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Nature des hallucinations - Partie 5

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1907, par Leroy E.B.


IX

J'ai dit qu'une perception normale contenait toujours, non pas une sensation primitive unique, mais plusieurs, par suite de la multiplicité des impressions simultanément produites sur les divers appareils sensoriels par un agent unique; très probablement, l'image-souvenir correspondant à la sensation principale ne s'accompagne pas intégralement de toutes les images reproduisant ces sensations accessoires: rien n'interdit de supposer qu'un des caractères différentiels entre l'hallucination et cette simple représentation soit justement la présence dans l'hallucination, d'un groupe d'images de ce genre.

Cependant, je croirais volontiers que les différences les plus importantes sont ailleurs: on peut supposer que l'hallucination s'accompagne des mêmes présentations correspondant à des mouvements de réaction de l'organisme que la perception même; et ici, deux suppositions se présentent à nous, quant à la nature de ces présentations.

On peut supposer l'hallucination simplement accompagnée par la représentation (sans fondement périphérique) du complexus de sensations qui normalement accompagnent ces réactions. L'hallucination serait donc exclusivement formée d'un groupe très complexe d'images-souvenirs d'importances diverses, sans aucune sensation véritable.

La deuxième hypothèse me paraît plus vraisemblable: dans l'hallucination, la représentation principale serait accompagnée des mêmes réactions physiologiques périphériques qui, dans la perception vraie, sont amenés par l'excitation initiale. Incontestablement, il se produit, à l'occasion de l'hallucination des réactions complexes, mais les observations et les expériences qui ont été faites à ce sujet ne sont ni assez nombreuses ni assez précises pour permettre d'établir un parallèle entre les réactions ainsi constatées et celles qui accompagnent la perception normale. En revanche, par déduction ou par analogie, nous pouvons essayer de nous représenter avec plus ou moins de précision ce que ces réactions peuvent être.

Nous avons vu que l'hallucination s'accompagnait souvent de croyance implicite, mais que, souvent aussi, la croyance implicite pouvait manquer; je crois que dans ce dernier cas, il n'en subsiste pas moins certains éléments de cette croyance implicite. La croyance implicite est en somme caractérisée par la conduite du malade, par sa façon de se comporter vis-à-vis du monde extérieur il est une « forme de conduite », s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, à laquelle j'ai déjà fait allusion: c'est l'attitude générale du malade en présence de l'hallucination; il semble pourtant que cette « conduite minimum », ce minimum d'adaptation des actes, puisse, dans certains cas, manquer complètement, par exemple dans les hallucinations hypnagogiques; mais ce qui manque réellement alors, ce n'est probablement que ce qui, dans l'attitude, se traduit visiblement au dehors: il n'en reste pas moins une sorte d'attitude intérieure, parfois facile à déceler par l'introspection elle consiste dans l'adaptation des organes des sens. Lorsque j'ai une hallucination hypnagogique auditive, je ne tends pas l'oreille pour écouter, mais j'ai parfois le sentiment assez net d'une sorte d'acte involontaire d'attention, d'une sorte d'attitude de tout mon être, différant notablement de ce qui serait si, au lieu d'une hallucination, j'avais une simple représentation. Cette attitude involontaire, cette orientation particulière de l'organisme, me paraît tout à fait caractéristique de l'état d'hallucination.

On peut arriver d'ailleurs à la même conclusion par une voie un peu différente: nous avons vu qu'un des caractères essentiels de la perception était l'existence, dans le complexus d'images qui la composent, de sensations correspondant aux mouvements d'adaptation, ces mouvement d'adaptation ne sont pas autre chose que les mouvements qui se produisent lors de l'acte d'attention involontaire.

