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L'intellectualisme et la théorie physiologique des émotions - Partie 2

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1906, par Mauxion M.


II

Dans une question éminemment délicate comme celle-ci, il convient d'envisager tout d'abord des faits lumineux, les faits ostensifs, pour employer le langage de Bacon. Or ces faits ostensifs nous sont fournis ici par les plaisirs et les douleurs d'ordre esthétique, qui d'ailleurs ont manifestement servi de point de départ à la théorie de Herbart. Je me mets au piano et je fais entendre simultanément un ut et un mi: j'éprouve une sensation agréable. Maintenant je fais entendre simultanément aussi un ut et un ut dièse: la sensation ressentie est désagréable. Qu'y a-t-il de changé cependant sinon le rapport des représentations qui s'accordent dans le premier cas et s'opposent partiellement dans le second? Voilà une fresque de Puvis de Chavannes qui nous enchante par la combinaison harmonieuse de ses tons pâles étendez sur un de ces lilas clairs un violet cru, d'ailleurs magnifique en lui-même, et vous obtenez un effet odieux, auquel personne ne saurait demeurer insensible: à quoi attribuer ce résultat sinon au changement du rapport des représentations constitutives? Voilà un temple grec dont vous ne pouvez vous lasser d'admirer la pure et radieuse beauté diminuez-en par l'imagination la hauteur, alourdissez-en les colonnes et tout votre plaisir s'évanouira, par cela seul que le rapport des représentations sera modifié. Dans ce visage fin et délicat qui vous charme, raccourcissez ou allongez le nez et votre impression se trouvera totalement transformée; « le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé! »

Or, ces rapports auxquels se trouvent liés les phénomènes affectifs peuvent exister non seulement entre représentations distinctes, mais encore entre les éléments constitutifs d'une seule et même représentation. C'est ainsi qu'un son unique, ou du moins tel au regard de la conscience, peut être agréable ou désagréable suivant le rapport de ses harmoniques, c'est-à-dire des sons élémentaires qui le constituent. Pourquoi dès lors les sensations agréables ou odieuses que provoquent en nous les saveurs et les odeurs ne seraient-elles pas réductibles au rapport de leurs représentations élémentaires qui concorderaient dans le cas de saveurs ou d'odeurs agréables, qui s'opposeraient au contraire dans le cas de saveurs ou d'odeurs désagréables?

Rien n'est plus facile que d'appliquer ce mode d'explication aux multiples douleurs qui proviennent du dérangement des fonctions organiques et des diverses lésions des tissus. Dans un cas comme dans l'autre, en effet, mais plus encore dans le second, l'ordre dans lequel les représentations élémentaires se produisent et sont transmises à la conscience se trouve profondément troublé: elles s'y présentent dans un état de confusion, de tumulte extrême, se contrarient, s'opposent et s'arrêtent mutuellement. Ces oppositions, ces arrêts, sont infiniment plus nombreux et plus répétés que dans le cas de deux sons discordants: par exemple aussi la douleur éprouvée n'est-elle aucunement comparable à la sensation désagréable produite par une cacophonie ou par une combinaison malheureuse de couleurs, voire par une saveur amère ou une odeur fétide.

