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La personnalité : la chose, l'idée, la personne - Partie 3

L'année philosophique

En 1899, par Renouvier C.


V

Deux conditions essentielles font défaut, à cette origine empirique de l'idéalisme, pour qu'il puisse se constituer rationnellement: le concept de la loi, tant dans la nature que dans l'entendement, pour l'interprétation et le jugement des phénomènes; et la notion morale de la personne dominant les apparences. L'analyse psychologique était trop imparfaite pour que la fondation fût possible d'une école empiriste analogue à celle qui, dans les temps modernes, depuis Locke, a pu servir aux progrès de la philosophie en bannissant les substances; et il n'y avait non plus aucun appui suffisant à prendre dans les connaissances physiologiques ni Épicure et ses disciples, ni les aristotéliciens, mieux partagés quant à l'esprit scientifique, ne trouvèrent plus tard rien d'important sur les rapports de l'organisation avec les phénomènes mentals. Il n'y eut d'ailleurs aucune suite sérieuse donnée à la partie des travaux d'Aristote qui ressortissait à la méthode de l'expérience; sa doctrine ne devait elle-même prendre place dans le mouvement général de la pensée que longtemps après, et dans sa partie métaphysique, en s'alliant au platonisme. L'unique siège d'un idéalisme empirique fut le pyrrhonisme, qui, laissant systématiquement en question la nature de la réalité, substance ou cause, n'en releva et n'en étudia partout que les idées, pour les mettre en contradiction les unes avec les autres, dans les déterminations qu'en faisaient les philosophes, et conclure sur le tout par le précepte pratique de la suspension du jugement.

Cependant l'idéalisme, avec une autre méthode, était entré dans la philosophie, plus d'un siècle avant que des disciples de Démocrite le découvrissent sous la forme d'un phénoménisme empirique. Sa forme première était simple et directe, issue des premiers succès de l'abstraction scientifique en géométrie. A peu près contemporaine du plus ancien substantialisme naturaliste des philosophes ioniens, elle résultait de l'application de la puissance réaliste de l'esprit à l'esprit lui-même, à ses propres formes, et non plus à son objet concret. Il était dans l'ordre, chez une nation hautement douée en intelligence, que la méthode qui, spontanément, chez les uns, prenait le sujet de la spéculation dans la nature vivante, chez d'autres, le cherchât dans les concepts régulateurs des phénomènes, dans leurs modes de liaison fixes, définissables à raison de leur généralité.

Les premières découvertes auxquelles il dut d'entrevoir l'étendue des lois arithmétiques et géométriques qui régissent l'univers suggérèrent à Pythagore sa doctrine des nombres réalisés. Le Nombre fut la forme que l'Idée revêtit originairement, et qu'elle devait conserver en grande partie dans une école destinée à traverser les âges. Avec ce concept fondamental, entra dans le pythagorisme le principe de la limite comme condition de tout ce qui se réalise, et essentiellement de la perfection. Le Fini s'opposa ainsi à l'Infini, qui fut pris pour le caractère de l'indéterminé, du confus, et pour le symbole du mal, contrairement à la pensée d'Anaximandre, et des principaux philosophes naturalistes. L'Idée, sous cette forme primitivement instituée, fut tenue, par l'application de la méthode réaliste la plus nette, pour une chose en soi, et l'agent déterminant de la réalité des autres choses. Ce point de vue nous est devenu difficile à saisir, mais le fait constant d'une grande doctrine qui se donna pour premier principe une catégorie particulière, la relation numérique, prise pour l'essence même des choses, peut nous faire mesurer la puissance de l'objectivation d'où naît le réalisme appliqué à la constitution d'un sujet préféré.

L'idée réalisée atteint sa plus haute abstraction dans la philosophie éléatique, où elle ne s'arrête qu'en prenant pour sujet l’Être sans multiplicité, sans changement, sans détermination. Le sujet, dont la définition consiste ainsi à n'en avoir aucune, répond au même concept que la copule des grammairiens, qui sert à rapporter à l'être ses attributs. Le réaliser en ôtant les attributs, c'est réaliser la négation. Cet être sans relation n'admettait pas même la distinction de la pensée d'avec son objet; et, en effet, il n'y a que la détermination qui puisse faire prendre un sens à la distinction.

