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La personnalité libre et l'individualisme de notre temps - Partie 4

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1899, par Starcke C.N.


IV — Le socialisme

La grande régularisation des métiers qui est le but le plus saillant du socialisme, semble faire de cette doctrine le contraire de tout individualisme. Les adversaires du socialisme cherchent aussi leurs arguments les plus forts dans cette idée, que le socialisme n'est que mécanisation, les individualités n'ayant aucune valeur où tout est discipliné. Néanmoins nous croyons que la doctrine socialiste est infectée très profondément par ce culte de la personnalité libre, qui est à la fois la force et la maladie de notre temps. Par son côté pratique, le socialisme ne veut qu'ouvrir le champ aux classes laborieuses en déclarant que la morale n'exige pas l'abnégation patiente, mais que la vertu demande au contraire à l'homme social de se faire valoir autant que possible. Mais, pour la réalisation de ces buts, la doctrine socialiste n'est pas nécessaire. Nous trouvons le nœud de cette doctrine dans l'idée qu'elle se fait de la relation entre le travail et la jouissance.

Certes, pour beaucoup de gens, le travail ne représente qu'une dure nécessité; dans son caractère routinier et sa grande division et spécialisation il a perdu sa valeur intellectuelle et ne peut plus devenir le véhicule de la personnalité. Comme personnalité, l'homme ne vit que dans les moments où la machine le laisse en repos. Le loisir devient alors l'idéal du travailleur trop usé, et cet idéal a trouvé dans la doctrine socialiste son expression la plus complète. Le socialisme veut la mécanisation et l'organisation la plus complète du travail pour conquérir aux individus plus de loisir, c'est-à-dire une plus grande faculté de se concentrer en eux-mêmes et de développer leurs personnalités. Par l'organisation du travail on croit pouvoir le réduire à un minimum et donner aux occupations intellectuelles et esthétiques un plus grand rôle. Cette idée est néfaste par l'opposition qu'elle établit entre le travail et les valeurs intellectuelles.

Si, jusqu'ici, les occupations relatives à l'art et à la science ont possédé une si haute importance, c'est parce qu'elles représentaient des forces nécessaires dans le combat de la vie. L'homme cultivé acquérait une plus grande utilité sociale, et c'était la seule cause de regarder cette culture comme la plus noble et la plus digne. Mais la valeur que le socialisme trouve dans cette culture intellectuelle se réduit à la somme des jouissances intellectuelles et des émotions esthétiques, que nous autres connaissons comme les moyens de nous reposer de nos occupations sérieuses, mais dont nous ne pensons jamais à faire les buts de notre existence.

La haute valeur sociale de la science et de l'art a créé l'illusion qu'ils représentent en soi la jouissance la plus parfaite. Ils peuvent être une telle source de jouissances continues et profondes, mais seulement sous cette condition, qu'ils approfondissent les idées de la vie et de ses conditions et agrandissent les forces d'action. Où ce but échappe et où la jouissance domine, les sentiments se fripent et laissent l'esprit vide. Les occupations intellectuelles ne développent jamais la personnalité si elles ne visent à un but déterminé et social d'une manière systématique et persévérante. Si on les place dans ses heures de loisir, elles ne deviennent qu'un sport qui peut amuser, mais ne servent jamais à l'évolution de l'esprit. Dans l'état socialiste comme dans l'état actuel l'individu trouvera plaisir à vivre parmi des voisins aimables et conciliants, mais cette amabilité et cet esprit conciliant seront marqués de cette empreinte formelle des rapports du monde, parce qu'ils perdront leur fond sérieux. Tout ce fond inépuisable de valeur intellectuelle qui dans notre société se trouve dans le développement d'un caractère honnête et obligeant disparaîtra dans l'état socialiste parce que ces vertus deviendront moins utiles. Plus la machine sociale réalise la justice divine donnant à chacun la part qu'il mérite, moins il est nécessaire que l'individu lui-même trouve une joie à être l'instrument de la justice. Plus les besoins matériels de tous seront satisfaits par le travail forcé de tous, moins sera utile la joie que l'on ressent à se soutenir mutuellement et dont notre société ne peut se passer.

Plus la position de l'individu deviendra indépendante de sa culture intellectuelle, plus il lui sera loisible de choisir ses occupations intellectuelles sans courir aucun risque dans sa position matérielle, plus elles lui sembleront inutiles.