D'après cela la totalité des plaisirs et des douleurs pourrait être convenablement répartie en trois catégories. 1° Les plaisirs et les douleurs qui trouvent leur explication dans l'accord ou l'opposition de représentations élémentaires donnant naissance à une représentation d'ensemble, le plus souvent vague, obscure et confuse tels les plaisirs inhérents aux belles couleurs ou aux beaux sons; telles les sensations agréables ou désagréables du goût et de l'odorat; telles les douleurs provenant des troubles fonctionnels et des lésions organiques. 2° Les plaisirs et les douleurs qui résultent de l'accord ou de l'opposition de représentations actuelles, distinctement perçues tels les plaisirs d'ordre esthétique qui ont leur principe dans l'harmonie, l'ordre, la symétrie, la proportion, la convenance. 3° Les plaisirs et les douleurs qui résultent de l'accord ou de l'opposition d'une représentation actuelle ou même imaginaire avec une masse plus ou moins considérable de représentations antérieures qui tendent à s'actualiser tel le plaisir que le savant éprouve à voir les faits se conformer à son hypothèse et s'ordonner devant lui d'une manière harmonieuse; telle la douleur que ressent l'artiste à voir l'image qu'il trace ou la statue qu'il ébauche en désaccord avec l'idéal qu'il a conçu; telle la douleur dont nous ne pouvons nous défendre à voir le vice triomphant et la vertu bafouée, contrairement à l'idée de justice qui s'est constituée et fixée solidement dans notre conscience; tel le chagrin profond qu'éprouve une mère à voir la mort d'un fils chéri anéantir en un moment les espérances qu'elle a conçues. C'est dans cette dernière catégorie que rentrent manifestement les plaisirs et les douleurs, de nature cérébrale, qu'il est nécessaire de reconnaître, comme nous l'avons remarqué à l'origine des émotions joie du savant, dépit de l'artiste, indignation de l'homme de bien, tristesse et désespoir de la mère. Quant aux autres phénomènes affectifs, concomitants de l'émotion, phénomènes d'origine périphérique, qu'envisagent exclusivement les partisans de la théorie physiologique, sensations de bien-être ou de malaise, d'excitation ou de dépression, de froid, de chaleur, d'oppression, etc., ils rentrent au contraire dans la première catégorie.

Sans doute il n'est pas aisé de comprendre comment le plaisir et la douleur peuvent résulter d'un rapport d'harmonie ou d'opposition entre les représentations. Mais s'il n'en est pas réellement ainsi, il faut admettre nécessairement, ou bien que les représentations naissent au sein des phénomènes affectifs et ont en eux leur explication, ou bien que les faits affectifs et les faits représentatifs se produisent séparément et ont une origine radicalement distincte.

Or, s'il est difficile de s'expliquer comment les phénomènes affectifs peuvent résulter d'un rapport entre les représentations, il est bien plus malaisé encore de comprendre comment la représentation pourrait naître du plaisir et de la douleur, et nous n'avons aucun fait sur lequel nous puissions appuyer cette seconde conception, alors que la première est au contraire, semble-t-il, entièrement d'accord avec ce que nous fournit l'expérience. On dira peut-être que le domaine de la sensibilité est beaucoup plus étendu que celui de l'intelligence, que les phénomènes affectifs précèdent en fait les phénomènes représentatifs, que le vivant inférieur, que le fœtus dans le sein de sa mère doivent être vraisemblablement sensibles au plaisir et à la douleur alors qu'il semble impossible de leur attribuer des représentations. Mais il faut distinguer entre les représentations claires, complexes et ordonnées qui supposent des organes supérieurement constitués et les représentations élémentaires, obscures et confuses. Celles-ci, telles que nous les rencontrons dans les sensations de l'odorat et du goût, ou mieux encore dans les données de la sensibilité organique, rien ne nous autorise à les refuser au fœtus ou au vivant inférieur. Aussi bien les sensations les plus vagues que nous puissions ressentir à l'état adulte ont toujours quelque chose de représentatif une douleur physique, quelle qu'elle soit, affecte toujours une certaine étendue, elle peut toujours être plus ou moins vaguement localisée dans une partie de l'organisme, ce qui implique au moins un minimum de représentation.