On peut donc admettre que l'hallucination diffère de la simple représentation et se rapproche de la perception vraie, parce qu'elle est accompagnée de mouvements d'adaptation plus ou moins clairement perçus (ou peut-être seulement imaginés) qui constituent un état d'attention antomatique spécial. Dans l'hallucination, en d'autres termes, il y aurait présence de phénomènes d'attention analogues à ceux que l'on rencontre dans la perception réelle, phénomènes qui ne se présentent pas sous la même forme dans le cas de représentations pures et simples. Il est fort possible d'autre part, que ces phénomènes d'adaptation jouent un rôle important dans ce que l'on peut appeler l'état de croyance implicite, mais c'est là un problème particulier se rattachant au grand problème de la croyance et dont nous ne pouvons nous occuper ici.


X

L'hallucination, ai-je dit, simule exactement la perception cela est vrai d'une façon générale, mais il est des cas où l'hallucination, s'écartant notablement du type habituel et commun, semble moins objective, des cas où elle ne s'impose pas avec la même apparence de réalité extérieure, où elle paraît en somme intermédiaire entre l'hallucination parfaite que j'ai seule décrite jusqu'ici, et la représentation non hallucinatoire. Je la qualifierais volontiers alors d'hallucination incomplète, me gardant bien toutefois de la ranger dans le groupe artificiel des prétendues « pseudo-hallucinations », groupe hétéroclite qui renferme pêle-mêle avec des hallucinations complètes, parfaites, des phénomènes qui ne sont pas des hallucinations du tout. J'ai signalé, il y a quelques années, la présence de ces hallucinations dans le rêve, voici les caractères que je leur reconnaissais: « Elles sont courtes, fugitives: elles s échappent pour ainsi dire afin de faire place à d'autres qui leur sont intimement associées; on sent qu'elles font partie d'une série qui tend à se développer; lorsqu'on les rappelle, on a de la peine à les isoler, elles se présentent par petits groupes que l'on croirait facilement ne former qu'un seul tableau; mais dont chacun, étant composé non selon l'ordre naturel objectif, mais selon l'ordre idéal, scientifique en quelque sorte, renferme ordinairement, pris dans son ensemble, et considéré au point de vue de la réalité objective, des contradictions internes. C'est ainsi, notamment, que les lois de l'espace et du temps n'y semblent pas respectées et que des objets nous sont présentés, ou des parties d'objets, qu'en réalité, étant donnée la situation matérielle que nous croyons occuper, nous ne pourrions pas voir, ou des sons que nous ne pourrions pas entendre, etc. C'est ainsi qu'ayant rêvé, par exemple, une feuille de papier blanc, on croit se rappeler avoir vu en même temps d'une façon à peu près aussi nette ce qui était écrit sur la face opposée qui cependant devait nous être cachée; en réalité, les deux images contradictoires avaient été non simultanées, mais successives. Il nous serait difficile de donner de faits de ce genre des exemples précis, mais nous croyons que chacun pourra en trouver de plus ou moins nets dans ses propres souvenirs. »

Ces caractères que l'on est surpris de rencontrer dans un groupe d'hallucination, comme on serait surpris de les rencontrer dans un groupes de perceptions, pourraient être pris, à première vue, pour les caractères intrinsèques essentiels de la représentation non hallucinatoire et je me suis demandé longtemps si précisément leur absence totale ne faisait pas l'hallucination parfaite. En réalité, si l'on examine de près ces groupes, on s'aperçoit que les caractères en question appartiennent non aux hallucinations isolées considérées séparément, mais au groupe lui-même; ils consistent en réalité dans un mode de succession particulier des perceptions fausses, non dans la structure même de ces perceptions. Ce sont des caractères propres au milieu dans lequel elles se développent.

Dans la perception normale, les images se succèdent dans un certain ordre, infiniment complexe, mais soumis à des lois rigoureuses. Ces lois sont celles qu'étudient les sciences physiques, non celles qu'étudient les psychologues.