Le socialisme est en ce point trop idéaliste, il compte sur des forces qui n'existent pas. Il croit que les biens intellectuels possèdent une valeur immanente qui se fera toujours valoir, de sorte que les hommes libres de cultiver et de suivre leurs tendances intérieures seront toujours plus attirés vers ce qui est du domaine de l'esprit que vers la sensualité, vers les jouissances de la science et de l'art que vers l'orgie et la débauche. Mais ceci est sans doute une illusion. Il faut avoir une force intérieure considérable pour pouvoir sentir la jouissance des occupations intellectuelles les plus élevées, et cette force ne se crée pas de rien, elle ne vient que du travail, avec la vie et par l'expérience constante de l'importance de ses problèmes. Cette expérience disparaîtra dans l'état socialiste et par là aussi la véritable raison de préférer les jouissances élevées et nobles à celles d'une nature basse et grossière. Considéré comme jouissance, le grossier désir sensuel est plus massif: il ne devient d'une valeur inférieure que parce qu'il n'a aucun rapport avec notre activité et mine cette énergie d'initiative qui dans notre société est nécessaire. Les plaisirs des heures de loisir ont leur grande importance, parce que l'individu a besoin de détendre ses forces morales, mais ils n'ont aucune valeur s'ils ne renouvellent ainsi nos forces. La véritable valeur de la vie ne se trouve que dans le travail sérieux, qui nous unit activement à cette grande totalité, dont nous faisons partie. Croire que la personnalité peut croître par ce qui remplit ses loisirs, c'est se méprendre absolument sur les éléments de notre psychologie. Ce culte faux de la personnalité est la faiblesse du socialisme et le range parmi les autres manifestations de la mollesse de notre temps, qui cherche la jouissance passive et préfère une Providence pouvant arranger tout pour le mieux sans avoir besoin de notre coopération active et assidue.


V — La vocation

La personnalité libre n'est pas autre chose que la concentration intime et absolue autour des idées qui pour notre conscience semblent s'accorder avec l'évolution de cette société. L'acte de la concentration possède une grande force émotionnelle, mais plus on attache d'importance à cette concentration à cause de cette valeur subjective, plus il s'ouvre de perspectives pour le culte de la personnalité aboutissant à un affaiblissement de son énergie ou de sa sociabilité. Le grand problème de la concentration intérieure se pose, comme nous l'avons dit, parce que nous ne sommes pas libres de choisir notre périphérie; nous devons suivre ce qui s'est emparé de notre cœur, mais nous ne devons être pris que par l'utilité sociale.

Suivre sa nature, avoir dans son cœur des désirs qui s'annoncent comme le centre de notre existence, c'est avoir une vocation. L'éducation peut contribuer à créer un tel cercle fixe d'impulsions, comme de même elle peut agir d'une manière subversive en divisant les intérêts, ou en empêchant leur concentration. L'éducation peut aussi développer les dispositions innées mais elle ne peut en créer de nouvelles. Combien de malheurs ont été causés, justement parce que l'éducation a essayé de créer chez les individus des intérêts dont ils n'étaient pas capables de faire le but de leur vie, de sorte qu'elle provoqua une disparité entre leurs désirs et leurs aptitudes, disparité finissant à la longue par diviser leur existence. Sous l'ancienne influence de la morale de l'autorité, on n'était que trop disposé à déterminer la carrière future de l'individu, en se basant sur des considérations objectives n'ayant aucun rapport avec ses aptitudes individuelles. Certaines positions étaient considérées comme étant plus honorables que d'autres, et il se formait particulièrement à cet égard des idées, qu'il y avait des conditions dans la vie convenant plutôt à une classe de la société qu'à une autre. L'éthique, reconnaissant le droit de la personnalité libre, proteste contre cette idée de la manière la plus sérieuse. L'important n'est pas ce que devient un individu, mais qu'il occupe la situation à laquelle il peut satisfaire, et dans laquelle toutes ses aptitudes peuvent lui être utiles.

L'honneur, la renommée et l'influence que notre situation peut nous faire acquérir, n'ont rien à faire avec le devoir de suivre sa vocation naturelle, car tout ceci dépend de circonstances fortuites, non plus que le point de savoir si les conditions de vie pour lesquelles on possède particulièrement les qualités requises, touchent aux intérêts de plus ou moins d'individus. Mais l'on peut travailler aussi entièrement au progrès de la vie, quelle que soit l'extension du cercle auquel se rattache ce travail. Et dans tous les cas, en entreprenant une tache au-dessus de sa portée, l'individu dépense en pure perte la force qui aurait pu être utile, si elle s'était trouvée concentrée vers un but plus restreint. C'est pourquoi l'éducation doit tout d'abord être dirigée de façon à provoquer cette compréhension chez l'individu, qu'il ne s'agit pas de se choisir une situation dans la vie pouvant le mettre en vue, mais seulement d'en choisir une qu'il soit capable de remplir.


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