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Nature des hallucinations - Partie 4

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1907, par Leroy E.B.


VII

L'hypothèse d'une différence fondamentale entre l'état normal et les états où peut apparaître l'hallucination fut soutenue contre Brierre de Boismont par Moreau de Tours, Maury et Baillarger dans une longue et célèbre discussion à la société médico-psychologique, vers le milieu du siècle dernier; quelques-uns des arguments mis en avant à cette époque, par Maury notamment, n'ont rien perdu de leur valeur.

Il importe avant tout de bien poser la question: évidemment les lois générales de la santé sont les mêmes que les lois générales de la maladie. Il ne faut donc pas s'attendre à les trouver violées, et la question est de savoir si, ces lois étant bien entendu respectées, l'hallucination peut ou non apparaître sans une modification dans l'ensemble des fonctions intellectuelles.

Dans certains cas, l'apparition des hallucinations est manifestement précédée d'une telle modification: c'est ainsi, par exemple, que les hallucinations oniriques semblent caractériser un état très spécial que personne ne s'avisera de confondre avec la veille normale; de même, dans la plupart des affections mentales, on observe tout d'abord des changements dans l'état d'esprit général du sujet, on voit, en quelque sorte, l'ensemble de ses processus mentaux changer de forme, et les hallucinations apparaître seulement lorsqu'il est parvenu enfin à un état manifestement différent, dans son ensemble, de l'état normal. Il est des cas cependant, où l'on ne constate, à première vue, aucune différence de ce genre, notamment dans les délires systématisés chroniques. Le malade se dirige seul et correctement, paraît complètement sain d'esprit, et perçoit même, semble-t-il, d'une façon correcte, tous les objets extérieurs, mais, de temps en temps, au milieu de cet état d'apparence normale, éclatent des bouffées d'hallucinations; j'ai examiné ailleurs (1905, pp. 211-241) une forme caractéristique de ce genre de délire, et montré que les malades en question, loin d'être habituellement dans un état normal, ont un trouble très profond et permanent de l'intelligence. Si l'on compare l'instant où surgit l'hallucination et ceux qui l'ont immédiatement précédé, on peut ne pas observer de grandes différences (et encore, est-ce à mon avis très contestable), mais il en est tout autrement si l'on compare l'état actuel avec l'état qui a précédé le début de la maladie actuellement, les fonctions mentales supérieures (c'est-à-dire les plus complexes) sont atteintes d'une sorte de perversion dont les hallucinations ne sont qu'un détail symptomatique.

On a souvent voulu considérer comme apparaissant à l'état normal, les hallucinations des mystiques; Brierre de Boismont, notamment, a prétendu que, résultant d'un effort soutenu de l'attention et de méditations prolongées, elles survenaient dans un état qui n'avait rien d'anormal: pour des raisons qu'il est facile de deviner, il lui paraissait pénible d'admettre une analogie entre l'état des mystiques et les états d'aliénation mentale.

