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L'intellectualisme et la théorie physiologique des émotions - Partie 3

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1906, par Mauxion M.


III

Il semble donc bien que la théorie intellectualiste du plaisir et de la douleur, entendue comme il convient, puisse être considérée comme l'expression immédiate des faits. Les représentations nous apparaissent dès lors, non pas « comme des figures muettes tracées sur un tableau », mais comme de véritables forces, susceptibles de se favoriser ou de se contrarier mutuellement. Peut-être, cependant, cette explication n'a-t-elle qu'une valeur provisoire et en quelque sorte symbolique. Il se pourrait en effet que les forces représentatives ne fussent que le symbole de forces physiques, que le plaisir et la douleur eussent pour cause véritable, non pas l'harmonie ou l'opposition des représentations, mais l'accord ou le désaccord de mouvements dont ces représentations seraient elles-mêmes le résultat et l'expression subjective. On pourrait, par exemple, soutenir que, dans le cas de deux sons simultanés, qui nous a servi de point de départ, la sensation agréable ou pénible doit être rapportée à la concordance ou à la discordance des ondes vibratoires, et cette explication serait manifestement susceptible d'être étendue à tous les cas. C'est cette question que nous allons maintenant chercher à élucider, en priant le lecteur de vouloir bien nous suivre pour quelques instants sur le terrain métaphysique, sans abandonner toutefois, autant que possible, le fil conducteur de l'expérience.

Notre moi, quelle que soit d'ailleurs sa nature véritable, nous apparaît incontestablement comme un centre, ou, tout au moins, comme une synthèse de représentations. Qu'un tel centre, qu'une telle synthèse de représentations se retrouvent partout où nous percevons une forme humaine, c'est ce qu'il est, à vrai dire, impossible de démontrer rigoureusement, mais ce que nul cependant ne se refuse sérieusement à admettre. Cette conviction repose en fait sur une analogie de structure externe qui nous porte invinciblement à concevoir une analogie de structure interne correspondante. Or, cette analogie de structure externe que nous constatons entre les diverses formes humaines se retrouve très approximativement entre la forme humaine et les formes animales supérieures. Il est donc également légitime de concevoir chez les animaux supérieurs, chez les singes anthropoïdes par exemple, des centres ou des synthèses de représentations approximativement analogues à ce que nous découvrons en nous-mêmes. Mais l'animalité forme une série continue par laquelle on descend insensiblement des formes les plus élevées aux formes rudimentaires. Comment admettre qu'il arrive un moment où la synthèse de représentation disparaît complètement? N'est-il pas légitime de croire que d'un bout à l'autre de la série l'organisation psychique va constamment de pair avec l'organisation physique, de telle sorte qu'elle se retrouve dans la simple cellule vivante, sous une forme rudimentaire? La cellule en effet est déjà un organisme. Mais, organisme éminemment simple, ne constitue-t-elle point le terme extrême de cette régression?

S'il n'y a pas d'intelligence dans le monde, d'où viendrait l'intelligence qui est en l'homme? demandait Platon. De même, demanderons-nous, d'où viendrait le psychique de la cellule, s'il n'est pas déjà en quelque manière dans les éléments constitutifs de la cellule? Admettre qu'un système d'éléments simplement étendus et mobiles puisse donner naissance à une représentation même élémentaire, c'est admettre une véritable création ex nihilo, car du physique au psychique, de l'objectif au subjectif, il n'y a pas de passage, pas de transformation possible; et si le psychique est, comme le veulent quelques-uns, un épiphénomène, un reflet du physique, ce reflet doit nécessairement se retrouver dans les éléments comme dans le système lui-même. Le psychique cellulaire doit être un système de représentations élémentaires, comme la cellule est un système de molécules.

En passant par la molécule chimique, nous arrivons ainsi jusqu'au terme de la décomposition de la matière, jusqu'à l'atome physique. Or, d'après une théorie récente, qui paraît d'ailleurs admirablement d'accord avec les faits, l'atome physique serait lui-même constitué par un élément central ou micron, autour duquel graviteraient d'autres éléments, d'autres microns comme les planètes gravitent autour du soleil. Ce serait la confirmation de cette hypothèse de Leibniz, que « la matière est organisée jusque dans ses moindres parties » et de la conception grandiose de Pascal, dans laquelle on ne voit ordinairement qu'une boutade de génie « qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet auquel il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre en la même proportion que le monde visible ».

Dans cette hypothèse, l'atome physique nous apparaît donc comme un système d'éléments, qui ne sont pas nécessairement étendus, car l'apparente divisibilité à l'infini de la matière peut s'expliquer par la manière même dont se constitue la forme d'espace, mais qui peuvent et doivent être conçus comme des forces, forces physiques au point de vue objectif, forces psychiques au point de vue subjectif, respectivement inhérentes à un sujet. Ces forces agissent naturellement les unes sur les autres: le résultat de ces actions réciproques ce sont, au point de vue physique des mouvements, au point de vue psychique des représentations, représentations en quelque sorte infinitésimales, comme les forces dont elles procèdent et comme les mouvements auxquels elles correspondent. L'élément central, en particulier, constitue ainsi un véritable centre de représentations, où les actions exercées par les autres éléments trouvent leur expression subjective.

