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La personnalité : la chose, l'idée, la personne - Partie 6

L'année philosophique

En 1899, par Renouvier C.


XI

Un autre genre d'idéalisme réaliste consiste, forme inverse du précédent, à imaginer répandue partout une matière universelle d'intellect, en rapport avec des formes organiques qui ont plus ou moins de réceptivité pour elle. Quand la forme est un cerveau, l'intelligence atmosphérique s'y ouvre plus ou moins passage, et s'altère diversement en se limitant pour constituer des consciences. Cette théorie est une sorte de retournement du matérialisme qui attribuait au cerveau la production de la pensée. C'est plutôt ici le cerveau qui deviendrait l'agent de matérialisation de quelque chose qui ne serait pas matière. Ce quelque chose d'intellectuel est cependant une matière encore, dans le sens le plus général du mot, une matière supérieure à divisible comme elle. Le vice du système (sans s'arrêter davantage à l'idée de matière) consiste en ce que la conscience n'est concevable que dans l'état divisé de l'intelligence universelle, l'état dans lequel elle devient individuelle. On donne donc à l'universel le pouvoir de produire ce sans quoi il ne peut lui-même être compris: la conscience. Le défaut est le même que pour la psychologie atomistique, où les atomes d'esprit, inintelligibles sans l'esprit, en sont regardés comme les producteurs par voie de composition.

Ce système de la limitation de l'intelligence par la matière rappelle d'assez près l'interprétation averrhoïste de l'intellect actif universel d'Aristote, d'après laquelle cet intellect émanerait de la sphère lunaire, et serait attiré et perçu par l'intellect actif individuel suivant les dispositions acquises de ce dernier, qui est lié au corps et périssable comme lui. Il nous fait aussi penser à l'une des théories de l'individuation, objets célèbres de débats dans la théologie scolastique: l'individuation par la matière. Au moins Albert le Grand ou Saint Thomas pouvaient expliquer ce qu'ils entendaient dans leur doctrine par une intelligence que la matière limite. Mais, comme l'explique un penseur de notre temps, cette expression en son réalisme universel signifiera toujours la négation de la conscience individuelle en principe.

Il est une autre manière, plus proprement psychologique, de bannir de la théorie des phénomènes mentaux la loi de conscience et les lois générales qui constituent les fonctions psychiques. C'est celle où l'on considère dans la pensée, non pas des affections mentales définies, ou des concepts et des jugements dont dépendent les actes: le tout rapporté à une conscience; non pas davantage une puissance universelle d'intellect, appropriable aux individus, ou enfin des éléments atomiques de chaque sorte d'idées ou de sentiments dont se composent les esprits, mais le courant mental empirique où la pensée se peut observer, complexe et continuellement variable en ses associations et modalités de toutes sortes. On envisage, en cette théorie, « un courant, une succession d'états ou de vagues, ou de champs (ou comme on voudra les nommer) de connaissance, de sentiment, de désir, de délibération, etc., qui passent et repassent continuellement et qui constituent notre vie intérieure ». Aux bordures de ces champs, ou, suivant une autre figure, autour du noyau formé par le plus accusé de ces états, d'autres objets, des images, des souvenirs, etc., sont prêts à s'avancer. Selon que l'attention se porte de côté ou d'autre, les champs de pensée vont se dissolvant les uns dans les autres, plus ou moins rapidement, brusquement quelquefois, par saillies, soit du dedans, soit du dehors du foyer principal. Tout ce que nous savons, après cette analyse du discours intérieur, c'est que « en grande partie, chacun des champs de conscience a pour son possesseur une sorte d'unité pratique, et que, de ce point de vue, nous pouvons classer ce champ avec d'autres champs semblables, en le nommant un champ d'émotion, ou de perplexité, ou de sensation, ou de pensée abstraite, ou de volition, etc. On gagnerait au moins à cette obscure et vague explication du courant de conscience une garantie contre toute erreur positive, et l'exemption d'hypothèses et de conjectures ».

S'il s'agit d'une description sommaire, empirique, du cours de la pensée spontanée, celle-là est exacte, et elle représente mieux les faits, en indiquant des différents modes du sujet conscient: émotionnel, intellectuel, volitif, que ne le pouvait l'ancienne et commune classification aprioriste des « facultés de l'âme », où l'on semblait croire que chacune d'elles remplissait sa fonction définie, sans permettre aux autres de s'y ingérer. Mais l'union des éléments d'une pensée active n'en ôte pas la distinction, et c'est un point capital de l'étude scientifique de la pensée, et d'une haute importance pour les applications, que la classification de ces fonctions définies de la conscience, avec l'analyse de leurs rapports. La méthode des champs et des courants vise à se passer de théorie sur les rapports généraux, définissables, entre les états ou actes divers de perception, d'intelligence, de passion, de volonté, dont la conscience est le lien, la forme enveloppante, la condition. Le terme d'état, dont l'emploi est indispensable, pose cette question: l'état de quoi? Il semble que l'on voudrait éliminer cette conscience que tout ce dont on parle, à tout instant, suppose. Mais on ne parvient pas à se débarrasser des questions et des hypothèses dans lesquelles la psychologie et la métaphysique ont nécessairement un terrain commun que sont le temps et la mémoire, la perception externe, l'espace, la quantité, la limite, la cause, la fin; avant et après tout, le principe d'union des idées. Ce principe n'est précisément que le sujet logique des phénomènes psychiques, qui reste indéfini pour cette méthode. Elle évite l'erreur positive et l'hypothèse, peut-être, mais c'est en évitant de rien affirmer.


