mot un état mental assez compliqué ainsi le mot leader désigne l'acte par lequel l'esprit a démêlé et réuni les circonstances diverses dans lesquels la supériorité d'un individu éclate, se fait sentir et agréer d'un groupe donné. Cet acte mental, plusieurs fois répété, devenu habituel, se fixe dans la mémoire, grâce au mot qui l'enregistre, et, à l'appel de ce mot, réapparaît à la conscience. A l'opération complexe, qui engendre ce qu'on appelle improprement une idée générale et ce qu'on devrait appeler une habitude, qu'on associe un nom; ce nom éveillera cette habitude, et cette habitude à son tour renouvellera ou tendra à renouveler les actes particuliers dont elle est issue. L'ordre dans lequel se déroule la pensée symbolique ou universelle est le suivant: « L'idée (générale) n'est autre chose que le résidu laissé dans l'âme par la perception de l'objet. Dès lors, si la perception est un acte, l'idée est une habitude. C'est cette habitude qui représente en nous l'objet d'une manière permanente, qui en est le substitut mental. C'est grâce à cette habitude que le nom prend une signification déterminée. Le nom d'un objet a pour fonction de faire passer à l'acte l'habitude mentale qui répond à cet objet et le représente. Il s'adresse, croyons-nous, directement à la volonté. C'est comme une sorte de commandement dont l'audition provoque une action déterminée. Les images que le nom évoque procèdent de cette action. Elles en sont les conséquences naturelles, et le nom ne peut être compris sans qu'elles apparaissent; pourtant ce n'est pas d'elles qu'il tire sa signification. Ce n'est pas parce qu'elles se produisent que le nom est compris c'est parce qu'il est compris qu'elles se produisent. » Allons plus loin encore dans la voie du nominalisme. Tout d'abord il est naturel que nous accordions plus d'attention au terme universel qu'à l'habitude qu'il évoque, parce que le terme fait impression sur les sens, tandis que l'habitude est à peine consciente. Bien plus, l'opération que nous avons décomposée ainsi: audition d'un mot, — réveil d'une habitude, — réapparition d'images, est appelée à se simplifier et à se réduire: l'habitude devient le substitut de l'image puis le mot, le substitut de l'habitude. Des trois termes de l'opération totale, un seul à la fin subsiste, la perception du mot mais le mot possède alors les propriétés de l'habitude et de l'image; il est, comme dit Taine, « un système de tendances, toutes correspondantes à celles de l'image ». Le nominalisme est donc une théorie étroite, et non point fausse; il ne veut qu'être interprété et complété. Il traduit un fait, mais il ne fait que le traduire; il ne l'explique point et ne le justifie point. Sans doute le pouvoir des mots est réel, mais il faut voir d'où émane ce pouvoir et à quel titre il s'exerce. Si derrière les mots on n'aperçoit pas le travail antérieur de la pensée qui a, comme dit Taine, provoqué l'expression, et que l'expression à son tour peut rappeler et faire revivre, si on constate le pouvoir exorbitant et en quelque sorte absolu des mots, sans en discuter la légitimité ni en sonder l'origine, on est alors nominaliste, au mauvais sens du mot; mais il est permis de s'incliner devant le pouvoir des mots, après qu'on a reconnu que ce pouvoir est une délégation de la pensée; il est même juste d'admirer l'art avec lequel fonctionne le langage, vide de pensée, mais resté fidèle aux traditions et aux règles de la pensée.


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