Maintenant la molécule chimique est un système d'atomes physiques dont chacun agit à la manière d'une unité, tant au point de vue psychique qu'au point de vue physique, et elle agit elle-même à la manière d'une unité. La cellule, à son tour, est un système de molécules chimiques, ayant son centre, centre physique et psychique à la fois, où les actions des diverses molécules constitutives trouvent leur expression subjective dans une synthèse déjà relativement complexe de représentations. Cette synthèse représentative comporte même, semble-t-il, la possibilité du plaisir et de la douleur, à l'état atomique pour ainsi dire, suivant que les représentations sont en harmonie ou en opposition, c'est-à-dire suivant que les mouvements moléculaires correspondants concordent, ou bien se contrarient et s'arrêtent réciproquement. Mais en somme dans la vie psychique de la cellule soumise à la multiplicité des actions de tout genre qui s'exercent de l'extérieur, simultanément ou successivement, tout est obscur et confus.

Pour que puissent se produire des représentations claires, distinctes, ordonnées, susceptibles de revivre dans un ordre déterminé et de donner naissance à un moi doué d'une apparente identité, il faut une organisation supérieure, constituée par un système infiniment complexe de cellules, telle que nous la trouvons réalisée chez l'homme et à des degrés variables de perfection chez les divers animaux qui s'échelonnent au-dessous de lui. Là nous trouvons des organes qui concentrent et ordonnent les impressions d'un genre déterminé, un centre général; le cerveau, où toutes les impressions viennent aboutir grâce au réseau conducteur des nerfs; dans ce cerveau, des centres particuliers, centre moteur, centre olfactif, centre auditif, centre visuel, etc., où les représentations sont en quelque sorte conservées sans se confondre et de manière à pouvoir revivre sous forme sérielle, et un centre supérieur, le centre de réflexion ou d'aperception où elles peuvent entrer en rapport les unes avec les autres.

Sans entrer dans des détails que ne comporte pas l'objet de cette étude, et malgré les difficultés d'une tentative dans laquelle l'observation et l'expérience ne peuvent guère nous guider, essayons de nous représenter, sous une forme schématique, ce qui se passe dans l'un quelconque de ces centres particuliers, par exemple dans le centre auditif. Supposons qu'un son A vienne se produire. Un son étant toujours quelque chose de complexe, un certain nombre de cellules du centre auditif, soient a, a', a" sont simultanément excitées, et il se produit dans chacune d'elles, en même temps que des mouvements vibratoires, une représentation correspondante. Or les cellules a, a', a" sont en quelque sorte dominées par une cellule x, avec laquelle elles sont en relation il se produira donc en x, en même temps qu'un complexus de mouvements, une représentation synthétique, la représentation du son A et cette représentation sera accompagnée de plaisir ou de douleur, suivant que les représentations élémentaires seront en harmonie ou eu opposition, c'est-à-dire, en termes physiques, suivant que les mouvements constitutifs s'accorderont, ou, au contraire se contrarieront ou s'arrêteront partiellement. Supposons alors que le son A soit immédiatement suivi du son B. Un certain nombre de cellules, soit b, b', b" entreront en activité, et il se produira dans la cellule dominante une représentation complexe, la représentation du son B, qui pourra être, comme la représentation A, accompagnée de plaisir ou de douleur. Mais il faut remarquer qu'antérieurement l'activité de la cellule x s'est irradiée et avec laquelle elle est en relation, donnant ainsi naissance à la représentation A à l'état faible. Il se produit donc en réalité dans une synthèse représentative, dans laquelle A est A l'état faible et B à l'état fort; et dans cette synthèse un nouveau phénomène affectif, d'intensité moindre, peut résulter du rapport d'harmonie ou d'opposition de A avec B. Supposons de plus qu'un troisième son C vienne à retentir immédiatement après B. Certaines cellules c, c', c" seront simultanément excitées, et il se produira dans une cellule dominante y, une représentation complexe, la représentation du son C, agréable ou pénible en elle-même. Mais l'activité de la cellule x et ultérieurement celle de la cellule p se sont irradiées en y. Lorsque la représentation C prend naissance en y, elle y trouve donc la représentation B à l'état faible et la représentation A à un état plus faible encore: les trois représentations A, B, C, avec leurs degrés divers d'intensité, coexistent, sans se confondre, dans le même sujet représentatif; et c'est là ce qui explique la mémoire immédiate, et, par elle, la continuité de la vie psychique. Bientôt les représentations A, B, C s'affaiblissent progressivement et s'évanouissent l'une après l'autre, en même temps que les mouvements correspondants s'atténuent et s'éteignent. Mais on doit concevoir ces représentations, dans leur étroite synthèse, persistant à l'état de tendances, de même que le complexus des mouvements corrélatifs, et c'est là ce qui va nous permettre d'expliquer la mémoire médiate.

