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De la règle des mœurs - Partie 2

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1877, par Bouillier F.

Que faut-il donc entendre par cette nature de l'homme dans laquelle consiste la forme même du bien et d'où nous prétendons déduire l'unique et immuable règle de tout ce que l'homme doit faire ou ne doit pas faire? Si tout ce qui est dans l'homme n'entre pas dans sa nature propre et ne l'oblige pas, comment faire un triage parmi les divers éléments qui le constituent? De quel critérium faudra-t-il se servir pour conserver les uns, pour éliminer les autres? Comment établir une hiérarchie et des rangs, là où Jouffroy a eu le tort de paraître se contenter de faire une somme et une addition ? Il nous semble qu'il y a un signe bien simple et bien clair auquel il nous sera donné de reconnaître ce qui doit être mis de côté et ce qui doit en être maintenu.

Par l'ensemble des éléments qu'il embrasse et qui le constituent, l'homme, comme on l'a dit bien souvent, est un abrégé du monde entier, un microcosme. Distinguons ce qui, dans ce microcosme, est en commun avec les autres êtres, avec les êtres inférieurs de la nature, de ce qui lui est propre, de ce qui n'appartient qu'à lui seul, et nous aurons trouvé la règle d'excellence ou de perfection que nous cherchons, par l'analyse psychologique toute seule, par la comparaison de l'homme avec ce qui n'est pas lui, sans faire intervenir aucun principe à priori, aucune lumière surnaturelle, sans nous exposer, de la part des plus ombrageux, au moindre soupçon de mysticisme. Nous aurons ainsi un idéal, mais un idéal qui ne se perd pas dans les nuages, puisqu'il est en nous-mêmes, pas plus qu'il n'est un concept vide de l'entendement, puisqu'il a pour contenu l'essence même de notre nature, telle que nous venons de la déterminer. Cet idéal est la perfection humaine, que l'homme doit travailler à réaliser en lui. Kant et d'autres moralistes, nous le savons, ont reproché à cette notion de la perfection, non pas de ne pas contenir en elle le véritable but, mais d'être vague et confuse, de telle sorte qu'elle ne peut être érigée en règle de conduite. En procédant comme nous venons de le faire nous croyons avoir corrigé ce défaut et avoir donné au principe de la perfection ce caractère de précision qui, selon ces philosophes, lui manquait.

Si nous n'avions pas l'intention de nous borner à indiquer le principe et la méthode, si nous voulions en suivre les applications et entrer dans les détails, nous nous guiderions volontiers d'après Cicéron et les Offices, sans recourir aux modernes, dont la méthode n'a pas eu toujours autant de sûreté et d'exactitude. On ne saurait trop appeler l'attention sur ce remarquable passage du début des Offices où Cicéron esquisse à grands traits les principaux caractères qui élèvent l'homme au-dessus de la bête, qui font sa dignité et son excellence. L'homme est doué, dit-il, d'une intelligence par laquelle il prévoit et se souvient, par laquelle il embrasse le passé et l'avenir. A lui seul appartient en propre l'amour et la recherche de la vérité, l'amour de l'ordre, de la convenance et du beau. Enfin il est fait pour la société et pour la famille, et il a dans le cœur l'amour de ses semblables. Tels sont les traits essentiels du tableau abrégé que trace Cicéron de ce qui dans l'homme est véritablement humain. C'est de là qu'il tire, par une méthode qui, selon nous, est la seule vraie, la définition de l'honnête, la division des quatre vertus fondamentales qui correspondent à ces divers éléments de notre nature propre; c'est de là enfin qu'il déduit tous les devoirs de l'homme.