Cependant, toute considération théorique mise à part, il est facile, par la lecture même des traités de théologie mystique, de se rendre compte que les « visions ou les « voix », n'apparaissent pas à la suite d'un processus aussi simple que le supposait Brierre de Boismont. Il ne peut être question ici, par hypothèse même, que de ceux qui, suivant une évolution régulière, ont passé par la voie « purgative » avant d'arriver aux manifestations « extraordinaires » les autres, ceux qui, brusquement, sans travail préalable, arrivent aux visions, se trouvent par le fait même, en dehors de l'hypothèse de Brierre de Boismont. Chez les premiers donc, antérieurement à toute manifestation proprement mystique, se trouve ce que l'on pourrait appeler une période d'entraînement le sujet, systématiquement, s'impose des mortifications, des jeûnes et parfois, des privations de sommeil, il se livre à des méditations constituant une sorte de culture régulière des penchants à la rêverie. La plupart des sujets ne vont pas au delà de cette première période, période de jeûne, de mortification, de « dressage » mental: c'est de l'ascétisme, c'est la « voie purgative », mais il n'y a pas là, en principe, de phénomènes mystiques, tous les théologiens sont d'accord sur ce point. Le sujet, après s'être soumis pendant un certain temps à cet entraînement spécial, peut, s'il est suffisamment doué et si l’œuvre de dérangement de son mécanisme intellectuel et volontaire a été bien menée, tomber en certains états bien différents; les théologiens interprètent cette évolution en supposant que, l'ayant mérité par ses œuvres, ses vertus et ses prières, il est élevé à des états supérieurs, mais il est un point du moins, sur lequel tout psychologue informé sera d'accord avec les théologiens mystiques, c'est celui-ci les états dans lesquels tombe le sujet (ou, si l'on veut, jusqu'auxquels il se trouve « élevé ») sont des états passifs tous les auteurs mystiques insistent sur ce point. Même le plus élémentaire de ces états, qui est l' « oraison de quiétude » ne doit pas être regardé comme un prolongement direct des états de méditation, on ne l'atteint pas en faisant des efforts, l'essentiel, au contraire, pour ne pas entraver l'évolution, est de s'abandonner d'une façon presque passive, à l'action de la grâce.

Ce sont ces états de passivité, ou demi-passivité nettement anormaux (« extraordinaires », disent les mystiques) qui sont les plus favorables à l'apparition des « visions » et des « voix ». L'attention volontaire y est réduite à un minimum, tant comme intensité que comme durée, et ce n'est pas même par l'application de cette attention atrophiée à certaines images qu'apparaît l'hallucination: elle se montre spontanément, au moment où elle est le moins attendue (Cf. Terese de Ahumada, Vida, cap. XXVII et XXXIX).

Las Moradas, Mor, Sex., cap. IX; bien plus, nombre de sujets, et Terese de Ahumada entres autres (Vida, cap. XXXIX), expliquent fort bien que si l'on tente de taire durer l'hallucination; ou si l'on s'efforce de concentrer son attention sur l'objet faussement perçu, tout disparaît aussitôt: il importe de rester complètement passif.

Le plus souvent, évidemment, les hallucinations qui surviennent ont, avec les préoccupations habituelles du mystique, avec les objets de ses aspirations, des rapports tels qu'elles sembleraient avoir été cherchées et désirées, mais elles n'en sont pas moins toujours inattendues, et ne reproduisent pas nécessairement les images sur lesquelles l'esprit s'était le plus complaisamment arrêté: il n'est pas sans exemple que le mystique qui a longuement médité sur les gloires et les joies du Paradis, voie apparaître le diable.

En somme, on ne connaît pas de cas où l'hallucination apparaisse dans un milieu psychologique normal on doit admettre qu'entre l'état normal caractérisé principalement par la possibilité de l'attention volontaire d'une part, et l'état hallucinatoire de l'autre, se place toujours une modification intellectuelle générale; c'est cette modification, semble-t-il, que Moreau de Tours (1845) avait improprement qualifiée d'excitation: elle peut souvent passer inaperçue pour un observateur superficiel, et quelquefois, la volonté peut intervenir plus ou moins dans sa production, mais l'hallucination même est toujours involontaire.

Loin d'attribuer l'hallucination à un état d'attention volontaire exagérée, il semble donc que nous allions être amenés à en faire la caractéristique de certains états d'inattention; mais cette conception, ainsi présentée, serait incomplète, et même inexacte: autre chose qu'un affaiblissement de l'attention volontaire caractérise les états où se produisent les hallucinations. C'est ce que nous montrera l'analyse de la perception normale.


VIII

Une perception n'est jamais un phénomène simple, mais un composé, un agrégat très complexe d'états de conscience; elle est théoriquement décomposable en éléments groupés, ayant pour ainsi dire comme centre une sensation spéciale, particulièrement importante et donnant son nom au groupe entier formé d'autres sensations, d'images et d'émotions.

Et tout d'abord, une perception implique toujours, non pas une, mais plusieurs sensations, d'importances diverses.

