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La psychiatrie et la science des idées - Partie 3

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1895, par Krauz C.

La deuxième grande catégorie des dégénérés, celle des égoïstes, commence par les parnassiens français. L'objet le plus digne de la pensée est pour eux le moi ; indifférents jusqu'à l'hébétisme pour leurs semblables, ils aboutissent à l'exclusion complète de toute pensée de la poésie, et, en commençant par Gauthier et T. de Banville, se plongent dans la recherche des formes les plus élégantes. Il n'y a qu'un pas des parnassiens aux diaboliques, qui ne sont plus indifférents a l'égard de la morale, mais lui sont hostiles, ainsi qu'à la société; ils voient la beauté du mal, pourvu qu'il soit élégant et peu banal. Charles Beaudelaire les synthétise et personnifie, héritier lui-même d'Edgar Poë, et dont diverses qualités devinrent l'héritage des nombreux poètes contemporains. Ainsi, Maurice Rollinat reçut l'anxiomanie et la nécrophilie; Catulle Mendès, une sensualité effrénée et déviée. L'idéalisation du mal est représentée par Jean Richepin, le poète des gueux, du « lumpenprolétariat » ; le mysticisme, par Verlaine ; l'amour du mal par esprit de contradiction a trouvé des avocats dans Swinburne et jusqu'à un certain point dans l'italien Carducci (l'auteur de l'« Hymne à Satan »). Le raffinement et le caractère artificiel des goûts, un des stigmates principaux de l'égotiste insensible, s'accentuait graduellement, depuis Baudelaire chez Villiers de l'Isle Adam, chez Barbey d'Aurevilly, chez Péladan, et fut enfin mené à l'absurde par J.K.Huysmans. L’œuvre de Swinburne est poursuivie en Angleterre par les « esthètes », Oscar Wilde en tête ; en France, l'égotisme sous le nom de décadentisme, trouva un théoricien blagueur dans la personne de Bourget, et un représentant éminent dans Barres, dont le héros est exclusivement écrivain et artiste, ennemi des lois qui imposent des devoirs et des interdictions, assoiffé des plaisirs de la vie, hardi et n'aimant pas les hommes. — Autant de signes de l'affaiblissement des sens !

Une condamnation identique frappe Henrik Ibsen et Frédéric Nietzsche, et avec eux leur admirateur Georges Brandes : « un des phénomènes littéraires les plus repoussants de notre siècle » (je cite textuellement), le bruyant imprésario des nouveautés, le démoralisateur de la jeunesse Scandinave. — Ibsen est mystique, parce qu'il est hanté par trois idées fixes chrétiennes : le péché héréditaire, la confession et le sacrifice pour les semblables; il est obscur et symbolique; il est un anarchiste égotiste, car il hait la foule et la majorité; ataviste dans ses idées de l'amour libre; masochiste parce qu'il idéalise la femme indépendante. Nietzsche est complètement dépourvu d'attention, il pense chaotiquement; privé de compassion pour ses semblables, maniaque de négation et de doute, ennemi de tous les liens sociaux, par principe il croit bon ce, que les autres condamnent, et élève l'individu au-dessus la société. Il a des penchants féroces à l'égard de la femme : sadisme bien caractérisé, comme du reste chez les diaboliques et les décadents.

Une partie de l'ouvrage est enfin consacré au réalisme, donc à Zola et à ses imitateurs : le « Théâtre Libre » de Paris, les « Véristes » italiens, et la « Jeune Allemagne ». Zola n'est, selon M. Nordau, qu'un simple épigone des romantiques dont il a emprunté l’anthropomorphisme et le symbolisme : preuve, le rôle fétichique joué dans la vie humaine par l'appareil de distillation dans l'Assommoir, par le grand magasin, etc. Il trahit son penser nébuleux par des conceptions sans contenu, comme le « naturalisme », le « roman expérimental », qui ne signifient rien. En général, il n'y a que deux caractères distinctifs du naturalisme : ce sont le pessimisme et la vulgarité voulue. L'un révèle, comme nous le savons déjà, la dégénérescence; l'autre est connue sous le nom de coprolalie dans les hôpitaux. Le portrait de Zola dégénéré est complété par son inclinaison à représenter les fous, à décrire longuement le linge de femme, à souligner les odeurs de femmes. Au Théâtre libre et aux Véristes, M. Nordau reconnaît la bonne foi, quoique hystérique, mais les réalistes de la « Jeune Allemagne » sont traités sans aucune gêne de spéculateurs intéressés de la sensation, de singes d'imitation (Nachaeffer), et une exception honorable n'est faite que pour Henri Sudermann et, en partie, pour Gerhard Hauptmann.