La thèse de l'être absolu explique celle de l'impossibilité rationnelle de la quantité, que les éléates soutenaient. Ils démontraient qu'un quantum réel ne pouvait être formé par la composition de choses dont les parties sont elles-mêmes toujours divisibles, puisqu'il n'existe point en ce cas d'éléments réels. La méthode réaliste, appliquée au continu supposé de l'étendue (ou tout autre continu), en démontrait l'impossibilité par l'absurde.

Il règne manifestement une opposition directe entre la méthode de réalisation des idées, ses applications, quel qu'en soit le sujet, et la constitution de la notion philosophique de personne, impliquant celles de conscience et de volonté, parce que ces dernières, dès qu'elles sont reconnues pour les attributs caractéristiques des sujets réels, se subordonnent les autres, qui deviennent alors des modes variables ou des formes représentatives. C'est pour cela que des idées réalisées, chez Héraclite, chez Empédocle, prenant des rôles fictifs de personnes, bannissaient des doctrines de ces philosophes la vraie personnalité du principe du monde, et que le Noûs d'Anaxagore, idée réalisée de l'Intelligence, et non point intelligence personnelle, a trompé les interprètes qui pensaient trouver la personne d'un dieu souverain, dans ce concept où n'était pas même celle d'un dieu démiurge.


VI

Platon, sans essayer de définir le premier principe, entreprit de constituer la doctrine des idées. Il reçut une impression profonde de l'effort qui se faisait dans l'école éléatique pour élever l'idéal au-dessus de l'instabilité des choses sensibles et mettre l'essence du réel hors de la relation. D'une autre part, renseignement de Cratyle, disciple d’Héraclite, le persuada mieux de l'« écoulement universel des phénomènes » que de l'alliance de Zeus avec Polémos pour faire sortir de l'instabilité l'harmonie. Il assistait de son temps à la mêlée des opinions et des sophismes suscités par l'impossibilité de découvrir dans l'étude de la chose sensible les qualités capables de constituer la sensation ou de la communiquer, et de produire la connaissance et la raison. Il n'aperçut un fondement rationnel du savoir que dans les Nombres du pythagoricien Philolaus, dans l'application de la géométrie réaliste à la définition de l'essence des corps et à l'organisation de la matière, jusque-là substance indéterminée. L'œuvre de son génie fut de généraliser ce concept, sous le nom d'Idée, applicable à tous les objets de la connaissance en leurs rapports divers, ainsi que l'est l'idée spéciale du nombre pour des rapports spéciaux. Platon comprit, dans les Idées, les idées morales de Socrate, qui n'avaient point eu, pour ce créateur de la psychologie, une signification autre que logique avec une portée socialiste, et il en fit des essences supracosmiques, des sujets transcendants à l'égard de l'expérience, des archétypes, dont tous les phénomènes de la nature et les modes de l'intelligence ne devaient être, selon lui, que des imitations ou des participations imparfaites. Ces derniers termes n'exprimaient pas quelque chose de bien différent de ce que les pythagoriciens avaient pu entendre par l'identité du sujet abstrait, — le nombre, à leur point de vue, avec l'essence de la chose; car l'Idée, au point de vue de Platon, était ce que la chose définie a de stable, de constant, et à vrai dire de réel. Les idées réelles au sens de la terminologie moderne n'étaient que des sortes d'images affaiblies et variables de celles qui ont l'existence en soi et l'éternité.

Cette doctrine éloigna, pour toute la suite des siècles, la psychologie et la théologie de la conception rationnelle de la personnalité comme fondement et de l'entendement humain et de la Souveraine Intelligence. Les Idées étant envisagées hors de Dieu et hors de l'homme, la conscience se trouvait dénuée de matière propre, ou n'en avait qu'une empruntée, et perdait ses objets directs et son autonomie. Dieu n'était pas intelligible comme supérieur à l'Idée, parce que, sans les relations que seules elles fournissent, il ne pouvait être défini; il était l'Inconditionné, l'Absolu et il n'était pas davantage intelligible comme dépendant des Idées, et Démiurge chargé de prendre en elles le modèle du monde, parce qu'on ne voyait à ce dieu inférieur, ni origine ni fondement d'existence.

