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La science comme fonction de la société - Partie 3

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1897, par Giner de Los Rios F.

On peut confirmer ce pressentiment d'après les deux sociologues qui ont étudié le plus spécialement — que je sache — la question : M. Tarde et M. Schaeffle.

M. Tarde, dans sa logique sociale a exposé les conditions des découvertes et des inventions scientifiques, ainsi que l'apparition et la fonction du génie; et son analyse de ces conditions, surtout de celles qui préparent ce qu'il appelle « le point de maturité » de chaque découverte, est peut-être la plus importante que nous possédions actuellement sur ce sujet. Mais M. Tarde s'est surtout appliqué à approfondir ces conditions en ce qui touche le travail collectif des savants, négligeant le travail intellectuel anonyme. Il y a même un passage dans un de ses livres qui pourrait faire penser que la diffusion des lumières, en produisant un certain nivellement général des esprits, nuirait à l'originalité des individus et à la facilité des découvertes. Heureusement, dans la préface de la deuxième édition, il affirme que la similitude progressive des individus, « loin d'étouffer leur originalité propre, la favorise et l'alimente » ; et que le progrès de la sociabilité fait éclore des individualités, chaque fois plus profondes et plus caractérisées. Il va encore plus loin : dans d'autres passages, ce sont les croyances et les désirs, les principes, les connaissances que l'inventeur a reçues de la société ambiante, qui s'accouplent en son invention, lentement engendrée par la collaboration accidentelle et naturelle d'un grand nombre de consciences. Dans cette théorie, le mouvement commence en bas, dans ce que l'auteur appelle la « multi-conscience », et après le travail d'une élite (« pluri-conscience »), aboutit dans chaque sphère à une sorte de législateur unique (« uni-conscience »). Seulement il reste quelque doute sur ce qu'on doit entendre par cette multi-conscience. Quelquefois, elle désigne l'esprit social tout entier, à peu près comme dans la religion et dans la langue ; d'autres fois les seuls professionnels, comme dans le droit, qui semble pour M. Tarde ne commencer son travail collectif que chez les juges. Dans les Lois de l'imitation, il déclare que l'invention est un produit de la rencontre du génie individuel avec des courants sociaux, et que la société pressent et élabore ses conceptions avant que la science, en les développant, les précise; et il fait remarquer le processus d'essais multiples, du choc desquels sort un jour la solution qui fait oublier tout le reste; car le progrès est « une espèce de méditation collective rendue possible par la solidarité de plusieurs cerveaux ». Mais ce ne sont peut-être que des cerveaux de savants. Quoique l'auteur n'ait pas abordé spécialement ce sujet, la théorie de M. Tarde établit donc solidement qu'il faut toujours une base sociale de travail intellectuel pour aboutir à une solution, que l'homme de génie finit par trouver.

M. Schaeffle, dont le système est une combinaison du positivisme et de la philosophie de Krause, dans laquelle une attention toute particulière est donnée au rôle et à l'organisation sociale de la science, est le sociologue qui en a exposé la formation, peut-être avec le plus de détails. Dans sa Structure et vie du corps social, il fait d'abord ressortir ce caractère de la recherche scientifique, qu'elle est une œuvre de collaboration entre les savants contemporains, ainsi qu'entre les générations successives, et dont les résultats sont consolidés dans le langage et dans d'autres formations analogues. Mais M. Schaeffle a exposé tout spécialement la distinction du travail social intellectuel en travail scientifique et empirique ou pratique. Ce sont deux groupes de connaissances, plus ou moins organisées, et qui se rapportent à toutes les branches de la science; il y a même, — dit-il, — une métaphysique vulgaire, qui correspond à la métaphysique des philosophes, et qui joue un rôle très important dans la formation du sens social de la vie. Sa conception de cette connaissance commune est celle d'un produit qui accompagne le travail de l'esprit dans toutes les branches du savoir, y compris les résultats de la recherche scientifique elle-même, une fois admise dans l'esprit général. Mais l'auteur a laissé aussi dans l'indétermination le rapport entre ces deux sphères de la connaissance. Certes, il affirme leur réaction mutuelle et complémentaire, mais il ne va guère plus loin. Cela pourrait dépendre de ce que M. Schaeffle, tout en les distinguant, leur assigne une caractéristique purement subjective : l'une cherche la vérité pour elle-même ; l'autre, comme un moyen pour d'autres buts. Or, cette distinction ne semble pas suffisante. D'abord, tous les individus, et non pas seulement l'homme de science, ont autant de besoins intellectuels, autant de désir de connaître, que la culture de leur esprit le comporte. Puis la connaissance scientifique se caractérise aussi objectivement, — quoiqu'on en dise parfois, — par la qualité de ses produits, par sa valeur logique, même dans ses hypothèses; tandis que la connaissance populaire, dans ses coordinations (mais non dans son principe) pourrait être appelée provisoire, ou plutôt dogmatique; elle n'est qu'opinion, pressentiment, croyance; elle ne peut pas produire ses preuves. Encore, dans cette distinction, faut-il ne pas oublier l'unité de la connaissance, par laquelle seulement est possible un rapport quelconque entre ces deux sphères; d'autant plus que c'est dans la connaissance commune, et non ailleurs, que se trouve nécessairement le point de départ de la science. Enfin, le caractère désintéressé de la science ne doit pas être compris comme si la vie de chaque société, avec ses problèmes actuels et pratiques, n'avait pas à se préoccuper des recherches de ses savants. Bien au contraire. Depuis les expériences du chimiste ou de l'ingénieur jusqu'aux conceptions politiques, économiques, morales, nous voyons toujours les hommes de science se préoccuper partout de ces problèmes, dont les difficultés sont bien souvent le point de départ de leurs investigations. Leurs desiderata leur sont suggérés non seulement par l'état actuel de la science, mais aussi par les soucis de leur temps, qui les amènent à trouver des remèdes — dans la limite de leurs moyens. Sans appeler la science une « superstructure » de la vie sociale (encore moins de la vie économique), on peut reconnaître, à chaque époque, une correspondance entre le programme, — pour ainsi dire, — de sa science et ses besoins politiques, esthétiques, techniques, moraux, religieux, industriels, économiques, philosophiques.

