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Nature des hallucinations - Partie 3

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1907, par Leroy E.B.

Le second exemple n'est guère mieux choisi; on a peu de détails sur l'histoire psycho-pathologique de ce peintre anglais, en dehors de l'anecdote que tant de psychologues, depuis soixante ans, ont emprunté au curieux livre de Wigan; en tout cas, les détails que l'on possède sont insuffisants pour que l'on puisse affirmer ou nier que les images copiées par cet artiste fussent vraiment hallucinatoires. Wigan l'ayant un jour prié de faire son portrait, il procéda selon sa manière habituelle, mais dut demander, avant d'achever son œuvre, une seconde pose pour les sourcils et le vêtement dont il n'était pas arrivé, la première fois, à graver l'image dans son esprit; avait-il donc travaillé d'après une apparition dépourvue de sourcils et de vêtements? Cela n'est pas impossible, mais un peu étrange, et aurait mérité d'être expressément mentionné.


V

Je crois que nombre de personnes seraient assez disposées à admettre que le caractère hallucinatoire est sous la dépendance directe de la localisation dans l'espace, que tout groupe d'images localisé avec quelque précision est nécessairement une hallucination; il n'en est rien, pourtant.

D'abord toute hallucination n'est pas nécessairement localisée: on observe fréquemment des hallucinations de l'ouïe pour lesquelles le malade est tout à fait incapable de reconnaître de quelle direction semble venir la voix; et cependant, elles présentent tous les caractères d'hallucinations véritables, complètes, parfaitement extériorisées, au sens psychologique du mot, c'est-à-dire considérées par le malade comme complètement indépendantes de sa personnalité.

En revanche, certaines représentations nullement hallucinatoires peuvent être localisées avec précision. Je passe sans m'arrêter sur les représentations tactiles qu'il me paraît impossible d'évoquer sans les localiser en une région déterminée du corps, mais les représentations visuelles elles-mêmes, sont très souvent « vues » par le sujet en avant ou sur le côté, en haut ou en bas; les plus beaux exemples de représentations visuelles nettement localisées se lisent, je crois, dans les observations relatives aux « synopsies », « schèmes » et « diagrammes », c'est-à-dire à ces images bizarres qui, chez certains sujets, sa trouvent associées aux notions de temps ou de nombre:

« M. R. Yowanowitch, étudiant en médecine, dit M. Flournoy, à un beau type d'imagination visuelle, joint le grand mérite de bien savoir s'observer. Il... possède... des diagrammes parfaitement définis, et localisés dans des régions différentes, pour la série des nombres, l'année et la semaine. Son schème numérique, formé de lignes parallèles verticales représentant les centaines, avec un replat entre 10 et 11, occupe la moitié droite de l'espace en face de lui. Dans la moitié gauche Hotte son diagramme de la semaine, ayant la forme d'un rectangle divisé en sept bandes horizontales (celle du lundi étant la plus rapprochée de lui), un peu comme une feuille de papier réglé qui reposerait à plat dans l'air à environ un mètre de distance en face de sa hanche gauche. Plus à gauche encore et à la hauteur de son visage se trouve le schème annuel, un ruban jaune foncé formant une ellipse très peu excentrique, dans un plan vertical légèrement incliné, la partie supérieure (janvier-décembre) étant un peu plus éloignée que le pôle opposé. » (Flournoy, 1893, pp. 184-183.)

Cette tendance à la localisation des images mentales se retrouve aussi, quoique moins fréquemment, peut-être, chez certains individus dont le langage intérieur visuel est particulièrement développé: « F. E., 13 ans, voit ses pensées à plus d'un mètre de distance, dans son écriture grossie et en lettres blanches, comme tracées à la craie. La pensée est écrite sur une seule ligne de 1 à 2 mètres de longueur ou un peu plus. » (Lemaître, août 1904, p. 9. Chez H. K., quatorze ans et demi, « à la verbo-visuélisation... se joint une symbolisation en petit, aussi de grandeur fixe, des paysages ou objets concrets... Ainsi quand chez moi il a pensé « Le jardin de mon maître est très joli », il a vu ce jardin en réduction comme une construction sur une table à 1 mètre environ pour ce qui est au premier plan et avec l'inscription verticale des lettres de la pensée sur le devant et sur une longueur de 1 m. 25... »(id., ibid., p. 10).

Sans doute, ce sont là des faits exceptionnels: le plus souvent les représentations ne sont pas localisées ou le sont d'une façon extrêmement vague, tandis que les hallucinations presque toujours sont localisées avec précision; mais il existe trop d'exceptions à cette loi générale, pour qu'on puisse chercher de ce côté la différence fondamentale entre les deux catégories de phénomènes.


