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Nature de l'émotion - Partie 2

L'année philosophique

En 1892, par Dauriac L.

Acceptons-nous la conséquence? L'émotion une fois réduite à un ébranlement nerveux, et le rôle de l'âme une fois limité à la perception de cet ébranlement, il faudrait bien que les mélomanes entre autres prissent de cela leur parti et consentissent, non pas sans doute à la perte de leurs plaisirs ni même à la diminution de l'intensité de ces plaisirs, du moins à l'abaissement de leur valeur. Car enfin, outre la quantité de plaisir contenue dans une émotion, la qualité de ce plaisir, elle aussi, importe. Et le prix de cette qualité croît à proportion que la part de l'âme y est plus forte. Or c'est cette part que nous craignons d'être obligés de réduire. Il est vrai que la réduction, au lieu de porter sur un groupe d'émotions, s'étendrait à la totalité des faits de même genre, et que du moment où la baisse se produirait sur toutes les valeurs de même nature, l'effet de la dépréciation subie par chacune en deviendrait d'autant moindre. Les pertes subies en commun, pour si grandes qu'elles soient, laissant l'amour-propre intact, semblent relativement légères à supporter.

Mais, encore une fois, devra-t-on se résigner à les subir ? Il y parait bien, tant que l'idée d'un « mouvement de l'âme » ne cesse point de paraître envelopper une contradiction. En assurant qu'elle l'enveloppe, beaucoup estimeraient qu'ils font preuve de sagacité; mieux vaut, dans l'ordinaire, être sagace que subtil. Et pourtant les cas se rencontrent où pour éviter d'être subtil on passe à côté du vrai.

Et c'est le cas présent. L'âme, pour n'être pas un objet susceptible de se déplacer dans l'espace, ne laisse pas quand même de changer tout le temps qu'elle dure. Aussi bien, nous autres hommes, quand nous pensons à une chose durable, nous ne prétendons pas que tout reste en elle de ce qui s'y trouvait au premier jour. Pour durer il suffit de changer sans disparaître. C'est mal dire: « il suffit ». Car c'est de nécessité qu'il est ici question pour l'âme. Où elle ne vit pas elle n'est point. Où elle ne tend pas à passer incessamment d'une perception à une autre, elle ne saurait vivre. Cette tendance se manifeste et se réalise dans le temps. Et c'est parce que, dans le temps, l'on change, que le temps se décompose à nos yeux. Il serait en effet contradictoire que l'homogène nous apparût divisible si primitivement l'expérience ne nous le présentait rempli d'éléments divers, donc divisé, par là même divisible. Et c'est seulement quand le contenant arrive à être distingué du contenu que l'homogénéité du contenu s'impose. La notion de temps est enfantée par des consciences dont les états, en se multipliant, varient, et dont les variations seules attestent leur soumission à la loi du nombre.

Sans aller chercher s'il fut un moment dans l'histoire ancienne ou plutôt dans la préhistoire de la conscience humaine où, tout en se connaissant, elle ignorait qu'il est un temps et que dans ce temps elle change, et afin de rester attentif à ce qui se passe chez nos « semblables » selon le sens exact du terme, reconnaissons que l'idée du temps et celle de changement s'avoisinent. Reconnaissons que si, d'une part, en de certains jours, le temps nous semble passer plus vite ou plus lentement, nous savons ou croyons bien savoir que ces mots « lent » et « rapide » ne lui sauraient convenir. En lui les événements se succèdent avec plus ou moins de rapidité. Et c'est ce plus ou moins de vitesse qui paraît du contenu se communiquer au contenant. Les psychologues ont noté cela depuis longtemps. Et de cela, tout le monde est bientôt convaincu.

Il est tout aussi facile de s'apercevoir que ce passage d'une perception à une autre, qui est la vie même de l'âme, n'exige point, pour s'effectuer, qu'à des portions égales de la durée correspondent des états distincts de la conscience. On pense dans le temps et l'on peut y penser plus ou moins vite. Et ce qui le prouve bien ce sont certaines épithètes dont l'idée de durée constitue si l'on peut dire la trame, et qui servent à caractériser soit les différentes natures d'esprit, soit les différentes façons dont travaillent les gens d'étude. La lenteur et la rapidité d'esprit eurent-elles jamais besoin de définition? Et ces manières d'être se conçoivent sans aucun appel à l'intuition spatiale. D'où l'on peut conclure, ce nous semble, que le mouvement est une catégorie, c'est-à-dire une loi du phénomène en tant que phénomène. Dès lors pour « se mouvoir » il devient inutile de « se déplacer ».