XII

En résumé, les différentes théories embrassées par l'idéalisme moderne ont abouti, dans la constitution de leur matière: les idées, à un réalisme aussi caractérisé que le réalisme du moyen âge avec ses universaux a parte rei, ses formes substantielles et ses espèces impresses, toutes entités venues d'un influx divin ou corporel pour constituer les intellects individuels. On a seulement exclu la source divine, qu'on a remplacée, là, par des absolus de dénominations variées, ici, par d'autres abstractions dont source est prise en des notions empiriques. La fausse direction donnée à l'idéalisme tient à ce que son fondateur, – après Descartes, Malebranche et Lebnitz – Berkeley composa sa doctrine de deux parties discordantes: l'empirisme systématique au sujet des idées, et une hypothèse théologique plus étrange encore que celle de l'oratorien, son rival. L'empirisme seul ayant survécu, par l'effet du mouvement antithéologique des esprits au XVIIIème siècle, eut seul aussi la direction du travail en psychologie pure, tandis que Kant et ses disciples, quelle que fût leur supériorité logique et spéculative sur l'école anglaise, composaient, en métaphysique, des doctrines réalistes, fondamentalement négatives de l'individualité et de la personnalité. Or, la psychologie empiriste, en Angleterre et en France, a été, par sa méthode même, hors d'état de produire la synthèse de l'esprit et de ses lois coordonnées dans la conscience, en tant qu'unité de l'individuel et de l'universel et forme essentielle de la réalité.

Dans tout le cours de l'histoire de la philosophie et des religions, nous voyons la méthode réaliste dominer l'esprit humain, s'appliquer en mille manières, et se montrer partout l'obstacle au dégagement d'une vraie doctrine de la personnalité. Dans les mythologies grecque et latine, un réalisme physique est le principe des personnifications de qualités ou forces naturelles: personnifications que la réflexion combat et qui plus tard s'oblitèrent en ne gardant que le sens de symboles. Un réalisme d'idées, s'applique déjà à des qualités morales, à des vertus. Les philosophes mythographes suivent l'instinct populaire en cette double méthode. Le panthéisme ionien est un réalisme physique, avec immanence de l'agent moteur, auquel Empédocle et Anaxagore substituent des idées réalisées, l'un, du genre intellectuel, et une seule, l'autre, du genre passionnel, et multiple, pour expliquer l'ordre et le mouvement dans les phénomènes. L'atomisme est une autre sorte de réalisme physique, dont les sujets sont empruntés à une certaine classe d'idées, celles qui concernent la figure et le mouvement local. Les stoïciens et les épicuriens prolongent le règne des deux physiques rivales jusqu'à l'avènement des grandes théologies idéalistes.

Ces théologies descendent, en leur inspiration philosophique, du réalisme idéaliste, inventé dès la haute antiquité par Pythagore (d'après une extension des idées mathématiques), appliqué par les éléales à l'idée de l'être un et absolu, étendu par Platon aux idées en soi, types éternels des phénomènes, enfin par Aristote à des causes formelles modelant la matière. C'est seulement en quelque faibles sectes antidogmatiques que l'idéalisme, ainsi entré dans la philosophie pour y subir l'application de la méthode réaliste, comme il faisait auparavant dans la mythologie, manifesta une tendance à définir exclusivement les idées comme des modes de conscience; mais ce ne fut point encore pour les grouper sous des lois intellectuelles et morales à reconnaître et à étudier. Les sophistes et les sceptiques ne s'attachèrent qu'à faire ressortir l'instabilité des phénomènes et l'incertitude du jugement. Ils recommandèrent au sage l'abstention de la croyance, dans l'impossibilité du savoir. A un certain moment seulement, auquel il ne fut pas donné suite, quelques philosophes entrevirent la possibilité d'une méthode rationnelle de croire. Ils passèrent pour plus sceptiques que les sceptiques avoués eux-mêmes.

La notion fondamentale, l'idée rationnelle de la conscience à la fois personnelle et loi de la pensée en général, manquait pour toute tentative de construction des catégories de la connaissance. Au lieu de l'idée de cette réalité vraie dont le nom, expression universelle du fait empirique par excellence, le Moi, devait tarder si longtemps à s'imposer à la psychologie, les partisans de l'immortalité de l'âme avaient l'idée de l'âme, qui en diffère beaucoup, parce qu'elle se rapporte à l'image, et au siège fictif, non à l'essence du moi ou personne. Ce siège, alors même que l'imagination ne le matérialise pas, prend l'aspect d'une chose, et de là vient la facilité donnée à la doctrine des métensomatoses, qui affaiblit chez ses sectateurs l'idée de la personne, en les obligeant à regarder d'une vie à l'autre la mémoire comme perdue.

En théologie, les hypostases sont essentiellement des fictions réalistes, et, dans la métaphysique du christianisme, où il leur est commandé de s'unir à la personnalité qui appartient à Dieu, elles en rendent la notion inintelligible.

La domination à peu près exclusive du réalisme pendant le moyen âge – car les nominaux qui les combattaient, n'avaient pas la liberté d'étendre plus loin que les questions logiques la critique des universaux, et devenaient hérétiques dès qu'ils la dépassaient – n'était que le règne continué de la méthode (réelle ou interprétée) des deux philosophes dont l'autorité était universellement reconnue à la fin de l'ère antique.


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