Partie : 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7

La psychiatrie et la science des idées - Partie 7

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1895, par Krauz C.

D'ailleurs, le même M. Nordau déclare à un autre endroit, que l'imitation des hommes, donc l'attention apportée à leur opinion, est un symptôme de l'hystérie. Cette contradiction n'est pas unique, elle est nécessaire : à l'occasion des autres questions, M. Nordau fournit inconsciemment des exemples, de ce que pour un membre du centre sont également fous les gens de gauche et de droite, ceux qui restent en arrière, comme ceux qui le devancent. Ainsi, dans son deuxième volume (p.144) il condamne comme parnassienne et égotiste la préférence accordée dans l'art à la forme, et l'immoralité des diaboliques —, et il prouve le lien intime qui existe entre la morale et la société, en exposant fort justement que ceci nous apparaît beau, qui est la manifestation des lois naturelles; tandis que dans le premier volume (p.150) il a traité de délire le postulat du théoricien des préraphaélites Ruskin, que l'art s'attache avant tout à l'idée morale et suit non pas le détail mais la loi générale, le schéma. Ainsi on pourrait demander pourquoi Poë, Baudelaire et Rollinat sont traités de nécrophiles dégénérés, tandis que Valdès est cité comme un artiste vraiment philosocial avec son tableau, où le corps d'un évêque habillé des vêtements sacerdotaux est placé dans un cercueil ouvert et dévoré par les vers. Est-ce que l'excellente explication donnée en faveur de ce dernier (p.138, v.II), savoir, que « à la pensée qui oppose l'insignifiance de la vie individuelle à la grandeur et l'éternité de la, nature, se mêle un élément élevé dont la représentation, comme étant une fonction d'élite des centres supérieurs du cerveau est accompagnée de sentiments de réjouissance », n'est pas parfaitement applicable aux maudits esthètes nécrophiles?

Outre le stigmate de classe, dont je viens de parler, M. Nordau est distinctement et fatalement marqué du stigmate professionnel. Il s'est exclusivement pénétré de la psychophysiologie et n'attache presque aucune attention aux influences sociales dans le développement des esprits, ce dont résulte l'extrême étroitesse de son étiologie. Il remarque, c'est vrai, que le genre de déviation dépend des conditions du milieu, mais l'oublie presque toujours et n'en tient compte que dans quelques cas particuliers, comme, par exemple, quand il s'agit de l'influence de l'artificielle civilisation anglaise ou du reflet du système à poigne de Bismarck dans la folle tête de Nietzsche. En récompense, dans une foule de cas, il a complètement oublié que le rôle du « dégénéré » est tout au plus semblable à l'influence du miroir convexe ou concave, qui déforme les tableaux de la réalité. Ainsi, il n'a pas aperçu que l'aversion d'un Tolstoï pour la femme et l'antagonisme de deux sexes chez Wagner ont leur source dans les côtés affreux du mariage contemporain, donc une source purement sociale, à base économique ; que la fameuse devise de Catulle Mendès:

« Pas de sanglots humains dans le chant des poètes ! »

présente en grande partie une simple réaction contre l'exploitation marchande des idéals et des souffrances contemporaines par divers « programmes », et l'individualisme à outrance, si répandu aujourd'hui, — une réaction contre les durs schémas de vie imposés par la société malgré le « laisser-faire » affiché, et contre l'envahissement des moutons de Panurge. Il n'a pas compris que l'abaissement de l'art au grade de simple métier de faiseur de vers, effectué par Gautier, révèle l'expansion sur ce domaine de la division capitaliste du travail, ni que l'industrialisme outré, amenant à l'homme toutes les forces de la nature à l'état de produits artificiels, trouve sa conséquence nécessaire dans les goûts d'un Baudelaire, rêvant un paysage de fer blanc et de marbre, d'un Villiers de l'Isle-Adam, amoureux d'une « Ève future » mécanique, d'un Huysmans enfin, se créant toute une nature artificielle. Et pourtant il cite lui-même un mot de Gautier, selon lequel la cause du décadentisme est que chez les peuples civilisés la vie artificielle a banni la vie naturelle! Il n'est non plus parvenu à expliquer le héros de Barrés, le typique manieur de vie et wiking capitaliste, au sens donné à ce mot par Hièn, ni n'a su rattacher la définition du décadentisme par Bourget, comme signifiant « l'état atomique de la société, l'indépendance des individus envers la société, la multitude des hommes incapables des travaux de la vie quotidienne », — définition qu'il connaît, — au capitalisme avec sa lutte de concurrence et sa population superflue. Ne fussent ses rapprochements psychiatriques outrés, on pourrait dire de M. Nordau, qu'à force de cultiver l'attention il est parvenu à manquer totalement d'association d'idées, — ce qui, mon Dieu, le conduirait peut-être également à l'hôpital.

Sa psychiatrie d'ailleurs lui refuse complètement obéissance, quand il s'agit d'expliquer l'apparition du vérisme en Italie, « sous son ciel toujours clair, chez un peuple beau, gai, chantant même dans son langage » (p.412, v.II), donc qui n'était pas destiné au pessimisme systématique. Vraiment, M. Nordau n'a pas l'air de connaître la Sicile. Enfin, — et ceci simplement en vertu de l'aphorisme sur la rétine — il n'aperçoit point, du tout, comment son attachement fanatique à la différenciation des beaux-arts et sa condamnation de toute tentative pour les unir dénotent chez lui une parfaite adaptation à la systématique spécialisation contemporaine.

