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L'intellectualisme et la théorie physiologique des émotions - Partie 4

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1906, par Mauxion M.


IV

Revenons cependant aux émotions qui doivent constituer tout spécialement l'objet de cette étude. Un exemple très simple va nous permettre de mettre clairement en lumière l'insuffisance de la théorie physiologique de MM. Lange et W. James, en même temps que de la compléter au moyen de la théorie intellectualiste dont on vient d'exposer les principes. Soit un enfant qui a entrepris la construction d'un château de cartes. Il arrive heureusement au bout de son travail, il rit, il chante, il saute, il bat des mains, il est joyeux. Au contraire, au moment d'être achevé, son édifice s'écroule l'enfant pleure, crie, trépigne, lance les cartes à la volée il est en colère. D'après MM. Lange et W. James, la joie de l'enfant comme sa colère seraient constituées exclusivement, au point de vue subjectif, par les sensations inhérentes aux phénomènes d'innervation volontaire ou vaso-motrice qui se produisent. Or, outre ces diverses sensations, il y a encore, comme on l'a vu, à l'origine de la joie un sentiment agréable, à l'origine de la colère un sentiment pénible, dont la théorie physiologique ne tient aucun compte et que la théorie intellectualiste permet au contraire aisément d'expliquer. Dès le début de son entreprise, l'enfant a dans l'esprit, plus ou moins nette et précise, la représentation du château qu'il veut édifier et dont il a vu sans doute antérieurement le modèle, quam inluens, in eaque defixus, ad ejus similitudinem artem et manum dirigit. A mesure que le travail avance et que les étages se superposent, cette représentation s'actualise en partie et se précise pour le reste: d'où un plaisir qui va progressivement croissant et atteint son maximum lorsque la construction est terminée, la représentation actuelle concordant exactement avec la représentation imaginaire qu'elle achève en quelque sorte.

Mais à ce moment l'énergie mise en jeu se répand librement et abondamment dans l'organisme, donnant ainsi naissance aux phénomènes physiologiques caractéristiques de la joie et aux sensations agréables qui les accompagnent. Si au contraire, sur le point d'être achevé, l'édifice brusquement s'écroule, la représentation actuelle se trouve en opposition avec la représentation imaginaire qui, avec une force croissante, tend à s'actualiser d'où la douleur qui est à l'origine de la colère. Mais la masse d'énergie, ainsi momentanément arrêtée, se fait brusquement jour, pour ainsi dire, et se répand tumultueusement dans l'organisme, d'où les divers phénomènes physiologiques caractéristiques de la colère et les sensations qui les accompagnent. Ces sensations ont assurément quelque chose d'agréable, en raison même de la quantité d'énergie mise en jeu, comparable à celle qui accompagne la joie, et c'est ce qui fait qu'il y a un certain plaisir à se mettre en colèreest quoedam iras — cendi voluptas; mais ce plaisir est troublé et mêlé de douleur, ce qui tient à ce que le déploiement d'activité, au lieu de se faire librement et harmonieusement, comme dans la joie, se produit avec effort et par saccades.

En résumé, dans la colère, dans la joie et, en général dans toute émotion, quelle qu'elle soit, il convient de distinguer soigneusement deux éléments d'une part ce qu'on pourrait assez convenablement appeler la forme de l'émotion, constituée objectivement par certains phénomènes physiologiques et subjectivement par les sensations agréables ou douloureuses qui les accompagnent; et, d'autre part, le sentiment primitif de plaisir ou de douleur qui est à l'origine de l'émotion et en fait, pour ainsi dire, partie intégrante élément négligé par la théorie physiologique.

Cela posé, on conçoit que l'élément originel de l'émotion, le sentiment, puisse se produire seul, par exemple lorsque le conflit d'où il provient résulte de représentations trop faibles pour avoir un retentissement notable dans l'organisme; mais on peut aussi concevoir que, dans certains cas particuliers, la forme de l'émotion se produise indépendamment de l'autre élément, constituant ainsi une émotion anormale, incomplète et, pour ainsi dire, une émotion sans matière. C'est ainsi par exemple que l'ingestion de certaines substances, alcool, haschisch, agarics, hypéca, etc., peut déterminer artificiellement ce mode d'excitation qui est la forme de la joie, ou cet autre mode d'excitation qui est la forme de la colère ou de la fureur guerrière, ce mode de dépression qui est la tristesse, ou cet autre mode de dépression qui est la peur. Le choc violent dans la poitrine et le tressaillement nerveux dont on ne peut se défendre en entendant un bruit violent, même prévu et en l'absence de toute idée de danger, l'évanouissement dont fut pris W. James enfant à la vue du sang d'un cheval, ou la syncope dans laquelle tombait, dit-on, le roi Jacques d'Angleterre à l'aspect d'une épée nue rentrent, au moins en partie, dans la catégorie de ces émotions purement formelles, de ces émotions anormales et incomplètes.

