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La psychiatrie et la science des idées - Partie 5

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1895, par Krauz C.

On a tellement et si souvent abusé de ce phénomène, sans en comprendre la signification, qu'il vaut la peine de s'y arrêter. Quelqu'un a représenté graphiquement l'évolution de l'humanité sous forme d'une spirale, qui revient sans cesse aux mêmes points du cercle de base, mais se trouve toujours à une hauteur plus grande au-dessus d'eux. Cette spirale me paraît représenter le vrai des choses, dominé — je l'avance — par une loi constante et nécessaire, qu'on peut appeler loi de la rétrospection révolutionnaire et formuler comme suit :

« Chaque mouvement, tendant à changer les principes du système social, commence par se tourner vers une des époques du passé plus ou moins éloignée. »

Ce qui détermine la nécessité de cette loi, ce sont les circonstances suivantes:

Quand un nouveau système social a délogé et remplacé un ancien, c'est que celui-là ne satisfaisait plus à une catégorie de besoins, qui devinrent assez pressants et assez forts pour déterminer une transformation. Cette transformation s'opère évidemment dans le sens nécessité par ces besoins, qui par leur force ont été poussés sur le premier plan de la vie humaine, — et toute « la superstructure » des institutions juridiques, politiques, etc., qu'elle apporte avec elle, se moule suivant les formes de ces besoins. Ce sont eux qui forment « l'esprit des lois ». Et comme la vraie base de la transformation et de la nouvelle vie n'apparaît aux hommes qu'à travers ces lois et institutions, ils se mettent donc à les cultiver, à les développer, conserver et appliquer à toutes les manifestations de la vie. L'inertie, qui en matière psychologique fait que les actes de volonté dépassent les intentions, se traduit en matière sociale par cette application de la forme sociale, moulée sur une catégorie de besoins, à la vie sociale dans toute son étendue; et les effets de cette inertie sont d'autant plus marqués que les hommes ne peuvent apercevoir les transformations incessantes dans la base sociale (économique pour les temps historiques), qui sont infiniment petits, et n'opèrent jamais que par leurs intégrales plus ou moins larges. De la sorte, le libre jeu des autres catégories de besoins se trouve entravé et ne l'est que plus encore après chaque manifestation de mécontentement, car le système dominant devient, par esprit de conservation, de plus en plus exclusif et intolérant. Les esprits blessés dans leurs besoins se détournent de la forme existante ; ils cherchent autre chose. Souvenons-nous de la loi de survie de la forme sociale : on trouve encore par ci, par là, des restes, des débris du système précédent; on le connaît par traditions écrites ou orales, et on découvre, qu'alors, la catégorie des besoins, aujourd'hui prédominante, était justement subordonnée à d'autres, dont la plupart — ou même le total — est analogue aux besoins aujourd'hui opprimés. On ne peut chercher le salut que dans ce qu'on connaît : on désire le retour de ce passé. On le désire, tel quel dans la plus conservatrice des catégories des esprits, la première de notre classification ; ceux de la troisième se sont pourtant trop habitués, trop adaptés aux formes du système actuel pour y renoncer. Il faut résoudre le problème de l'union du présent et du passé ; il se résout par lui-même, comme, en général, le procès tout entier se passe ici pour la plupart inconsciemment. Quand les progrès infiniment petits de la base sociale et du mécontentement en même temps, à force de s'accumuler, viennent s'intégrer pour déloger à son tour le système en vigueur, les conquêtes de ce système fusionnent avec les reconstitutions de son prédécesseur. La formule hégélienne et marxiste se trouve vérifiée ; « thèse, antithèse et synthèse » deviennent réalité. Mais la force de l'élan entraîne de nouveau les esprits ; on substitue de nouveau la conservation des institutions à la satisfaction des besoins, qui ne cessent pas de varier, — les moyens au but; une catégorie de besoins subit une nouvelle oppression et fait tourner les yeux vers le système récemment délaissé, où ils étaient favorisés; le pendule dépasse de nouveau le point d'équilibre, et ainsi de suite.

