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La science comme fonction de la société - Partie 2

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1897, par Giner de Los Rios F.


II

Il y a pourtant un domaine de la production de l'esprit, auquel cette conception n'a pas encore été appliquée avec le développement qu'elle comporte : c'est le domaine scientifique. Il est vrai que la plupart des sociologues qui ont appliqué leurs théories aux diverses branches de l'activité sociale, n'ont pas apporté la même attention à la science qu'à d'autres disciplines, telles que la religion, l'art, le droit, les langues, la vie économique. Par suite de cet oubli, une certaine théorie, qu'on pourrait appeler aristocratique et qui se refuse à reconnaître la parenté de l'élite sociale et de l'esprit général du peuple, règne encore dans les études actuelles sur le processus de la formation de la science, dans laquelle on continue avoir presque exclusivement l’œuvre de l'individu selon la tradition de l'ancienne psychologie, ou plutôt de l'ancienne logique des écoles.

Tout le monde reconnaît sans peine aujourd'hui que la philosophie de Kant ou les découvertes de Galilée, de Darwin, de Pasteur, n'auraient pas eu lieu indifféremment dans un milieu quelconque. On admet même que les plus grandes utopies se trouvent en rapport avec les idées et les tendances de leur temps : c'est l'esprit grec et son idéal qui se trouvent au fond de la République de Platon, et non pas uniquement la conception individuelle d'un philosophe. Mais le plus souvent on oublie d'approfondir cette corrélation. L'investigation et la construction de la science sont conçues comme l’œuvre professionnelle des savants, dans laquelle la pensée sociale n'a rien mis, au moins d'une façon directe. L'étude de ces rapports entre l'homme de science et son milieu intellectuel est presque toujours réduite à celle des conditions de son travail, et de la diffusion des résultats de ce travail dans les diverses couches sociales. L'organisation économique, le niveau de culture, l'action des gouvernements et des institutions sont envisagées comme des influences favorables ou nuisibles à la science; mais on n'envisage guère l'action sur la science des idées répandues dans le peuple.

Certes, il ne trouverait pas beaucoup d'adhérents celui qui prétendrait que la théorie cellulaire, ou la géométrie ultra-euclidienne, sont l’œuvre exclusivement personnelle des savants qui ont constitué ces coordinations de pensées, et non le résultat d'un immense amas d'observations, de réflexions et de recherches. Mais, si dans cette coopération on n'admet que des initiés, non des « profanes »; si l'on veut que le travail scientifique n'ait rien à faire avec l'apport occasionnel d'une foule qui a trouvé, pour ainsi dire, sans chercher, ou plutôt en se livrant à d'autres recherches, l'action qui se propage de haut en bas, des savants à la foule, reste un mystère. Comment comprendre la diffusion des vérités, laborieusement acquises au moyen des procédés techniques du physicien, du biologiste, du mathématicien, du moraliste, du philosophe, si l'on ne reconnaît pas une communion actuelle de la pensée sociale avec celle du savant, même lorsqu'il s'agit du plus grand génie, si on ne veut s'appuyer que sur l'unité de la nature humaine, sur ce qu'il y a de plus vague, de plus primitif et de plus rudimentaire dans le contenu de la conscience ? Autant vaudrait prétendre que les plus profondes découvertes et théories contemporaines seraient intelligibles tout d'un coup pour une peuplade sauvage. Elles le deviendraient sans doute, mais seulement après une évolution bien longue qui aurait précisément pour résultat l'acquisition de ce fonds commun de connaissances, au sein duquel la science se développe et auquel elle revient un jour porter ses fruits.

C'est dans cette réaction mutuelle entre le corps social et ses organes spéciaux, dans l'ordre intellectuel comme dans la politique, et partout, que la vie et les transformations des sociétés sont seules possibles.

Au fond, ces idées ne sont pas étrangères, tant s'en faut, à la plupart des sociologues.

Il serait inutile d'insister sur tout ce qu'ont pu faire pour l'explication de la genèse des organes sociaux, par un processus de différenciation, Comte et Spencer, sous l'impulsion plus ou moins consciente de l'école de Schelling, — malgré son idéalisme fantaisiste, trop semblable d'ailleurs à d'autres idéalismes qui se font remarquer chez plus d'un sociologue « positif » de nos jours. Tout le monde sait aussi, d'autre part, combien l'étude de l'esprit social est redevable aux travaux de Lazarus et de la Voelkerpsychologie, littérature dont la richesse s'accroît chaque jour en Europe et en Amérique. Ce qui nous manque encore, c'est plutôt une coordination systématique de tous les matériaux, à l'aide d'un principe qui puisse ramener la fonction scientifique au rapport général de l'être social avec ses organes. Il est à regretter que le grand sociologue anglais n'ait envisagé cette fonction que comme un dédoublement des fonctions religieuses, en laissant en dehors de ses recherches, sa connexion avec la conscience sociale. Beaucoup de penseurs éminents ont commencé à porter leur attention sur certaines parties du problème. M. Fouillée, par exemple, a étudié non seulement la conscience sociale, mais le rapport qui existe entre elle et les conceptions scientifiques du droit et de de l’État. M. De Greef a insisté sur ce même rapport des doctrines avec la pensée collective, pensée qui commence par des réflexes, plus ou moins compliqués, centralisés et coordonnés, pour devenir des théories scientifiques. Pour M. Gumplowicz, ce qui pense dans l'individu ce n'est pas lui-même, mais la communauté sociale, l'esprit de son époque ; et la vérité scientifique est le fruit d'innombrables tâtonnements. Dans un sens moins absolu, M. Fairbanks établit aussi que l'intelligence de l'individu est un produit de son milieu intellectuel et fait de l'assentiment donné par ce milieu le critérium de la vérité à chaque époque. Selon M. Kidd, aucune grande idée, aucune grande découverte ne peut être appelée l’œuvre de l'individu, mais doit être considérée comme le résultat d'une lente et passive accumulation de travail social. D'après M. Le Bon, les grands hommes sont également la synthèse des efforts d'une race, comme leur œuvre est le résultat d'un grand travail antérieur, qui se propage à son tour dans la foule. M. Novicow, tout en concentrant la conscience sociale dans une élite, qui élabore les idées, décrit en détail le travail intellectuel qui s'accomplit journellement dans la masse. M. René Worms, qui fait rentrer ce travail d'une façon systématique dans les fonctions de sélection de l'organisme social, affirme que les grandes découvertes sont l’œuvre de plusieurs, en répondant à un besoin social, et que l'individu est plutôt formé par la société et imprégné des produits de l'esprit collectif. Ainsi, l'existence d'un rapport entre ces deux forces dans le domaine intellectuel est reconnue par tous ces sociologues, et d'autres encore; et quoique leur attention se soit surtout portée jusqu'ici sur l'un des aspects du problème — la diffusion des idées, à partir d'une minorité scientifique, — on voit que le temps est proche où l'on parviendra à en envisager l'autre face : celle de la genèse sociale de la science.


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