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La personnalité libre et l'individualisme de notre temps - Partie 1

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1899, par Starcke C.N.


I — La personnalité libre comme but moral

Les organisations politiques et civiles de la société et les formes de l'institution de la famille découlent essentiellement des conditions physiques et naturelles de la vie des individus placés à côté l'un de l'autre, et liés entre eux par les intérêts les plus divers. Mais jamais l'existence de l'homme ne s'absorbe entièrement dans ces relations; chacun trouve au fond de son âme quelque chose d'une nature intime et privée, formant comme le point central du cercle, dont la périphérie est déterminée par ses relations politiques et civiles. Si ce point central se déplace, ou si cette périphérie se transforme autrement que dans la direction radiale, la personnalité est arrêtée dans son développement et se trouve divisée et menacée.

L'évolution morale, celle des temps et des races comme celle des individus, est un effort continu pour former les périphéries nouvelles autour des mêmes centres et adapter les centres nouveaux aux périphéries nouvelles. Plus les conditions extérieures de la vie lient les individus entre eux, plus ce dernier effort devient urgent; mais plus la vie individuelle devient riche, plus l'individu trouve difficile de déplacer son point central. L'harmonie serait menacée par les progrès de la civilisation, si les individus n'étaient pas eux-mêmes les produits de ces progrès, et si les progrès ne consistaient pas dans une différenciation des relations extérieures qui permettent aux individualités les plus diverses de trouver une place où leurs qualités spéciales deviennent utiles en formant des centres divers.

Les temps primitifs se méfient de l'individu; les exigences sociales se manifestent comme des impératifs impitoyables. La civilisation demande que les impératifs surgissent de la conscience individuelle. Le problème devient alors : peut-on de nos jours avoir confiance dans les individus, parce que les exigences sociales des relations extérieures, des périphéries de la vie, sont devenues si claires et si fortes, que les différences individuelles cessent de menacer le système de leur combinaison? ou doit-on subordonner ces exigences extérieures à la liberté de la vie individuelle? Dans sa première forme le problème a toujours pour base, que l'individu n'a aucune valeur morale comme tel, mais seulement comme élément de la société. Dans sa dernière forme on a basé le problème sur cet autre axiome que la société n'existe qu'à cause des individus. Dans la pratique beaucoup de bonheurs se sont brisés contre l'impossibilité apparente de combiner ces deux principes. L'analyse théorique ne trouve pas leur combinaison impossible. Nous chercherons dans cet essai à poser cette analyse théorique du penseur en face des dangers pratiques qui, dans notre civilisation moderne, menacent l'harmonie entre les périphéries de notre vie au dehors et les centres individuels au dedans.

La vie n'est vécue que grâce à l'individu; si elle se consume en lui, elle cesse en somme d'exister, c'est pourquoi il faut que les individus deviennent des personnalités puissantes. Mais la condition en est qu'ils laissent suivre à leur nature ses dispositions et ses aptitudes naturelles. Il n'incombe pas à la société de trouver des fonctions pour les individus, ce sont eux qui doivent trouver leurs vocations et, par leur travail, en prouver l'existence et la valeur. Or, la société ne peut empêcher les individus de marcher dans des voies nouvelles sans entraver l'expérimentation utile. Toute évolution est une expérimentation constante et, si la liberté d'expérimentation se trouve arrêtée, les résultats deviendront incomplets. Le droit de la personnalité doit ainsi être pleinement reconnu, mais ce serait une illusion de croire que la société soit pour cela subordonnée à l'individu. Toutes les expérimentations de l'individu cessent d'être des expérimentations si elles ne sont guidées par le désir de chercher les perspectives les plus favorables à l'ensemble, à la société; elles deviennent alors des manifestations d'un esprit arbitraire et coupable. Sans doute la vie cessera d'exister si elle se consume dans les individus, mais si les individus s'isolent et perdent le sentiment d'être éléments d'une totalité, la vie cessera aussi.

