Partie : 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7

La psychiatrie et la science des idées - Partie 4

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1895, par Krauz C.

Dans un travail sur « les lois d'évolution de l'humanité » (Die Entwickclungsgesetze der Menschheit), publié à Leipzig en 1888, qui pèche sans doute par quelques défauts de forme, qui est criticable sous d'autres rapports aussi, mais qui toutefois mériterait d'être plus connu qu'il ne l'est, un chercheur roumain, M. Paul Weisengrün, formule plusieurs lois du développement social, basées sur les promesses du « matérialisme économique » de Marx, Engels et Morgan. Si j'en exclue celles qui forment plutôt une introduction aux généralisations proprement dites, et celles qui trop hâtivement donnent des formes aux courants déjà naissants, il me restera à citer les suivantes :

1°et 2° Selon les facteurs déterminants de l'évolution entière, qui leur sont propres, on peut distinguer trois époques de l'histoire de l'humanité. Dans la première ces facteurs sont les instincts génésiques, les formes de reproduction; elle embrasse le communisme primitif. Sa décomposition fait passer au premier plan le facteur de la production des richesses, le facteur économique, qui caractérise l'histoire proprement dite jusqu'à nos jours, le temps entier de la production individuelle; l'influence des instincts génésiques ne s'exerçant plus qu'à travers les formes économiques. Nous assistons enfin à l'aube de la troisième époque, qui régnera quand la production sera réglée et prévue par la volonté commune des hommes; les fonctions familiales et économiques s'exerceront alors à travers les formes intellectuelles, qui seront le facteur déterminant de l'évolution, en donnant à l'homme le plus de sentiment de sa libre volonté. — Il y a ici, à proprement parler, deux lois, qu'on pourrait appeler : celle des facteurs déterminants, et celle de la succession de ces facteurs. (Gesetz der Triebfedern, Gesetz ihrer Nachfolge.)

3° L'histoire proprement dite est donc dominée par les modes de production des richesses; ils sont la base de la superstructure (Ueberbau) des formes morales, juridiques, politiques, philosophiques, religieuses et scientifiques, littéraires et esthétiques ; les conditions économiques de production forment le contenu social, à qui est adaptée toute cette forme sociale. — C'est la loi de la base économique (des oekonomischen Fundaments), qui est la loi fondamentale du matérialisme économique. Enfin :

4° La forme sociale survit au contenu social. La troisième loi peut être formulée encore d'une autre manière. A chacun des modes de production qui se sont succédé jusqu'à nos jours, correspond une configuration propre des classes sociales avec la prépondérance d'une de ces classes. Quand le changement opéré dans le mode de production permet — parce que nécessité — le passage du pouvoir politique des mains d'une classe dans celles d'une autre, celle-ci tend, naturellement, à perpétuer sa domination. Il est nécessaire pour cela de mettre tous les besoins existants dans la société en équilibre avec les moyens et modes de leur satisfaction, qui sont propres à la forme de production et à la configuration des classes données et aux besoins de la classe dominatrice. Les rapports, qui en résultent entre tous les domaines de l'existence psychique d'un côté, et le terrain de classe respectif de l'autre, forment l'objet d'une partie spéciale de la sociologie, qui est en train de se consolider, de la psychologie des classes, que l'on pourrait appeler encore la sociologie historique, parce qu'elle n'embrasse pas l'époque préhistorique, où il n'y avait pas encore de classes. Mais il n'est pas nécessaire d'approfondir la psychologie des classes pour admettre, après ce qui vient d'être dit, que partout où il entre comme facteur une conception positive des buts et des devoirs de l'homme, on trouve, en fouillant plus profondément, telle ou telle autre base de classe.

La dépendance des systèmes et des commandements moraux de la base de classe est presque évidente pour un esprit sans parti-pris ni illusions; elle est plus difficile à saisir et à prouver pour les phénomènes plus éloignés de la base économique, pour les étages supérieurs de l'édifice des formes sociales, — comme les théories scientifiques et esthétiques. Pour y arriver, remarquons que la base économique n'a pas besoin d'influencer la forme sociale uniquement par voie du moulage direct, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi. Il est vrai que c'est là le procès fondamental, qui consiste en réactions psychiques directes sur tel ou autre phénomène de satisfaction des besoins; si une manière de les satisfaire se prolonge, elle engendre une habitude intellectuelle, qui se traduit par l'expression d'un commandement moral ou juridique, d'une institution politique. Ce procès fondamental se fait sans interruption, il forme les systèmes, puis les dissout pour réunir ses atomes en intégrales nouvelles. Mais à l'époque où la société a déjà acquis un bagage traditionnel des divers systèmes, qui intervient dans la formation des nouveaux, apparaît un autre mode d'action des conditions de classe, non moins puissant, quoique peut-être moins intime, qu'on pourrait appeler : le triage. Chaque classe acquiert alors une forme de cécité particulière à elle et qui a pour effet de cacher à sa vue intellectuelle tous ces éléments de la tradition qui sont radicalement incapables de s'harmoniser, d'entrer en équilibre avec sa base économique. Le reste est transformé ad usum Delphini; et ce n'est plus le tabula rasa de l'antésociale bête humaine, mais bien cette sorte d'aperception sociale, qui sert de squelette au moulage proprement dit des formes sociales.