VI

Le caractère hallucinatoire dépend-il directement de l'abondance et de la précision des détails offerts dans le tableau présent à l'imagination ? M. Janet, quoiqu'il ne paraisse pas voir là la raison essentielle de l'objectivité, semble attacher à cette richesse du tableau représenté une assez grande importance: « Ces hallucinations, — dit-il en parlant des hallucinations (ou prétendues hallucinations) des obsédés, — ne sont pas complètes et sont loin de présenter toutes les couleurs, tous les détails que l'on verrait dans un objet réel, il en résulte qu'elles sont vagues et manquent de netteté » (1903, p. 91). « Ce n'est pas, — ajoute-t-il un peu plus loin, — une pure diminution dans l'intensité des images, c'est un défaut de complexité des catégories essentielles d'images font complètement défaut » (p. 92). Il est évident que M. Janet ne prend pas le mot image, ici, dans le sens d'atome de pensée; il veut dire simplement que l'hallucination ou la représentation non hallucinatoire étant considérées, chacune dans son ensemble, comme un tableau complexe (il a plus particulièrement en vue les hallucinations visuelles), plus une hallucination s'éloigne de la simple représentation, plus elle comprend de détails, de petits fragments, en quelque sorte, en lesquels elle peut être décomposée. Je ne le crois pas, pour plusieurs raisons.

Cette hypothèse impliquerait qu'inversement, une représentation très précise et très détaillée est plus voisine de l'hallucination qu'une représentation relativement simple; or il n'en est rien. Tel artiste est capable de reproduire très exactement de mémoire un tableau qu'il a vu est-ce une hypothèse invraisemblable que de le supposer capable d'en évoquer une image mentale beaucoup plus riche en détails que la perception actuelle du premier paysan venu placé devant le tableau même? L'abondance des détails varie extrêmement d'un sujet à l'autre, elle varie avec l'exercice et avec les prédispositions naturelles, mais elle n'est nullement en proportion de l'objectivité des représentations.

A l'époque où j'étudiais l'anatomie, j'étais sujet assez fréquemment à une hallucination hypnagogique qui n'est pas rare, je crois, chez les étudiants en médecine. Couché dans mon lit, les yeux fermés, je voyais avec une grande netteté et une objectivité parfaite, la préparation anatomique à laquelle j'avais travaillé pendant la journée: la ressemblance était rigoureuse, l'impression de réalité, et, si j'ose m'exprimer ainsi, de vie intense qui s'en dégageait, était peut-être plus profonde que si je m'étais trouvé devant un objet réel, et il me semblait que je l'aurais pu toucher de la main. Il me semblait aussi que tous les détails, toutes les artères, veines, insertions musculaires, toutes ces particularités qu'à l'état de veille parfaite, j'avais tant de peine à retenir et à évoquer visuellement, étaient là sous mes yeux. Je déplorais de n'avoir pas la faculté de provoquer à volonté, le jour d'un examen, de semblables visions. Cette hallucination s'étant comme je l'ai dit, reproduite un grand nombre de fois, je pus me faire sur elle une opinion précise; or, dès la deuxième ou troisième fois, j'acquis la certitude que l'abondance des détails, la richesse de la vision n'étaient qu'une illusion; malgré les apparences premières, cette hallucination renfermait bien moins de détails que les représentations non objectivées de la même préparation, volontairement évoquées à l'état de veille.

Notons d'ailleurs qu'un tableau perceptif normal est souvent fort peu détaillé, assez pauvre même, d'ordinaire, dans le courant de notre vie active: je perçois certainement moins de détails lorsque je traverse sans m'arrêter la place de la Concorde que je n'en évoque en ce moment-ci, cherchant à me la représenter mentalement; je doute donc que, si ma représentation mentale devenait hallucinatoire à un moment donné, c'est-à-dire si elle arrivait à simuler exactement une perception vraie, cette transformation pût être attribuable à une augmentation du nombre de détails.

Ce qui fait illusion, c'est que nous sommes habitués à pouvoir en présence d'un tableau véritablement perçu, prendre connaissance successivement d'un nombre de détails pour ainsi dire indéfini, alors que tel n'est pas le cas avec les représentations banales; traversant la place de la Concorde, même sans m'arrêter, je puis prendre connaissance de toutes les figures hiéroglyphiques qui décorent l'obélisque, tandis qu'il me serait impossible de les évoquer mentalement. L'hallucination ayant les mêmes caractères d'objectivité que la perception vraie, nous avons tendance à croire que nous pourrions en analyser, ou, plus exactement, en faire surgir à volonté les détails, de la même façon, mais il n'en est rien. Qu'il s'agisse des hallucinations des mystiques, des hallucinations hypnagogiques, des hallucinations du rêve, toute tentative pour concentrer l'attention sur un détail, n'aboutit qu'à faire disparaître l'hallucination ou à la modifier totalement. Il est vrai que, ainsi que l'a fait observer M. Janet, entre autres, les hallucinations des hystériques peuvent être développées, et rendues, semble-t-il, de plus en plus détaillées, en même temps que plus objectives, si l'on attire l'attention du malade successivement sur des points particuliers mais à cette interprétation d'expériences incontestables, on peut faire, il me semble, plusieurs objections: la première, c'est que l'hallucination est quelquefois tout aussi objective, au commencement, dans sa nudité primitive, qu'à la fin de cette série de suggestions; la deuxième, c'est qu'il n'est pas certain que les détails suggérés s'additionnent pour constituer un tableau de plus en plus complet; n'y aurait-il pas au contraire succession et substitution d'une série d'hallucinations, dont chacune, prise en particulier, pourrait rester assez pauvre? Enfin, il ne faut pas oublier que des suggestions successives portant sur un même sujet vont toujours en s'additionnant pour ce qui est de l'intensité de leurs effets et que, dans le cas présent, chaque fois que l'on suggère un détail on renouvelle, par le fait même, implicitement, la suggestion primordiale.


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