Déjà Comte expliquait l'opportunité de la sociologie « d'après l'analyse de l'état social de notre temps ». Aujourd'hui cette liaison est devenue un lieu commun chez les écrivains, quoique restreinte, en général, aux études qui ont pour but la vie éthique. Mais on trouverait un rapport semblable dans les autres branches du savoir. On peut se représenter la science de chaque société comme un essai de solutions des questions les plus pressantes. Or, ces questions se traduisant dans la conscience commune par des préoccupations, des tâtonnements, des points de vue, des courants d'opinion ; tous ces éléments maintiennent avec les coordinations scientifiques un rapport semblable à celui que M. Schaeffle lui-même établit entre la métaphysique vulgaire et la métaphysique des philosophes, fait que déjà M. Zeller avait signalé pour la Grèce. Au moyen d'une sorte de sélection, ils passent par des degrés successifs, pour aboutir à cette expression supérieure qui les réfléchit « en les purifiant progressivement » et en dégageant l'unité systématique qui resterait cachée pour la pensée commune.

Il serait difficile de dresser le programme intégral des questions qu'embrasserait une étude complète de la science comme fonction sociale. Mais, d'une façon sommaire, on pourrait du moins indiquer que sur la base des travaux signalés, qui fournissent déjà des matériaux d'une si haute valeur, on pourrait entreprendre d'éclaircir le problème sur lequel cette note voudrait appeler l'attention des sociologues, c'est-à-dire, celui de l'unité intégrale de la fonction sociale, intellectuelle, dont la science n'est qu'une partie, formée dans le tout et en continuité indivisible avec lui. La connaissance générale, réalisée chaque jour en dehors des recherches du savant, finit par incorporer dans celles-ci ses produits, aussi supérieurs en quantité qu'inférieurs en qualité, mais qui deviennent alors aussi des produits scientifiques, Cette contribution du travail intellectuel commun n'a pas toujours le même caractère. Il y a d'abord un travail intentionnel, au moyen duquel des hommes étrangers à la science proprement dite, à ses préoccupations, même à ses procédés, lui prêtent pourtant leur concours avec la conscience du but auquel ils collaborent. Ils entreprennent des recherches, adaptées à leurs moyens et à leurs penchants, et en rapportent des matériaux qui, une fois contrôlés par le savant, sont mis à profit dans la construction scientifique.

Mais à côté — au-dessous si l'on veut — de cette recherche volontaire, guidée par les professionnels et qui appartient toujours à une minorité qui rappelle la « multi-conscience » de M. Tarde, il en existe une autre forme. Il y a une collaboration accidentelle, spontanée, involontaire, représentée par la masse énorme des divers produits intellectuels de chaque jour qui, stratifiés dans l'esprit social, deviennent le fond premier du travail scientifique.

Or, si les procédés, qui mettent en rapport tous ces groupes et les font servir à ce dernier travail, n'ont pas été suffisamment étudiés, — en dehors des aperçus dont il a été question, — le processus au moyen duquel la vérité scientifique se répand de haut en bas et devient à son tour le bien de tout le monde, en revenant ainsi à sa source primitive et en élevant le niveau de la connaissance et de la culture générales, a été au contraire déjà analysé — on vient de le voir — avec plus d'attention. Dans ce dernier processus à son tour il faut distinguer deux fonctions. Il ne se réduit pas à faire pénétrer les notions scientifiques dans l'esprit social, en augmentant son patrimoine. Il agit également sur les qualités de cet esprit, en accroissant son énergie, en raffinant son sens critique, en intensifiant sa réflexion, en épurant et en élevant son idéal. C'est donc dans la complexité de cette fonction, et non pas seulement par la généralisation de ses résultats, que la science exerce dans la société un rôle vraiment éducateur.


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