Eh bien, comme chaque investigation scientifique a un rapport plus ou moins étroit avec l'existence sociale des hommes, chacune est sujette — dans un degré plus ou moins considérable — à cette cécité pour ainsi dire professionnelle de l'égoïsme de classe, de son latent esprit de conservation. Quand la classe victorieuse vient former la société selon ses besoins, quand elle introduit dans tous les domaines une norme obligatoire, à laquelle l'infraction est considérée comme crime, parce qu'elle menace l'existence de la forme sociale donnée, censément définitive et seule possible, ce n'est pas seulement le droit et l'opinion publique qui codifient cette norme, pas seulement la religion et la philosophie qui s'empressent de la sanctionner, mais une foule d'autres sciences accumulent aussi les matériaux triés favorablement à ses déductions désirées. M. Nordau a parfaitement raison de s'apitoyer sur le sort de la philosophie, présumée maîtresse des nations, et qui ne fait en réalité que marcher derrière le développement des besoins et des instincts, et de trouver pour eux des explications logiques valables ; mais il a tort de croire que le rôle de la psychiatrie est essentiellement autre. Lui, surtout, lui a fait jouer un rôle beaucoup plus servile encore.

La formation de la société à l'image de la classe dominante, dont je viens de parler, a pour terrain d'opération les esprits humains, dont la vitesse d'adaptation n'est pas la même. A mesure que l'opération avance, apparaissent distinctement trois catégories, aux différences purement quantitatives, que le choc contre l'objet de la lutte rend qualitatives. La première est caractérisée par la moindre vitesse d'adaptation ; les esprits de cette catégorie se cramponnent longtemps à la forme du contenu social qui vient d'être vaincu, nourrissent obstinément des espérances de retour, et pendant un certain temps voient le salut dans les institutions juridiques survivantes que le nouvel esprit n'a pas encore déracinées. La deuxième catégorie peut justement être appelée « opportuniste », parce que ses membres avec leur vitesse moyenne d'adaptation se mettent vite à l'aise dans toutes les conditions sociales et, ne possédant ni souvenirs reculés ni espoirs lointains, vivent de l'heure présente. Enfin, il y a la troisième catégorie, la moins conservatrice, composée des esprits excessivement mobiles, les plus affamés du nouveau : celle-là franchit, comme le train les stations, les formes sociales, en s'y arrêtant à peine. Dès que certains jugements s'y sont formés et réunis en systèmes, déjà la rafale des impressions nouvelles les disperse et fait la place pour d'autres ; dès que les impressions reçues et les idées formées les ont rassasiés, ils ont de nouveau faim. Dans cette troisième catégorie il faut encore distinguer deux groupes différents. Les uns, s'étant, peut-être grâce aux causes purement extérieures, plus profondément imbus du système social en vigueur, ne peuvent quitter ses cadres et satisfont leur faim des sensations nouvelles en déduisant les conséquences les plus avancées des principes du système donné ; il y a, pour déterminer cette action, l'excellent et plastique mot allemand übertreiben, que je ne saurais traduire en français que par outrer ou exagérer en saisissant un principe de la vie environnante, ils le poussent violemment jusqu'aux conséquences les plus imprévues et les plus avancées, en faisant le vrai désespoir de ceux qui ne veulent point apercevoir ces conséquences. Les autres brisent les limites du système donné, pressentent la forme sociale qui naît et vivent des rêves qu'ils lui empruntent. Selon la force de la volonté et diverses conditions du milieu, toutes ces dispositions se manifestent par les actions ou bien restent dans le domaine contemplatif.

On demandera peut-être : qu'est-ce donc qui détermine cette vitesse d'adaptation, différente dans les différents esprits, sinon leurs qualités psychophysiologiques? Évidemment, pas autre chose; et M. Nordau aurait rendu un grand service à la science, s'il s'était borné à rechercher ces conditions psychophysiologiques comme il l'a fait dans ses deux chapitres sur le mysticisme et sur l'égotisme, que nous avons tenu à exposer. Mais il a cru devoir établir une hiérarchie, et il l'a fait arbitrairement, en choisissant un point de vue, déterminé par des intérêts de classe. Nous y reviendrons dans un moment.

Les deux subdivisions de la troisième catégorie psychophysiologique forment, chacune à sa manière, l'esprit mouvant de chaque classe, son éperon historique; les esprits de la première poussent la norme existante jusqu'à l'absurde anormal, — ceux de la seconde établissent une norme nouvelle à la place de celle qui a vécu. Mais il arrive ici un phénomène qui parait au premier abord être en contradiction avec le caractère progressiste de ces derniers : il se trouve que dans leurs sympathies une importance considérable appartient au passé, et que ces sympathies ressemblent parfois aux idéaux récemment vaincus des esprits les plus conservateurs.


Partie : 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7

Utilisation des cookies

carnets2psycho souhaite utiliser des cookies.

Vous pourrez à tout moment modifier votre choix en cliquant sur Gestion des cookies en bas de chaque page.