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L'avenir de l'éducation - Partie 2

La revue des revues

En 1896, par Letourneau C.


La culture morale et scientifique reste à créer

L'introduction dans l'éducation d'une convenable culture physique est pourtant chose relativement aisée, puisqu'elle se ramène à une question de bon sens et d'argent. Bien autrement délicate est la culture morale. Cependant nombre de faits d'observation attestent que, sous ce rapport, la nature humaine est très malléable. A vrai dire, et cela ne se conteste plus guère, toute notre moralité résulte de notre éducation individuelle et surtout de l'éducation ancestrale à qui nous devons nos penchants innés, bons ou mauvais. Certaines de ces innéités acquises ont une telle énergie qu'elles défient parfois toute éducation individuelle ; mais la plupart peuvent être soit atténuées, soit développées par une culture convenable ; même il est possible de préparer la genèse de penchants nouveaux dont les sociétés futures réclameront l'existence. Mais de ce côté, toute la pédagogie scientifique est encore à créer. Jusqu'ici on s'en est à peu près remis aux préceptes religieux et aux lieux communs de la morale courante.

Le milieu social fait ou défait le reste.

Mais il est sûr que, comme les autres, ce chapitre de la pédagogie ne pourra s'écrire qu'en résumant les résultats de l'observation et de l'expérience. Or, de toutes les écoles, seules les écoles de justice dans la Perse ancienne s'étaient proposé de développer dans un sens donné la moralité et le caractère. Dans ces écoles perses, qui rappelaient l'organisation des clans primitifs, on enseignait la justice, non par le moyen de préceptes, mais expérimentalement et en profitant des incidents de la vie commune. Si succinctement que Xénophon nous l'ait racontée, l'expérience est à retenir; elle en peut suggérer d'autres. Un curieux essai tenté par le réformateur Owen, dans sa colonie industrielle des New-Lanark, prouve aussi que, pour l'éducation morale, la crainte du blâme public, l'amour des louanges constituent de puissants mobiles ; puisque ce ressort suffit à Owen pour réformer en quelques années une population d'enfants recrutés sans choix dans les asiles d’Édimbourg. — Dans les pénitenciers systématiques et éducateurs, la considération de l'intérêt bien entendu, la perspective d'une libération anticipée unie à un certain patronage bienveillant ont aussi donné d'excellents résultats. J'ai cité ailleurs le pénitencier de Neuchâtel (Suisse). Dans le célèbre pénitencier d'Elmira (État de New-York) on s'efforce de susciter ou de réveiller chez les détenus le sentiment du devoir. Le prisonnier est maître de son sort; son passé est considéré comme aboli ; point de punitions non plus; il existe seulement un présent, un futur et une récompense pour qui s'est amendé soi-même. Or sur 1722 détenus libérés sur parole, la plupart, 1125, soit 78%, ont eu après leur libération une conduite satisfaisante, comme il a été possible de le constater ; le reste a été perdu de vue, mais rien n'établit que tous aient récidivé, comme le font en très grande majorité nos libérés d'Europe.


L'avenir de l'éducation

Ces faits montrent nettement la puissance morale d'une éducation bien combinée et la relative flexibilité des sentiments et des désirs humains. Rappelons-nous aussi les prodigieux résultats obtenus à Sparte et plus encore dans les clans peaux-rouges, cette énergie plus qu'héroïque des Indiens d'Amérique, qui a inspiré à Leibnitz les réflexions suivantes : « L'éducation pourrait nous donner les étonnantes qualités du corps et du cœur des sauvages de l'Amérique du Nord, qui nous passeraient de beaucoup, s'ils avaient nos connaissances. Je n'attends point qu'on fonde un ordre religieux dont le but serait d'élever l'homme à ce haut point de perfection. De telles gens seraient trop au-dessus des autres et trop formidables aux puissances. »


Les difficultés pour établir l'éducation morale

Théoriquement l'éducation morale est donc très possible ; mais dans quel sens la devrait-on donner ? A coup sûr dans le sens du développement des qualités sociales les plus nobles, de l'altruisme, l'aide mutuelle, de la subordination des intérêts individuels à ceux de la communauté. Or, la chose serait bien difficile ; car c'est dans le sens opposé que poussent les mœurs, que se déchaînent les appétits et il est bien malaisé à la pédagogie de remonter ces courants généraux. Notre état moral, plus généralement les mœurs des pays civilisés, encouragent l'égoïsme et subordonnent à peu près tout à l'argent.