La doctrine des Idées subit, ainsi d'ailleurs que la théorie opposée d'Aristote sur les essences individuelles, une longue éclipse pendant le règne du dogmatisme matérialiste sous les formes mutuellement antagonistes du stoïcisme et de l'épicurisme, à moins qu'on ne regarde comme des sortes d'Idées les raisons séminales de l'évolutionnisme stoïcien. Mais, à l'époque où la théologie fut complètement renouvelée par l'alliance du monothéisme juif avec l'hellénisme et la philosophie, la faveur fut rendue aux Idées par le besoin qu'on avait de constituer des hypostases divines, afin que Dieu demeurât dans l'absolu, suivant l'exigence de l'opinion philosophico-religieuse alors régnante. Les Idées furent alors rapportées à l'intelligence divine, et différèrent en cela des sujets en soi de Platon mais la méthode réaliste ne fut ainsi abandonnée, en ce qui concerne ces sujets en particulier, que pour s'appliquer à leur ensemble et constituer une hypostase de l’Être suprême, c'est-à-dire un concept réalisé, une entité, et non point une conscience, la personnalité de Dieu. En effet, si nous considérons le Logos du système néoplatonicien, ce monde intelligible émané de l'Impur est, dans son unité propre qui embrasse les Idées, une essence à son tour émanante, d'où procèdent les dons de l'intelligence dans l’Âme du monde, et dans les âmes individuelles qui en sont tirées. Les trois hypostases ne peuvent rien composer, ni ensemble ni séparément, de semblable à la conscience de l'une et de la moindre des âmes qui sont au bas de l'échelle des corps animés.


VII

Les hypostases de la théologie chrétienne diffèrent profondément des précédentes par l'intention. Elles se nomment en langue latine des personnes. L'une d'elles, la seconde, est le Logos , incarné en Jésus-Christ. Mais il s'agit ici de métaphysique et non du dogme de l'incarnation. Le sens du mot personne, passant pour synonyme d'hypostase, a été laissé indéterminé. D'une autre part, il est hors de doute qu'on entend enseigner, dans le dogme de la trinité, que Dieu (entendu simplement) est une personne: une personne dans le même sens où il est admis que Jésus-Christ est nue personne, avec deux natures, dont l'une est humaine. L'inintelligible se couvre du nom de mystère. Ce qui est bien certain, c'est que les entités divines créées par cette doctrine sont des produits de la méthode réaliste. Aucune autre méthode ne permettrait de placer dans une personne le siège de plusieurs personnes.

Prenons un autre point de vue. Il semble que les idées, en Dieu, doivent, en perdant leur signification platonicienne, se comprendre comme les modes de conscience, d'entendement et de volonté de cette personne qui est Dieu. Mais l'existence hors du temps, l'intuition des faits futurs en qualité de faits présents, l'absence de perception contingente, l'infinité des attributs excluent les modalités mentales, relatives, muables, allant d'une détermination à une autre, sous la loi générale du rapport de sujet à objet. Ces modalités sont cependant tout ce qu'il nous est donné de connaître comme appartenant à la vie consciente d'une personne. Le Dieu des chrétiens a certainement des idées en ce sens, et perçoit des phénomènes, si nous considérons la morale et le culte, les commandements et les promesses, mais le dieu des Conciles et de l’École n'en peut avoir ou percevoir sans contradiction, si nous consultons sa définition métaphysique. Les idées ne conviennent pas sous ce rapport à sa nature: celles que la scolastique lui attribue sont les essences objectives, modifiées par une sorte de changement de sens de cette participation que Platon supposait remontant du monde de l'expérience à l'ordre invariable des Idées: ce sont les espèces et les degrés de l'être, les propriétés des choses, ou encore les formes substantielles dont le nom s'emprunte à la terminologie aristotélique, ou enfin les types intelligibles des pensées des hommes, et de tous les modes d'être réels que Dieu, source de toute réalité, distribue aux créatures que par sa présence et son acte, à chaque instant, il fait être, en tout ce qu'elles ont de réel.

Cette doctrine diffère du panthéisme néoplatonicien par la substitution du principe de la création à celui de l'émanation elle le dépasse peut-être, dans l'atteinte portée à l'individualité en principe, lorsqu'elle nous présente, dans le thomisme, la conservation du monde par l'action divine comme une création continuée qui fait de toute modification réelle d'une créature un acte présent de Dieu. Le plus haut degré du réalisme nous apparaît dans la thèse théologique de l'identité de la puissance et de l'intelligence au sein de la nature divine, identité qui se poursuit dans celle de la création avec la pensée de la création, et des êtres avec les idées. On rétrécit habituellement la question du réalisme en ne considérant que l'aspect logique des universaux, mais si on la prend dans son ampleur, on doit reconnaître que l'objectivisme des idées revient à leur négation comme phénomènes et fonctions de conscience, soit dans l'homme, soit en Dieu.


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