Les deux stigmates, celui de classe et le professionnel, pèsent sur les deux derniers chapitres de l'ouvrage contenant un programme : le pronostic et la thérapeutique. M. Nordau envisage l'avenir de la pensée humaine en darwiniste orthodoxe et se montre très calme sur son sort. Ceux qui sont incapables d'adaptation doivent forcément, selon lui, disparaître dans la lutte avec les plus capables et délivrer ainsi la littérature de leurs influences nuisibles. Maintenant, si l'humanité toute entière ne peut pas s'adapter au cours accéléré de la civilisation de façon qu'il ne la fatigue plus, — eh bien! elle fera tout simplement l'inverse; elle l'adaptera à elle-même, donc l'arrêtera, renoncera à utiliser de nouvelles inventions, abandonnera les villes pour retourner dans les campagnes, etc. Du reste, la poésie en général, ce terrain si favorable à la dégénérescence, disparaîtra complètement un jour, ou bien ne sera plus cultivé que par les femmes et les enfants, la partie la plus émotive de l'humanité; comme la danse, autrefois solennelle, a perdu son rôle sérieux, comme la légende et la fable cessèrent d'être dépositaires de la tradition, comme le langage versifié est déjà à présent une manière de parler presque ataviste, comme le roman attire de moins en moins l'attention des hommes sérieux (p.480, vol.II). Ne retrouvez-vous pas dans ce tableau engageant de l'avenir le rêve d'un homme d'affaires tout-à-fait sérieux, d'un moderne Platon ligne-droitier, si j'ose employer ce barbarisme terrible, — qui veut bannir les poètes de sa société pour qu'ils ne viennent pas troubler le noble esprit des avantages positifs? En effet, les rêves, les idéals, ces facteurs puissants de transformation sociale, sauraient-ils être désirés, ou même ne pas être détestés et dédaignés par un homme qui considère la forme sociale en vigueur comme la meilleure et la définitive, et ne voit le progrès que dans l'application de ses principes clairs et immuables à tous les domaines et manifestations de la vie humaine?

Quant aux remèdes espérés par M. Nordau, il me semble presque superflu d'en montrer l'inanité aux hommes tant soit peu familiarisés avec le fonctionnement des ressorts de la vie contemporaine. La lutte individuelle pour la vie, basée sur le régime de classes et engendrant sur un pôle la misère, et l'ennui de jouissances sur l'autre, ne détruit pas la névrose, mais en est, au contraire, la source, d'autant plus que les fabricants énervés des nouveautés ont un débit bien assuré chez les bourgeois laborieux et se sont déjà créé la spécialité de leur procurer « le salutaire divertissement », rôle dévolu par M. Nordau à la poésie tout entière. Avant sa disparition dans l'avenir le plus rapproché, il est impossible que le fatigant progrès technique et l'accroissement des grandes villes s'arrêtent tant que dure la chaotique concurrence des producteurs avec la pauvreté des acheteurs. Enfin, jamais la poésie ne sera entièrement remplacée par l'observation positive, car l'examen de l'univers, qui est infini dans l'espace, doit être infini dans le temps, donc il en restera toujours une partie insuffisamment éclairée et favorable à l'imagination. — M. Nordau ne se borne pas à prévoir des remèdes que le temps apportera par lui-même, il en propose. Voici : il faut déclarer publiquement que tel ou tel écrivain est malade; il faut prévenir du danger la société ; mais, ce qui serait le plus efficace contre l'expansion de la contagion mentale, c'est la création d'une association des professeurs, des dignitaires et autres personnages influents ayant pour but la mise à l'index et le boycottage des articles immoraux et antisociaux. Grand merci! Même si M. Nordau descendait jusqu'à offrir cette fonction à notre Institut sociologique, je déclare ne pas savoir qui, dans cette association, définirait sans le moindre parti-pris : si le degré donné de déviation de la norme est nuisible ou, au contraire, utile aux buts de toute la société ?

On a vu la méthode employée par M. Nordau : elle consiste à établir un échelon, un terme de comparaison fixe — d'autant plus nuisible qu'il est caché au lecteur et probablement à l'auteur lui-même, — et à l'appliquer à telle ou telle autre manifestation de la vie intellectuelle : ce qui dépasse les limites, soit d'un côté, soit de l'autre, est déclaré propre à rien et excommunié avec force cierges cassés. Si une pareille méthode est usitée quelque part dans la science, c'est dans les sciences appliquées, comme la chimie industrielle, l'agronomie, l'exploitation des mines. Elle est aussi parfaitement légitime dans la science des idées appliquées, autrement dit dans la propagande et la polémique des partis. Que la psychiatrie — si elle veut la conserver — se déclare donc ouvertement l'usine à tamiser les idées de telle ou telle classe : les bonnes gens sauront au moins quel cas il faut en faire, et la vraie, l'objective science des idées aura moins de peine à en tirer ce qui a vraiment une valeur scientifique. Quant à elle, elle étudie sans haine, préférence ni parti pris la relation des idées avec leur double terrain économique (qui dans la société historique se traduit par un terrain de classe) et psychophysiologique. C'est de ces deux sources réunies que sortira, à notre avis, la sociologie.

L'ouvrage de M. Nordau contient de remarquables pages psychophysiologiques, que j'ai rapportées avec beaucoup de détails; mais, à cause de la négligence des éléments économiques et de l'influence funeste du stigmate de classe, il est inconsciemment partial, donc, au point de vue scientifique, avorté. Aussi je me permets d'espérer que même sans être d'accord sur ce que j'ai tenté d'établir de positif, on partagera ma protestation contre l'irruption de l'arbitraire méthode psychiatrique dans le domaine de la science des idées.


Partie : 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7

Utilisation des cookies

carnets2psycho souhaite utiliser des cookies.

Vous pourrez à tout moment modifier votre choix en cliquant sur Gestion des cookies en bas de chaque page.