On voit par ce qui vient d'être dit, que le système à venir ressemble toujours sous un certain rapport à celui qui a passé. Karl Marx dit, dans sa brochure sur le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, qui constitue une monographie de psychologie de classe de rare valeur : « La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. Et justement alors quand ils paraissent s'attacher à révolutionner les choses et soi-même, à créer quelque chose qui ne fut pas encore, justement dans de pareilles époques de crise révolutionnaire, anxieux, ils conjurent les ombres du passé de venir à leur service, leur empruntent noms, mots d'ordre, costumes, pour introduire dans ce déguisement vénérable d'ancienneté, et avec ce langage calqué, une nouvelle scène de l'histoire du monde. Ainsi Luther se déguisa en apôtre Paul, la Révolution de 1789-1814 se drapa alternativement en république romaine et en empire romain, et la Révolution de 1848 ne sut faire mieux que de parodier ici 1789, là la tradition révolutionnaire de 1793-1795. » Nous ajouterons, que ce n'est pas la Révolution de 1789 qui commença l'imitation de l'antiquité classique: cette imitation présente le caractère distinctif de l'avènement de la classe bourgeoise tout entière et découle de sa réaction nécessaire contre le système féodal, qui méconnaissait les besoins industriels et commerciaux ; c'est la Renaissance qui fournit aux hommes de la Révolution leurs toges, licteurs et chaises curules. Les besoins, méconnus à leur tour par la société de la bourgeoisie, se tournèrent vers cette époque du passé qui précéda l'antiquité classique, et dont Engels fait sortir l'état grec et romain, vers le communisme primitif. C'est la contemporaine renaissance théorique, et Morgan mérite bien d'être appelé l'Erasme du socialisme. Si — comme dit Marx — les fantômes des temps romains ont veillé au berceau de la bourgeoisie moderne, le prolétariat moderne a pour parrains les héros anonymes des « bylines » ou les communautés non différenciées, qui vivaient d'une seule vie ou mouraient ensemble de faim.

Marx et Engels admettent, on le sait, la formule hégélienne de l'évolution par les contrastes, qui se traduit par la loi de la rétrospection révolutionnaire. Un savant, qui fut assez approché du marxisme, mais trop universel, — « allseitig » dans divers sens du mot — pour l'accepter entièrement, F.A. Lange, la considère comme illusoire. « L'illusion de l'évolution par les contrastes — dit-il dans son « Histoire du matérialisme » — repose sur ce fait, que les idées dominantes d'une époque ne forment qu'une partie de la vie totale des peuples, et qu'en même temps d'autres courants agissent, souvent d'autant plus puissants qu'ils sont moins visibles, jusqu'à ce qu'ils deviennent maîtres et que ceux-là cèdent ». Et autre part il ajoute: « Sans partager la doctrine de Hegel sur la transformation de chaque chose en son contraire, il faut avouer que l'action d'une grande idée, par une combinaison avec d'autres éléments de l'époque, prend très souvent la direction contraire ». On voit que ces remarques sont en accord avec l'explication de la loi de la rétrospection que j'ai tentée ; mais Lange se trompe, croyant prouver ainsi le caractère illusoire de la formule. Au contraire, en l'expliquant, en continuant de la mettre sur ses pieds — selon le fameux mot de Marx ou d'Engels (on ne sait jamais lequel des deux) : « nous avons mis sur ses pieds le dialectisme, qui chez Hegel marchait sur la tête » — il ne fait que la rendre plus évidente. Il aurait pu même l'appliquer avec intérêt à la succession des systèmes philosophiques qu'il établit dans son premier volume (empirisme, matérialisme, sensualisme, idéalisme, scepticisme ou criticisme), qui s'est déjà deux fois répétée dans l'histoire et est en train de commencer sa troisième évolution.

En considérant l'évolution par les contrastes, la succession des thèses, antithèses et synthèses dans son ensemble, on pourrait disposer les divers systèmes sociaux en séries alternantes et périodiques. En ajoutant l'épigénèse des besoins à leur évolution, on ferait entrer dans la succession de nouvelles séries, ne commençant pas au commun point de départ. Il faudrait pour cela une classification des besoins et des systèmes sociaux, qu'il n'est pas de mon intention d'entreprendre ici. Pourtant, je remarquerai, que, procédant par grands traits, sans s'arrêter à une multitude de questions complexes, on pourrait distinguer deux principes antagonistes, qui font mouvoir la roue de succession dialectique : l'individualisme et le socialisme; j'entends par ces mots ici la prépondérance des intérêts de l'individu sur ceux de la société, et l'inverse. Superposant les phases sociales correspondant aux approchement et éloignement d'un de ces principes, on voit que chacun d'eux possède déjà dans le passé un certain nombres d'époques, qui alternent entre elles, et où il peut puiser ses inspirations. C'est ce qui fait que dans les aspirations réformatrices d'une époque moderne fusionnent des éléments de provenances historiques très diverses.