Pour l'étiologie du fin-de-siècle, elle se borne à deux facteurs, l'empoisonnement et la fatigue. La statistique prouve que la consommation de l'alcool et du tabac en Europe croît sans cesse; au courant de ce siècle apparurent même d'autres narcotiques importés de l'Orient. Il n'y a pas, d'ailleurs, que les narcotiques qui empoisonnent l'organisme humain : l'accroissement des grandes villes met des milliers et des millions d'hommes dans la nécessité de respirer un air pestilentiel, et crée des conditions favorables à la dégénérescence.— D'un autre côté, il est prouvé par la médecine qu'un homme tout à fait bien portant peut devenir hystérique à force d'être constamment fatigué. Or, la vitesse de la vie des peuples civilisés subit dans l'espace du demi-siècle dernier une accélération énorme. L'humanité inventa une quantité de nouvelles méthodes de vivre, de satisfaire à ses besoins, qui autrefois s'accumulait pendant des siècles; les rapports entre les hommes devinrent beaucoup plus faciles et fréquents, de sorte que la population de l'Europe, qui ne s'est pas doublée pendant les derniers 50 ans, fournit maintenant 10, 15 fois plus de travail. Un homme dépense à présent 5 à 25 fois plus de travail, et il ne consomme pas plus qu'autrefois; d'ailleurs l'organisme même limite la consommation. Il en résulte l'hystérie épidémique; à cause de l'épuisement par les guerres napoléoniennes, elle apparut pour la première fois en France, et là aussi les maladies mentales devinrent pour la première fois l'objet de l'étude scientifique.

On a pu voir, par notre court exposé, quelle conséquence et audace absolue de vues caractérise l'ouvrage de M. Nordau. Son auteur est médecin, et il pose son diagnostic mental avec la même assurance de son objectivité, que s'il s'agissait d'une maladie du corps. C'est cette impartialité qui doit garantir le caractère scientifique de sa méthode de critique littéraire! En lisant son livre on est fortement tenté d'admettre sans aucune réserve toutes ses conclusions et appréciations, d'étouffer la sourde révolte de ses anciennes admirations ou préférences. Et, une fois le point de départ admis, il n'y a plus moyen de résister, car les syllogismes de M. Nordau sont irréprochables et ne s'arrêtent jamais en route.

Mais là est justement le truc; c'est dans le point de départ qu'est le talon d'Achille de M. Nordau. En apportant un effort d'attention à la résistance inconsciente, que l'esprit oppose d'abord à ses théories, on en découvre bientôt la raison logique. C'est que ce point de départ, loin d'être objectif et absolu, est par excellence relatif et personnel.

Ce n'est point d'ailleurs sa faute à lui seul. On oublie trop souvent, à mon avis, que la médecine tout entière, s'occupant de la santé et de la maladie, donc de l'idée de norme et d'anomalie, est relative par principe même de son existence. M. Nordau dit lui-même (p.494, t.II): « Il n'existe qu'un seul mode d'action des cellules et des organes entiers : cette action est la même à l'état de santé et de maladie, seulement parfois renforcée, d'autres fois affaiblie. Si une de ces déviations de la norme habituelle se trouve nuire aux buts de l'organisme entier, nous l'appelons maladie. La différence entre la santé et la maladie n'est point qualitative, mais bien quantitative. » Donc, ajoutons-nous, la détermination de la limite entre la santé et la maladie dépendra de l'idée qu'on se forme des buts de l'organisme, et en conséquence, M. Nordau a raison de continuer: « ce qui est maladie dans certaines conditions peut parfaitement devenir santé dans d'autres (p.499). »