Supposons qu'un son A', partiellement semblable à A, par exemple la même note musicale produite par un autre instrument, vienne à retentir. Ce son fera entrer en activité un certain nombre de cellules, soit a', a", a' dont les unes sont les mêmes que dans le cas A et les autres différentes; et il se produira dans la cellule dominante x', différente de a, une représentation complexe, la représentation du son A'. Mais l'action des cellules communes a', a" tend simultanément à provoquer en a: la représentation A, en y réveillant en même temps que les éléments représentatifs correspondants l'élément complémentaire de la synthèse, et ainsi s'explique ce que l'on est convenu d'appeler l'association par similarité.

Mais les choses ne s'arrêtent pas là. L'activité de la cellule K, en s'irradiant en b, va y réveiller la représentation A et conséquemment la représentation B, en vertu de la synthèse qui les unit. De même l'activité de b, en s'irradiant en y va réveiller chez celle-ci le complexus AB et subséquemment la représentation C, en raison de la synthèse antérieurement établie c'est-à-dire qu'en y se reproduit, à l'état faible, le complexus ABC, sous la même forme sérielle que précédemment, et c'est ainsi que s'explique l'association par contiguïté qui constitue, avec l'association par similarité, le fondement de la mémoire médiate.

Si le centre auditif existait seul, on pourrait donc y concevoir la formation d'une sorte de moi, réduit aux seules représentations de l'ouïe et aux faits affectifs correspondants, moi qui ne serait point spécialement attaché à telle ou telle cellule, mais se transporterait en quelque sorte de cellule en cellule, sans cesse mourant et sans cesse renaissant, de manière cependant qu'il n'y eût point de solution de continuité, une partie du mot antérieur persistant toujours dans le moi suivant, grâce à la mémoire immédiate, et un moi quelconque se rattachant toujours plus ou moins indirectement à la série des moi antérieurs, grâce à la mémoire médiate.

Mais dans la réalité !e centre auditif se trouve subordonné au centre d'aperception, comme aussi les autres centres particuliers, centre visuel, centre olfactif, etc. Dans ce centre supérieur, les cellules dominantes des centres particuliers, par exemple celles où se forment les représentations visuelles des objets individuels, ont leurs corrélatives, dominées elles-mêmes par des cellules supérieures, où l'on peut concevoir la constitution d'images génériques. Dans ce centre s'établissent des relations entre représentations d'ordre différent, entre représentations visuelles et représentations verbales par exemple; et de l'organisation des cellules qui le constituent dépend l'organisation de la pensée. Dans ce centre peuvent s'établir, entre des masses plus ou moins considérables de représentations actuelles ou tendant simultanément à la reviviscence dans les centres particuliers, ces harmonies ou ces oppositions d'où résultent les plaisirs et les douleurs qui sont à l'origine des émotions. Dans ce centre enfin se constitue le mot véritable, le moi que nous percevons par la conscience, qui, non plus que le moi auditif dont nous parlions plus haut, n'est attaché spécialement à telle ou telle cellule, mais se transporte constamment de cellule en cellule, se confinant dans les cellules supérieures dans le travail de la réflexion, et descendant aux cellules subordonnées dans l'observation sensible, où il est tout entier dans la représentation d'objets individuels.

Nous pourrions poursuivre ces considérations en montrant comment les représentations, après avoir été transmises de l'organe au centre particulier correspondant et de ce centre particulier au centre supérieur d'aperception, peuvent être, dans un ordre inverse, transmises du centre d'aperception au centre particulier et du centre particulier à l'organe, en même temps que les mouvements corrélatifs. C'est ce qui explique que l'imagination forte d'une odeur, d'une saveur ou d'une couleur par exemple est accompagnée de certaines modifications dans l'organe olfactif, gustatif ou visuel, que la conception vive d'un mouvement déterminé entraîne la reproduction de ce mouvement au moins à l'état naissant, conformément aux données de l'expérience. Ce point est particulièrement important pour l'explication du désir.

Mais notre but était spécialement de mettre en lumière la véritable signification de la thèse intellectualiste et du rapport qu'elle soutient avec la théorie physiologique. Il apparaît en effet maintenant que les plaisirs et les douleurs de toute nature peuvent être indifféremment rapportés soit à l'harmonie ou à l'opposition des représentations, soit à l'accord ou au désaccord des mouvements corrélatifs, mais plus immédiatement et plus logiquement au rapport des représentations qui sont d'ordre psychique, comme les faits affectifs eux-mêmes. Mais si on pénètre plus avant dans la réalité, telle que nous avons appris à la concevoir, il apparaît que le plaisir et la douleur dépendent en dernière analyse de l'activité qui est le principe commun des représentations et des mouvements. Le plaisir, lié à l'harmonie des représentations et à l'accord des mouvements, résulte en définitive d'un déploiement facile et harmonieux de l'activité à la fois physique et psychique et est proportionnel à la quantité d'énergie mise en jeu; la douleur, liée à l'opposition des représentations ou au désaccord des mouvements, résulte d'un déploiement pénible ou tumultueux et désordonné de l'activité, et est proportionnelle au nombre et à l'importance des arrêts qui se produisent.


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