D'une part, en effet, un agent physique donné agit toujours, non pas sur un seul organe, mais simultanément sur plusieurs appareils sensoriels d'espèces différentes; ainsi, par exemple, la vibration acoustique agit sur le toucher en même temps que sur l'ouïe, la vibration lumineuse excite les terminaisons tactiles de la conjonctive, en même temps que les appareils spéciaux de la rétine; il n'existe guère, enfin, de sensation tactile sans pression de l'objet touché, et par suite, sensation kinesthésique.

D'autre part, toute impression sensorielle détermine des réactions physiologiques réflexes et met ainsi en mouvement l'organisme entier; lorsque ce mouvement ne se manifeste pas par un changement de forme extérieure, il se traduit tout au moins par des modifications viscérales, sécrétoires, etc. or chacune de ces réactions réflexes est sentie au moins confusément: elle est l'occasion de sensations accessoires multiples venant se grouper autour de la sensation principale.

Mais si l'organisme réagit tout entier, ce n'est pas également dans toutes ses parties: la répartition et l'intensité des réactions varient comme la topographie et la nature des excitations initiales; parmi ces réactions, les plus importantes pour le psychologue sont celles qui constituent les mouvements d'adaptation et les mouvements de reproduction ou d'imitation.

Les mouvements d'adaptation surtout, sont de nature à nous intéresser ici; on nomme ainsi les séries de réflexes qui se produisent dans l'organe impressionné ou dans son voisinage et qui tendent à placer cet organe dans des conditions particulièrement appropriées à l'excitation, c'est-à-dire favorables à la continuation de l'impression ou à la réception d'une impression nouvelle; quelque fois, ces mouvements ont pour effet d'augmenter la réceptivité de l'appareil sensoriel, tantôt, au contraire, en diminuant cette réceptivité, ils le défendent contre les excitations trop intenses; l'organisme n'est pas livré d'une façon purement passive aux excitations du dehors: une sorte de recherche, une adaptation ou une accommodation automatiques accompagnent toujours l'impression sensorielle. Il est de ces mouvements qui, grossiers, pour ainsi dire, et très étendus, sont visibles au dehors; même ceux-là sont automatiques et paraissent pouvoir précéder l'éveil de la conscience ou lui survivre au contraire même un pigeon privé de cerveau suit des yeux une lumière en mouvement, et même chez le nouveau-né, on constate assez facilement l'existence de ces tentatives d'adaptation, mouvements d'accueil ou de défense sensorielle, sorte d'attention physiologique, rudimentaire et involontaire, directement suscitée par l'excitation.

D'autres mouvements d'adaptation, plus importants encore peut-être au point de vue physiologique, sont infiniment délicats et sont limités au voisinage direct ou à l'intérieur même des organes sensoriels; tels, par exemple, les mouvements d'adaptation du globe oculaire, les mouvements d'accommodation du cristallin et de la pupille à la lumière et à la distance, et, pour ce qui est de l'ouïe, les variations de tension de la chaîne des osselets.

Il est certain que les sensations tactiles et musculaires correspondant à ces mouvements, exécutés ou ébauchés, entrent comme éléments non négligeables dans la composition de la perception.

Enfin, à chaque perception semblent liés d'une façon extrêmement intime, des états émotifs particuliers, plus ou moins vagues; comparant ici les éléments qui entrent dans la composition de la perception à ceux qui constituent probablement la représentation, je crois pouvoir, sans inconvénient, laisser de côté ces éléments émotifs ils ne sont certainement pas identiques dans les deux cas, mais il serait extrêmement difficile d'y discerner ce qui est primitif de ce qui est secondaire, ce qui est surajouté à la perception et ce qui lui est lié d'une façon assez invariable pour pouvoir être considéré comme en faisant partie intégrante.

Laissant maintenant la perception normale pour revenir à l'hallucination, voyons quels peuvent être les éléments qui la rapprochent si étroitement de cette même perception normale, et l'éloignent au contraire de la représentation pure et simple.


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