Ce fait n'est pas sans signification. Il mène à déterminer le rôle propre de cette « évocation des morts » dans la psychologie des mouvements révolutionnaires. Marx encore, à l'endroit cité, s'explique ainsi: « Les gladiateurs de la bourgeoisie trouvèrent dans les sévères et classiques traditions de la République romaine les idéals et les formes artistiques, les illustrations, dont ils avaient besoin pour se cacher à soi-même le contenu bourgeoisement limité de leurs luttes et soutenir leur passion à la hauteur d'une grande tragédie historique. De même, sur un autre degré de développement, un siècle plus tôt, Cromwell et le peuple anglais empruntèrent à l'Ancien Testament le langage, les passions et les illusions pour leur révolution bourgeoise. Après l'obtention du but, Locke remplaça le prophète Habakuk ». — « L'évocation des morts servit, ajoute-t-il, dans ces révolutions à glorifier les nouvelles luttes,... à exagérer dans la fantaisie la tâche imminente ». — En effet, la hauteur d'une jouissance esthétique est déterminée, selon Spencer, par l'éloignement de cette jouissance des procès fondamentaux de l'espèce, de l'utilité immédiate ; selon Guyau, cette hauteur esthétique dépend de la quantité plus ou moins grande des éléments vitaux qui se trouvent comme fondus dans la jouissance du beau, Un sociologue polonais, M. J.K. Potocki, a réuni ces deux échelles, dont la première a pour base le divertissement sans efforts, la deuxième, au contraire, le sérieux de la vie, à l'aide d'une définition psychologique du divertissement, qui n'est, selon lui, autre chose, que « chaque fonction agréable de l'organisme, dans l'exercice de laquelle la parfaite adaptation de l'attention rend superflu tout effort et en exclue même la conscience avec, naturellement, celle des buts fondamentaux, utilitaires, non-esthétiques de cette fonction ». (Article Gynécologie et Sociologie dans la Voix de Varsovie). Or, si l'on considère les réminiscences des anciennes époques de l'histoire, analogues par son système à l'époque désirée, elles remplissent parfaitement les deux conditions posées par M. Potocki pour qu'une idée puisse devenir réjouissance esthétique. Pour leur hauteur, elles n'ont pas de rapport direct avec les luttes actives de l'heure présente, avec le but immédiat de la réforme, qui est de satisfaire certains besoins jusque-là méconnus; pour leur étendue, elles sont en communion intime avec ses besoins, puisque c'est la satisfaction de ces besoins, quoique dans leur forme inférieure, qui les caractérise, et participent ainsi aux questions vitales les plus importantes. Donc, le rôle de ces souvenirs du passé est de fournir aux tendances vers l'avenir l'élément esthétique, le tissu des rêves ; et il est tout indiqué, que les artistes du mouvement justement en soient pénétrés. Je ne suis pas absolument d'accord avec Marx quand il dit plus loin : « La révolution sociale du XIXe siècle ne peut créer sa poésie des éléments du passé, mais exclusivement de ceux de l'avenir ». Cette phrase est juste, appliquée aux hommes du 2 décembre, et naturelle dans la bouche sarcastique de leur historien. Mais les éléments esthétiques du passé sont parfaitement légitimes et nécessaires dans chaque révolution, à une condition: c'est que ce passé soit assez éloigné pour ne point pouvoir être escamoté par aucun des partis du présent, pour ne point avoir de rapport direct avec les procès fondamentaux, réels de la révolution. Mais ceci étant une question trop spéciale, je la laisse de côté pour le moment.

Je terminerai ces remarques sur la loi de la rétrospection révolutionnaire et sur l'évolution dialectique par les contrastes, par une comparaison.


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