Sous ce rapport le monde anglo-saxon, qui a si bien compris l'éducation physique, donne d'assez mauvais exemples moraux. L'individualisme y est poussé à l'extrême; l'abeille ne s'y soucie guère de l'essaim. Un grand Anglais, Darwin, a proclamé la concurrence comme la loi même du développement non seulement animal, mais social : « On devrait, dit-il, faire disparaître toutes les lois et toutes les coutumes, qui empêchent les plus capables de réussir et d'élever le plus grand nombre d'enfants » ; mais réussir d'après le sens couramment donné à ce mot, c'est gagner de l'argent. En Amérique, on le crie sur les toits, et la vénération pour le dollar est devenue une religion. Assez récemment même on y a publié ce qu'on peut appeler « le Décalogue du dollar », et cet écrit a provoqué comme un accès d'enthousiasme religieux, si profond que les clergymen eux-mêmes y ont vu une sorte de Révélation nouvelle. On peut donc affirmer que la culture morale ne s'organisera pas sérieusement avant que nos sociétés civilisées n 'aient subi de profondes métamorphoses.


L'avenir de l'éducation intellectuelle

Pour l'éducation intellectuelle, il en pourra être autrement. Dans un temps vraisemblablement assez prochain, toutes les sociétés civilisées s'efforceront de donner à tous les esprits une suffisante culture, et malgré le développement des sciences, une pédagogie intelligente saura en extraire l'essence, ce que tout être civilisé doit et peut savoir. La durée des études n'en sera pas augmentée pour cela, au contraire, car on aura répudié à jamais les absurdes méthodes d'autrefois. Le maître s'adressera surtout à l'intelligence et à la raison, non plus à la seule mémoire. L'étude des langues ne sera plus paralysée par l'abus de la grammaire. On saura que pour apprendre aisément une langue il faut dès la première enfance simplement s'exercer à la parler, à la lire, à l'écrire. On aura remarqué que les études grammaticales doivent se placer non au début, mais à la fin, et qu'il y a grand avantage à les simplifier en y joignant les données principales de la linguistique. On ne se cramponnera pas au latin et au grec, comme un naufragé à une planche de salut. Au lieu de disperser l'attention, déjà si fugitive, des enfants en les faisant s'occuper en un jour de dix sujets différents, on aura classé dans un ordre logique et d'accord avec la psychologie scientifique les diverses connaissances. Les principales d'entre elles figureront à tous les degrés de l'enseignement, mais à chaque degré on aura soin d'épuiser une matière avant de passer à une autre. Une science constituée est comparable à un arbre ; elle a un tronc, des maîtresses branches, des rameaux, des branchilles, des feuilles. Ce qu'elle renferme de fondamental peut toujours se résumer en très peu de pages. Autour de ces données essentielles, les faits de plus en plus particuliers et de moins en moins importants se peuvent très naturellement grouper. Mais il faut se garder d'étudier un arbre scientifique en commençant par la menue description des feuilles, comme on le fait si souvent dans nos écoles. Dans un système d'instruction publique ainsi logiquement ordonné, chaque degré, tout en se suffisant à lui-même, formerait une base sur laquelle reposerait l'étage supérieur, et, à tous les degrés, l'éducation serait intégrale, c'est-à-dire physique, morale et intellectuelle.


Nos descendants vaudront plus que nous

Il est de toute évidence qu'une telle réforme dans la pédagogie ne saurait s'improviser. Les grandes lignes en seront d'abord arrêtées ; mais, pour le détail, il faudra procéder par des essais intelligemment préparés et médités. D'ailleurs le système ou les systèmes d'éducation devraient rester toujours à l'étude, s'améliorer sans cesse. En cette matière, plus qu'en toute autre, la perfection n'est jamais atteinte. C'est assez dire qu'une saine, sage et progressive culture du corps, du cœur et de l'esprit des enfants est à peu près impossible dans les pays centralisés à outrance, où, comme le demandait Rolland, il y a un peu plus d'un siècle, il y a un « chef-lieu de l'éducation », où le personnel enseignant, choisi et dressé d'après une méthode uniforme, est en outre organisé comme un régiment, où toute initiative est à peu près interdite à ses membres, où la moindre expérience pédagogique est presque impossible et d'ailleurs considérée comme subversive. Pour réformer sainement leur pédagogie, ces pays à organisation césarienne devraient briser d'abord leur administration oppressive, se morceler en cités libres et fédérées, dont les divers systèmes d'éducation se contrôleraient, se corrigeraient les uns les autres. La « plante-homme », comme disait Alfieri, est vigoureuse. A combien de causes de destruction le genre humain n'a-t-il pas résisté, gagnant toujours un peu de terrain, progressant péniblement, contre vents et marées? Que ne pourrait-on pas faire de l'espèce humaine, si l'on développait toutes les améliorations, que virtuellement elle renferme ? Or, c'est là une question de salut ; car, sous peine d'extinction, il faut que nos descendants soient plus forts, plus beaux, meilleurs et plus intelligents que nous.


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