Quant aux autres penchants, communs aux hommes et aux animaux, ils ont sans doute nécessairement leur place, et leur indispensable rôle dans la vie organique et animale. Assurément l'homme ne vivrait pas sans boire et sans manger. Mais boire et manger ne sont pas néanmoins des traits caractéristiques de l'homme; ils ne font pas partie de cet idéal de perfection, de cette excellence, de cette dignité, qu'il doit travailler à réaliser et à conserver en lui. C'est ainsi qu'il faut, avec Cicéron, corriger Jouffroy, et restreindre aux tendances et aux facultés exclusivement humaines, ce que l'auteur du Droit naturel a dit de la nature, de la fin et du bien de l'homme, ainsi que ce grand devoir de perfectionnement qu'il semble appliquer indistinctement à tout ce qui est en nous.

Mais comment maintenir en soi cette prépondérance des hautes tendances et des facultés particulières de l'homme? Comment contenir, refouler les tendances d'ordre inférieur qui sont communes à l'homme et à l'animal, si ce n'est par le bon usage de notre liberté ? La liberté sans doute est la condition de tout perfectionnement, de tout effort vers notre idéal. Mais la formation, le développement, de la personnalité ou de la liberté, prise à part, indépendamment de son œuvre bonne ou mauvaise, n'est qu'une sorte d'abstraction que Jouffroy a eu aussi le tort d'ériger en fin suprême de la vie humaine comme le principe même du perfectionnement de toute notre nature. La liberté, qui est la condition et l'instrument de la personnalité, ne saurait être mise à part du degré de perfection auquel elle élève notre nature, pas plus que de la déchéance où elle la laisse tomber. Ne se peut-il pas que tel ou tel grand scélérat, plein d'audace, de sang-froid, de dissimulation, victorieux de tout remords, ait réussi à développer, dans sa vie perverse, une aussi forte personnalité que l'homme le plus vertueux ? Aura-t-il donc aussi bien atteint sa fin et réalisé l'idéal de notre nature? Sans doute la liberté considérée en elle-même, de même que toutes nos autres facultés, est quelque chose de bon en soi. Mais, à la considérer en acte, elle ne se sépare de son œuvre, qui peut être bonne ou mauvaise, et sur laquelle seule se mesure, en définitive, l'estime que nous devons en faire dans chaque homme en particulier. Or son œuvre c'est l'accomplissement de notre fin, c'est l'acheminement vers l'idéal de notre nature. Entre le scélérat et l'homme de bien la différence n'est pas tant dans le degré de développement de la personnalité, qui même pourrait être à l'avantage du premier, que dans l'usage qu'ils en ont fait, l'un et l'autre, l'un pour le mal, l'autre pour le bien.

Voilà comment, selon nous, a besoin d'être rectifiée la doctrine de Jouffroy, sous ses deux aspects différents, soit qu'il assigne pour fin à l'homme le développement de toutes ses tendances et facultés, quelles qu'elles soient, ou bien la formation de sa personnalité, en elle-même, indépendamment de la façon dont elle se manifeste et s'exerce.

Toute confusion se dissipe donc par cette simple distinction de ce qui est propre à l'homme et de ce qu'il a en commun avec des êtres inférieurs. Sans sortir de nous-mêmes, comme nous l'avons annoncé, et sans cependant rien sacrifier de cette immutabilité de la règle, hors laquelle il n'y a pas de morale, nous avons rencontré le bien que nous devons accomplir, l'idéal où nous devons tendre, idéal tout humain qui a l'avantage d'être accessible, puisqu'il n'est pas ailleurs qu'en nous-mêmes. En ce sens nous adoptons complètement la célèbre formule stoïcienne: vivre conformément à la nature propre de l'homme, et à son œuvre propre, suivant une belle expression d'Aristote. « L'homme naturel, a dit quelque part Pascal, qui d'ailleurs accuse la morale d'Epictète d'une superbe diabolique, est stoïcien. » Nous approuvons fort cette pensée et nous l'adoptons, quant à nous, sans nulle réserve.

Après toutes ces explications nous croyons pouvoir dire, sans trop de témérité, et, nous l'espérons bien, sans aucun scandale, que l'homme est sa loi à lui-même, qu'il la porte au dedans de lui imprimée dans son essence même, ou, en d'autres termes, que la règle immédiate des mœurs, que la forme du bien, est celle même de l'homme, forme qui n'est point un concept vide de l'entendement, disons-le, puisque, encore une fois, elle a un contenu qui est la nature humaine elle-même.