La remarque n'est ni de nous ni de nos maîtres. Elle est de beaucoup plus ancienne. N'est-ce pas Aristote qui le premier vit dans le changement qualitatif et dans le mouvement local deux espèces d'un même genre? Et n'est-ce point, en quelque manière, prolonger la pensée d'Aristote que de voir dans le changement psychique une variété du mouvement? Et puis, est-il bien certain que la raison du mouvement soit le simple passage d'un lieu dans un autre lieu? Supposons un mobile dont les positions changent. S'il fait partie d'un espace que seul il occupe, il a beau se mouvoir, en raison de l'homogénéité essentielle à l'espace, rien en lui ne change. S'il y a changement, c'est que pendant qu'il va d'un point à un autre il est dans l'espace certaines parties occupées à demeure. Par suite, au fur et à mesure que varie la situation de notre mobile, sa distance aux points en question varie incessamment. Dès lors une série de figures et de figures à chaque instant nouvelles se dessinant dans l'espace le changement s'y introduit. Mais sachons que le changement, pour survenir, exige que dans l'espace les distances des mobiles qui le parcourent ne restent jamais les mêmes. C'est donc en vue du changement qu'il y a déplacement de parties. Or si l'essence et la raison peuvent être identifiées l'une à l'autre, comment hésiter à reconnaître que l'essentiel du mouvement est le changement, et qu'on est en droit de qualifier de mouvement tout changement, même celui qui, pour s'accomplir, n'a rien à démêler avec l'espace?


III

Il est donc un mouvement psychique. Reste à savoir si tout mouvement psychique est émotion. Puisque dans le plus simple exercice de la pensée les idées se succèdent, on ne peut nier qu'il n'y ait là mouvement. Ce mouvement a sa vitesse; on franchit plus ou moins vite l'intervalle d'une idée à une autre idée. Ce mouvement a sa direction l'esprit ne passe de l'idée A à l'idée B que pour en atteindre une autre qu'il fixe plus ou moins distinctement, depuis le commencement de la mise en route. Et plus les pensées se succèdent dans l'ordre attendu plus l'esprit se possède. Il y a mouvement. Il n'y a pas émotion. L'âme est satisfaite mais d'une satisfaction toute négative.

Voici qu'un bruit de pas se fait entendre. On apporte une lettre et dans cette lettre l'annonce d'une heureuse nouvelle. L'âme en est joyeuse. A une satisfaction négative a succédé une satisfaction positive. On ne pense plus à ce à quoi on pensait tout à l'heure: on est transporté. L'épithète est banale; elle n'en est que plus profondément significative. Observez: la physionomie n'est plus la même; le regard a changé de direction... Voici que l'on bavarde et qu'au geste sonore d'autres gestes s'ajoutent. Et c'est là l'émotion. Chacun peut s'en convaincre.

Négligeons ces signes extérieurs et demandons nous ce qui se passe dans l'âme sous le coup d'une émotion agréable profonde. Il se produit un trouble, il se fait une rupture dans la série des idées. On passe sans doute d'une perception à une autre mais non à celle que l'on attendait. De là un malaise qui peut déterminer de graves désordres. Toute émotion agréable trouble d'abord. Et c'est pourquoi les médecins, quand ils vous prescrivent d'éviter les émotions, vous interdisent autant celles qui exaltent que celles qui dépriment. Même la joie fait peur. Et les effets en sont d'autant plus à craindre: 1° que la transition est plus brusque; 2° que les pensées par lesquelles l'âme est subitement envahie, nous trouvent moins disposés à les subir. Il n'est point, à vrai dire, de joies accablantes, mais toute grande joie est un renouvellement de l'âme. Et l'on s'explique que ce renouvellement ne puisse impunément s'improviser. Le trouble est donc la caractéristique de l'émotion. Et s'il a son retentissement dans l'organisme, à commencer par le cerveau, n'est-il pas psychique de sa nature et n'est-ce point la conscience qui en est le siège? – On objecte que l'intensité de l'émotion se révèle par l'intensité de ses effets physiques. – En résulte-t-il nécessairement que ces effets se confondent avec leur cause? Pas plus ils ne doivent se confondre avec cette cause, que cette cause ne se doit confondre avec ses antécédents occasionnels. Ces antécédents sont: des sensations visuelles ou auditives; des jugements consécutifs à ces sensations. Et c'est intentionnellement qu'ici l'on s'exprime au pluriel. Le premier jugement consiste à grouper les sensations en perceptions et à ranger parmi ses congénères la perception ainsi obtenue. A ce jugement un autre succède. Et il consiste à déterminer quel changement la perception nouvelle introduira dans l'ensemble de nos états actuels ou futurs. Si le mot « esthétique » avait reçu dans notre langue la connotation impliquée par son étymologie, rien ne serait plus exact que d'attacher à chacun de nos états de conscience un coefficient esthétique et de faire jaillir l'émotion d'un jugement porté sur ce coefficient. Aussi bien n'avons-nous pas à détourner l'adjectif de son acception coutumière. Remplaçons « coefficient esthétique » par « coefficient affectif » et ce que nous voulons faire entendre, croyons-nous, n'y perdra rien.


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