Nous savons que notre volonté ne peut intervenir pour changer cet ordre sur lequel elle n'a aucune action directe; nous avons au contraire le sentiment de pouvoir intervenir directement dans l'ordre de succession de nos représentations normales. La naissance des représentations hallucinatoires et l'ordre de leur succession apparaissent au malade comme aussi indépendants de lui-même que si c'étaient des perceptions; elles surgissent comme en vertu d'une sorte d'automatisme irrésistible; ce caractère automatique des représentations hallucinatoires avait été vu par Taine, sous l'inspiration, semble-t-il, de Baillarger: « A mesure, dit-il, que l'image devient plus intense, elle devient à la fois plus absorbante et plus indépendante... elle surgit et persiste d'elle-même; il nous semble que nous ne sommes plus producteurs, mais spectateurs; ses transformations sont spontanées, automatiques. Au maximum de l'attention et de l'automatisme, l'hallucination est parfaite, et c'est justement la perte de ces deux caractères qui la défait. (1870, p. 104.) Malheureusement, Taine n'avait pas attribué à cet automatisme toute l'importance qu'il mérite, subordonnant tout, comme nous l'avons vu, à la question d'intensité des images et à la lutte de ces images entre elles.

D'autre part, j'ai eu, à maintes reprises, l'occasion de répéter que l'état de perception normale était caractérisé essentiellement par l'attention volontaire. Nous avons vu que, dans certains états, ce qui caractérisait le passage du normal au pathologique, c'était la passivité du sujet, l'impossibilité de l'attention volontaire. Ce caractère général du milieu favorable à l'éclosion de l'hallucination, vient renforcer ce que j'ai dit des caractères intrinsèques de l'hallucination môme l'hallucination est une représentation à laquelle est attaché un certain état d'attention automatique, analogue à celui qui se produit dans la perception, et en même temps, l'hallucination ne peut apparaître que lorsque l'attention volontaire est troublée d'une certaine façon. L'examen de ces deux conditions apparaît comme suffisant, sinon à expliquer complètement le mécanisme de l'hallucination, du moins à la différencier clairement d'avec les autres états.


CONCLUSION

En somme, ni l'intensité des représentations, ni leur localisation dans l'espace, ni la richesse des détails imaginés, ni l'exagération pure et simple de l'attention, ne suffisent à caractériser ou à expliquer l'hallucination, mais deux conditions paraissent nécessaires pour la rendre parfaite:

En premier lieu, un mode de succession particulier des groupes d'images: au lieu de se succéder selon les lois psychologiques normales de l'association des images et en même temps, de paraître obéir à la volonté du sujet, de se modifier à son gré sous les efforts d'attention volontaire, ces groupes d'images apparaissent comme plus ou moins indépendants de ces lois et par suite, le sujet les range nécessairement parmi les phénomènes qui ne dépendent pas de nous, parmi les phénomènes du monde extérieur.

En second lieu, une sorte de déclenchement spontané de l'attention automatique, groupant autour de l'image principale des éléments semblables à ceux qui, dans la perception véritable, viennent se grouper autour de la sensation.

Ces deux conditions ont une source unique exagération de l'attention automatique, corporel, avec diminution de l'attention volontaire je ferai remarquer en effet, que l'attention volontaire, dans l'hallucination, paraît à peu près supprimée, ce qui n'arrive pas avec la perception vraie nous pouvons à volonté porter notre attention sur une de nos perceptions: un malade ne peut pas plus concentrer volontairement son attention sur son hallucination qu'il ne peut l'en détourner et les hallucinations s'imposent (les malades le disent fort bien) avec plus de rigueur que les perceptions mêmes. L'hallucination, en somme, implique une synthèse des représentations différente de celle qui caractérise l'attention normale et l'on peut, si l'on veut, la considérer à un certain point de vue comme résultant d'un trouble de l'attention, mais c'est à condition de prendre le mot attention dans une acception extrêmement large; en tout cas, il ne s'agit certainement pas d'attention volontaire exagérée, mais au contraire, d'une substitution d'un mode particulier de l'attention automatique à l'attention volontaire devenue impossible.


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