Mais certains faits de l'ordre esthétique nous fournissent des exemples particulièrement intéressants de ces émotions incomplètes et sans matière. Remarquons d'abord que ce qu'il paraît y avoir d'essentiel dans la forme de l'émotion, c'est un rythme rapide ou lent, harmonieux ou heurté, facile ou pénible d'une activité abondante ou rare. Dans la joie, par exemple, le déploiement d'activité est abondant, facile, rapide et harmonieux; dans la colère, il est abondant, rapide et heurté; dans le chagrin il est abondant encore mais difficile et heurté; dans la tristesse rare et lent, quoique parfois assez facile et sans heurts trop violents. De là la puissance émotive que la musique doit tout particulièrement à l'emploi approprié des forte, des piano, à ses rythmes et à ses mouvements variés, andante, andantino, allegretto, allegro animato, allegro agitato, etc. On a remarqué très justement qu'il suffit d'accélérer le rythme de la phrase célèbre

J'ai perdu mon Eurydice,
Rien n'égale mon malheur!

pour transformer en un chant d'allégresse ce morceau d'une infinie tristesse, de telle sorte que la substitution du mot « bonheur » au mot « malheur » devient légitime et s'impose ipso facto. On pourrait faire une expérience tout aussi facile et tout aussi concluante en transformant un chant joyeux en un thème plaintif, par le seul ralentissement du rythme, sans aucune modification de la tonalité.

De la valeur émotive du rythme musical il convient de rapprocher le ton de sentiment (Gefühlston), propre aux diverses couleurs et aux différents timbres. Quoique les psychologues de l'école herbartienne aient les premiers, à ma connaissance, expliqué scientifiquement la signification de ce ton de sentiment, dont la découverte est due à l'illustre Goethe, les compositeurs l'avaient dès longtemps instinctivement entrevue et s'en étaient servis pour atteindre le maximum de puissance émotive par la combinaison de l'effet propre au timbre avec celui qui résulte du rythme et de la tonalité. Le timbre du ténor léger, par exemple, convient particulièrement à l'expression de la gaîté et des sentiments tendres (le duc de Mantoue dans Rigoletto); mais il est inapte à l'expression de l'ardeur guerrière à laquelle le timbre du fort ténor est au contraire admirablement approprié essayez de faire chanter par un ténor léger le fameux « Suivez-moi » d'Arnold dans Guillaume Tell et vous obtiendrez un effet ridicule. Le timbre du baryton, par ce qu'il a de grave, de calme, de serein, convient aux personnes royales. Le timbre de la basse-taille a quelque chose de sombre qui le fait employer de préférence pour les traîtres et pour les personnages infernaux (Bertram et Méphistophélès); et le contraste de la gaîté du rythme avec le caractère sombre du timbre peut produire ici de merveilleux effets, par exemple dans la chanson du Mëphistophélès de Berlioz c'est une gaîté qui donne le frisson. On voit par là toute l'absurdité de ces transpositions maladroites que se permettent les chanteurs inexpérimentés.

Le peintre soucieux de l'effet émotionnel doit utiliser le ton de sentiment des couleurs, comme le musicien celui des timbres. Le rouge produit une excitation sombre et farouche; l'orangé, l'enthousiasme; le jaune, une joie moins ardente; le vert exprime le calme et la sérénité; le bleu provoque une dépression qui est de la mélancolie plutôt que de la tristesse et qui s'accentue avec l'indigo; le violet enfin détermine une sorte d'agacement assez semblable à celui que détermine le chant du grillon ou le chatouillement.

Or si nous nous demandons d'où peut provenir le ton de sentiment des couleurs et des sons, nous voyons qu'il doit tenir à ce que le rythme des vibrations moléculaires auxquelles correspondent les représentations sonores ou colorées se continue à travers l'organisme en donnant ainsi naissance à une forme particulière d'émotion. Cet effet se produit naturellement au maximum chez l'artiste qui s'abandonne tout entier à la magie des couleurs et des sons, et se rencontre au contraire au minimum chez le savant, le philosophe ou l'homme pratique, chez lesquels l'énergie mise en jeu par les excitations lumineuses ou sonores est dirigée presque tout entière vers les centres de réflexion, où elle trouve son emploi.