La croyance que la liberté individuelle absolue, limitée seulement par ce sentiment intime de la totalité, sera toujours utile, n'est, on peut dire, qu'une croyance. Jamais le juge du dehors ne peut être convaincu que l'individu qui s'oppose aux coutumes soit guidé par ce sentiment; et l'individu lui-même se peut aussi facilement tromper sur les données de sa propre conscience et regarder comme des dispositions dignes d'être respectées par la société ses instincts arbitraires et l'empire insuffisant qu'il a sur ses tendances. Mais ce ne sont là que des difficultés pratiques qui ne touchent point à la vérité du principe.


II — L'humeur solitaire

Un des traits les plus caractéristiques dans la physionomie de nos temps est l'humeur solitaire qui se niche à côté de la préoccupation croissante des affaires de la société. Plus l'on accentue la personnalité libre, plus l'on arrive facilement à isoler les personnalités dans leurs rapports réciproques. Si l'harmonie entre la périphérie et le centre de notre vie est imparfaite, on peut s'efforcer de l'établir en substituant à la périphérie réelle une autre périphérie d'une nature idéale. Les moines du Moyen-Age l'ont fait; ils cherchaient le bonheur en se plongeant sans restriction dans un monde idéal, qu'ils appelaient Dieu, et leur histoire nous raconte combien d'efforts navrants et de combats intimes cela a coûté. Les sages de nos jours trouvent aussi nécessaire de chercher la solitude pour éviter la division intérieure, eux dont les milliers d'intérêts mesquins de ce monde et les abîmes qui séparent le monde réel du monde idéal déchirent l'âme profonde. S'ils se retirent du monde pour méditer sur les affaires du monde et donner aux principes, qui dirigent les hommes du monde, une plus grande clarté et une plus parfaite précision, ces sages auront rendu au monde un grand service; mais si, dans la solitude, c'est seulement le sentiment du bonheur de la concentration en soi-même qu'ont cherché ces sages, ils ne sont que des égoïstes. Ils se trompent, parce que, si nous pouvons trouver en nous-mêmes la force de vivre et d'agir, nous ne pouvons y trouver la substance de la vie et les objets de notre activité. Les moines du Moyen-Age, contemplant leurs propres idées, ne croyaient pas y trouver eux-mêmes, mais Dieu. Les hommes de nos temps qui se retirent du monde parce qu'ils désirent sentir l'unité absolue de leur âme, finiront par trouver le grand vide et la valeur de la vie annihilée. Le dégoût de la vie s'emparera alors de leurs pensées, ou ils deviendront des égoïstes brutaux et réfléchis.

Le combat, qui pour la plupart de nous est nécessaire pour réaliser l'harmonie, ce chef-d’œuvre moral, peut aussi logiquement se tourner contre nos passions que contre les faits du monde réel. Le but de notre vie subjective et de nos efforts en vue de l'harmonie de notre esprit est, sans doute, de transformer les idées qui dirigent nos actions de forces extérieures en forces intérieures. Mais le choix des idées que nous devons chercher à enraciner si fortement dans nos cœurs n'est pas laissé librement à la personnalité. Le monde objectif nous l'impose d'une manière impitoyable.

La prédication de la personnalité libre n'est alors que la prédication d'une méthode à suivre, et jamais une exposition d'une série d'idées. L'erreur de la regarder comme une telle exposition vient de deux sources : ou l'homme est fatigué de se contrôler et de combattre ses passions, qui ne peuvent être le centre d'une vie sociale, ou il se sent si fort qu'il croit pouvoir l'emporter sur le monde. Nous trouvons ces deux formes dans une multitude de phénomènes contemporains. Il y a une aversion croissante contre le mariage: on préfère les unions libres; l'idéal de l'amour se transforme et on nie qu'il puisse créer des obligations qui ne cessent pas avec la passion. On se retire avec dégoût de la vie politique et on préfère les jouissances de l'art et de la science. Tous ces phénomènes ne sont que les illustrations d'une même tendance, éviter partout la peine. Que le bonheur peut être acquis au prix de peines profondes, que la personnalité devient plus grande et plus forte, non par la légèreté et la sagacité avec lesquelles elle sait éviter les peines, mais par la fermeté avec laquelle elle marche à travers la peine, cette vérité n'est plus appréciée là où l'évangile de la personnalité libre s'est allié à la fatigue ou aux passions plus fortes que le désir intellectuel d'une harmonie universelle.


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