La loi de la conscience et la loi de notre nature ne sont qu'une seule et même chose, lex naturoe est lex conscientioe comme l'a dit Wolf et avant lui plus d'un philosophe et même plus d'un théologien; aussi n'avons-nous nullement la prétention d'être des novateurs plus ou moins téméraires. Avec quelle raison n'invoquons-nous pas la conscience, toutes les fois qu'il s'agit du devoir, et quelle meilleure preuve, à l'appui de toute notre doctrine morale? Quelle est en effet cette conscience qui, lorsque nous l'interrogeons, nous dit, d'une manière si souveraine, ce qu'il convient de faire et ce qui ne doit pas être fait ? D'où lui vient une pareille autorité, sinon de ce que la conscience, qui est si bien dénommée, est la connaissance intime, immédiate de ce que nous sommes? C'est dans cette notion de ce que nous sommes qu'est enfermée la règle de ce que nous devons faire, en vertu du lien nécessaire entre notre nature propre et notre fin, entre notre fin et notre devoir. Telle est sans doute la raison de la prédominance de la signification exclusivement morale de ce mot de conscience, dans la langue de tous, dans celle du lettré et du moraliste, comme dans celle du peuple, partout ailleurs que dans le vocabulaire des psychologues. C'est bien en effet la conscience, la conscience toute seule de ce que nous sommes qui détermine, qui commande, en toute occasion, en toute circonstance, la façon dont nous devons nous comporter et agir.

Pour compléter cette explication par l'analyse d'autres phénomènes moraux, qu'est-ce encore que la satisfaction morale, sinon la conscience d'avoir agi comme il convenait à un homme d'agir? Qu'est-ce que le mécontentement de soi, le remords, sinon la conscience d'avoir agi contre la convenance avec notre nature, d'être déchus du rang que nous devions garder, semblables non plus à des hommes, mais à des êtres dénués de raison, abandonnés sans frein à leurs passions, semblables à des brutes et non à des hommes? Que de vérité et d'énergie dans ce mot d'abrutissement qui désigne l'homme déchu par sa faute de sa dignité d'homme et tombé au niveau de la brute! On ne dit pas moins bien, dans le langage ordinaire, d'un homme qui a commis une faute, qu'il s'est méconnu. Il s'est méconnu en effet, n'ayant pas agi comme il le devait en sa qualité d'homme, n'ayant pas agi en homme. « Le jugement du bien et du mal, a dit Cousin, qui n'a pas toujours parlé d'une manière si peu métaphorique, ne repose que sur la constitution même de la nature. » Sauvegarder en soi la dignité d'être raisonnable, devenir, demeurer toujours véritablement un homme, dans la vraie et haute signification du mot, voilà toute la morale, voilà la loi et les prophètes.

On s'inquiète beaucoup trop, à ce qu'il nous semble, dans l'intérêt de la morale, des théories qui prétendent faire descendre l'homme des animaux. Leur vérité fût-elle démontrée, ni notre dignité ni aucun de nos devoirs n'en souffrirait aucun préjudice. Il ne s'agit pas en effet, pour déterminer ce que nous devons faire, de savoir ce que nous avons été, mais bien ce que nous sommes. Quand il y aurait eu des singes dans notre arbre généalogique, quand, en remontant encore plus haut, on y rencontrerait des mollusques, je ne vois pas que cela ôte quoi que ce soit au degré actuel de notre excellence, et par conséquent à nos obligations et à nos devoirs. La règle à suivre est dans l'homme tel qu'il est aujourd'hui et non dans l'homme tel qu'il était, s'il est permis de parler ainsi, quand il n'était pas encore. L'avilissement, comme la noblesse, ne vient pas de nos ancêtres, quels qu'ils soient, mais uniquement de nous-mêmes.


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