Est-ce dire que la médecine n'est jamais constante ? Elle l'est dans les mêmes limites, que l'idée de la santé et de la maladie, donc dans les limites de constance de la conception des buts de l'organisme entier, dont cette idée est la fonction. Si l'on considère les besoins purement physiologiques de la conservation directe de l'individu, les limites de constance embrassent l'existence entière de l'espèce humaine, et descendent même dans le passé biologique beaucoup plus reculé; des petits changements, occasionnés dans les conditions par la vie en ville ou à la campagne, au sein de telle ou telle classe économique, disparaissent en comparaison de cette énorme intégrale ; on peut donc accorder que la médecine du corps est objective. Il n'en est pas de même quant à la médecine de l'âme. Si l'on ne regarde que celles des fonctions psychiques qui ont pour objet l'organisme individuel et dans sa vie isolée, on peut encore admettre pour elles une norme constante quoique dans des limites déjà moins larges : ainsi il existe pour l'espèce humaine une limite constante entre l'instinct sexuel sain et l'instinct sexuel dévié. Mais dès que les relations sociales entrent en jeu, le caractère absolu de la norme n'est plus qu'une illusion. Les conditions, auxquelles il y a nécessité de s'adapter, et qui déterminent ce qu'on a appelé « les buts de l'organisme » changent ici incessamment et rapidement, et les intégrales résultantes, qui sont relativement exiguës, cèdent souvent la place aux autres; par conséquent, le critérium de la norme ne doit être jamais appliqué qu'à une fonction donnée, ni considéré comme constant hors des limites d'une seule époque. Pour des causes nombreuses et complexes, et dont la principale est sa communion intime, son immédiate proximité de la vie concrète et des réelles transformations des besoins humains, c'est la catégorie de la morale qui est, quoi qu'on en dise, la plus soumise à l'inconstance ; le principal stigmate psychique du dégénéré, l'insanité morale, se trouve le plus entaché de relativité. La première définition même que l'on a donnée de ces stigmates en général, implique cette relativité: car Morel reconnaît le dégénéré à « son incapacité croissante de remplir sa tâche dans l'humanité » et cette tâche, ces devoirs dépendent entièrement des conditions sociales, qui varient. C'est dont se doutaient évidemment Maudsley et Bail, quand ils appelèrent les malades nerveux « habitants de la zone limitrophe » entre la raison et la folie : il existe entre l'une et l'autre toute une échelle de transitions infiniment petites, et la fixation de la limite dépend de l'idée positive qu'on a des devoirs et de la morale. C'est un des cas spéciaux d'une loi générale hégélienne, celle de transformation de la quantité en qualité, dont Frédéric Engels fait l'application à la sociologie dans son livre polémique contre Eugène Duhring. Comme en chimie, l'addition de quelques atomes de C et de H produit un changement complet des propriétés du corps, déterminées d'ailleurs uniquement par comparaison et par rapport avec les autres corps, ainsi en matière sociale, les changements infiniment petits et imperceptibles qui s'opèrent dans la manière de satisfaire les besoins les plus différents finissent par s'intégrer et par engendrer une catégorie qualitative déterminée — au moment juste où on les met en rapport et compas avec une autre catégorie, une autre norme sociale antérieurement arrêtée.

C'est donc aussi par cette norme morale — relative elle-même — qu'on est guidé pour classer comme morbide tel ou tel symptôme, qui en réalité ne diffère que quantitativement de la maladie ou de la santé : et je crois que chacun est frappé du caractère relatif des diverses « manies » des psychiatres, comme celles : de négation, de destruction, de l'incapacité d'adaptation, de doute et d'investigation ; il ne me paraît pas plus possible d'admettre le caractère absolu et qualificatif des « maladies » de : la prostitution, du taedium vitae, de la « misopédie » et beaucoup d'autres. Je me permets de signaler ce point aux jeunes médecins familiarisés avec la science sociale, comme méritant des études spéciales; il me semble même, qu'un médecin, M. William Hirsch, a fait paraître tout récemment à Berlin un livre intitulé Génie et Folie réfutant les théories de M. Nordau au point de vue médical, mais j'avoue ne pas avoir eu l'occasion d'en faire connaissance. En tout cas, je borne ma tâche à montrer, quelle est la source sociale de la relativité des normes psychiatriques et comment se manifeste dans ces normes la conception qu'a des fonctions sociales leur créateur, le médecin.


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