Mais ce qu'il importe essentiellement de remarquer c'est que l'émotion ainsi provoquée par un rythme musical, par un timbre ou par une couleur déterminée est purement formelle: c'est une simple forme d'émotion à laquelle manque son contenu ordinaire et, pour ainsi dire « un fantôme sans os ». A la joie produite par un rythme rapide et léger manque le plaisir qui est à l'origine de la joie normale; à la tristesse provoquée par un rythme lent, à la colère déterminée par un rythme agité et heurté, manque la douleur qui est à l'origine d'une tristesse ou d'une colère vraies. En raison de cette circonstance les émotions purement formelles de cette catégorie perdent, au moins en grande partie, ce qu'ont d'essentiellement pénible et douloureux les émotions réelles: il ne reste guère que le plaisir résultant naturellement d'un jeu rythmique de l'activité, et c'est ce qui fait que les émotions de ce genre sont si ardemment recherchées par ceux qui sont capables de les éprouver à un degré éminent.

On pourrait en dire à peu près autant des émotions de l'ordre esthétique en général, et aussi de certaines émotions, sympathiquement excitées, qui comportent l'entrée en jeu d'une grande quantité d'énergie. C'est ainsi que beaucoup de personnes se plaisent à voir le travail des dompteurs ou les exercices des acrobates: ces spectacles provoquent en effet chez elles l'angoisse et la peur, mais à l'état presque exclusivement formel, parce qu'elles se sentent personnellement à l'abri du danger.

Un autre exemple intéressant nous serait fourni par la mélancolie du poète et du rêveur. Cette mélancolie est en somme une tristesse sans matière, c'est-à-dire sans cette douleur amère qui est à l'origine de la tristesse vraie; elle est constituée par un rythme lent, mais infiniment doux et non pas difficile et pénible comme celui de la tristesse, où les images douloureuses sont accompagnées d'arrêts répétés. C'est un rythme de ce genre que provoque dans notre organisme, par les impressions simultanées de la vue et de l'ouïe, une mer doucement agitée dont les vagues, d'un mouvement continu et régulier, viennent successivement se briser sur le sable du rivage avec un clapotement uniforme. C'est aussi un rythme de ce genre que détermine la plainte monotone du vent à laquelle les âmes poétiques sont particulièrement sensibles.

Tous ces faits viennent confirmer, semble-t-il, d'une manière éclatante, la légitimité de la distinction que nous avons établie entre les deux éléments de l'émotion. De ces deux éléments, MM. Langes, W. James et Ribot ont considéré uniquement celui que nous avons cru pouvoir appeler assez exactement la forme de l'émotion. Cet élément ils l'ont étudié avec un soin extrême et ils en ont mis justement en lumière l'importance capitale. C'est avec raison qu'ils ont vu dans les phénomènes physiologiques concomitants de l'émotion et particulièrement dans les faits d'innervation volontaire ou vaso-motrice autre chose qu'une simple expression, qu'une simple manifestation sans ces phénomènes, sans la conscience des sensations multiples qui les accompagnent, l'émotion ne saurait exister et ne serait pas même concevable, comme l'ont formellement reconnu d'ailleurs Herbart et les psychologues de son école. Mais d'autre part, les promoteurs de la récente théorie physiologique, en s'appuyant sur des cas particuliers ou l'élément formel de l'émotion se présente isolément, ont eu le tort de négliger totalement l'autre élément de l'émotion complète. Les représentations qui sont à l'origine de l'émotion normale ont vraiment quelque chose d'affectif, en l'absence de quoi l'émotion perd, au moins en partie, son caractère agréable et surtout douloureux. C'est qu'il y a des plaisirs et des douleurs inhérents à l'harmonie ou à l'opposition des représentations, représentations actuelles ou tendant à s'actualiser, et c'est en somme à des harmonies ou à des oppositions de ce genre que peuvent se ramener non seulement les phénomènes affectifs de nature cérébrale dont le Dr G. Dumas soupçonne à bon droit l'existence à l'origine des émotions, mais encore les faits affectifs de nature périphérique auxquels M. W. James réduit en réalité la sensibilité tout entière. Toutefois la théorie physiologique demeure compatible avec la thèse intellectualiste, puisque l'harmonie et l'opposition des représentations sont liées à l'accord ou au désaccord des mouvements cellulaires, et que d'autre part, les représentations et les mouvements corrélatifs des représentations peuvent être également considérés comme l'expression d'une activité à la fois psychique et physique, qui tantôt s'exerce librement, harmonieusement et sans obstacles, tantôt se trouve partiellement empêchée et soumise à de multiples arrêts. Néanmoins la thèse intellectualiste conserve, au moins au point de vue purement spéculatif, une valeur supérieure, puisqu'il est logique de rapporter de préférence les plaisirs et les douleurs, faits psychiques, aux représentations, autres faits psychiques, ou finalement à l'activité psychique elle-même, plutôt que de mêler dans une même explication le subjectif avec l'objectif, en faisant appel à des principes d'un ordre essentiellement différent de celui des faits qu'il s'agit d'expliquer.


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