Quant à cette autre hypothèse, d'après laquelle les phénomènes affectifs et les faits représentatifs seraient d'origine distincte et mutuellement indépendants les uns des autres, elle ne nous paraît pas non plus soutenable. En effet, d'une part, comme on vient de le voir, il n'est pas de plaisirs ni de douleurs que l'on ne puisse rapporter au moins à des représentations élémentaires, et, d'autre part, il n'est pas de représentations, représentations du goût ou de l'odorat, de l'ouïe, de la vue ou du toucher, représentations actuelles ou représentations réviviscentes qui, en elles-mêmes ou dans leurs rapports, ne soient ou ne puissent être accompagnées de plaisir ou de douleur. En outre, comme le reconnaissent les adversaires mêmes de la thèse intellectualiste et particulièrement M. Ribot, on ne saurait admettre pour les faits affectifs l'existence de centres spéciaux dans la moelle, le bulbe ou les hémisphères cérébraux, non plus que celle de nerfs conducteurs distincts, soutenue jadis par Goldscheider et plus tard par Frey, dont les expériences ont été depuis rejetées comme inexactes. Les nerfs qui transmettent le plaisir et la douleur sont ceux-là mêmes qui transmettent les représentations et c'est dans les centres représentatifs que les faits affectifs deviennent objet de conscience. Mais ne pourrait-il se faire qu'à défaut de centres ou de nerfs particuliers, il y eût pour le plaisir et la douleur des ondes spéciales, distinctes des ondes représentatives, comme il y a des ondes spéciales pour la couleur rouge et la couleur verte par exemple? Telle est la théorie intéressante soutenue particulièrement par M. Ribot et qui mérite de nous arrêter quelques instants. Suivant l'éminent psychologue, les ondes douloureuses en particulier retarderaient notablement sur les ondes représentatives. Il ne semble pas qu'il en soit toujours ainsi lorsque nous percevons un accord: par exemple, il est bien difficile de concevoir le plaisir ou la douleur comme postérieurs à la représentation dont ils paraissent faire vraiment partie intégrante. Dans d'autres cas, au contraire, le retard est parfaitement réel, et il faut avouer que l'explication qu'en donne l'intellectualiste Lehmann n'est pas universellement applicable. Le fait n'en demeure pas moins compatible avec l'intellectualisme, qu'il vient confirmer au contraire d'une manière aussi éclatante qu'inattendue. Je vais emprunter à M. Ribot lui-même un exemple qu'il considère comme une objection très forte à l'encontre de la thèse intellectualiste. Lorsque nous recevons un choc sur un corps, nous dit-il, nous percevons nettement le choc avant de sentir la douleur c'est donc que le phénomène affectif retarde sur la représentation, et par conséquent, ne saurait être ramené à un rapport des éléments représentatifs. Mais voici comment on peut concevoir que les choses se passent en fait. La partie morte qui constitue le corps transmet l'impression reçue d'une part à la partie saine qui l'environne, et d'autre part à la racine. En tant qu'elle est transmise à la partie saine, l'impression est conduite directement au cerveau sous forme de représentation claire; mais en tant qu'elle est transmise à la racine, elle donne lieu, comme il arrive naturellement dans toute partie malade, à des représentations élémentaires confuses, qui, en vertu des arrêts réciproques qu'elles éprouvent, ne parviennent au cerveau et par conséquent à la conscience qu'avec un retard plus ou moins considérable. C'est, en partie tout au moins, pour une raison analogue que le soldat blessé ne sent pas tout d'abord sa blessure et ne s'en rend compte que par le sang qui en découle.

De ces faits, on pourrait en rapprocher d'autres susceptibles d'une explication du même genre. Lorsque nous prenons une médecine amère dans un breuvage sucré, nous n'avons d'abord qu'une sensation de douceur que suit bientôt une sensation persistante d'amertume. C'est que la sensation de douceur, correspondant à des représentations élémentaires harmonieuses, parvient au centre avant la sensation d'amertume, correspondant à des représentations élémentaires qui s'opposent, se heurtent et s'arrêtent réciproquement. De même lorsque nous pénétrons dans une salle où de suaves parfums se mêlent à quelque relent fétide, nous jouissons de l'agrément des parfums avant d'être péniblement affectés par la mauvaise odeur. En réalité, dans les différents cas que nous venons de considérer, il n'y a pas des affections retardant sur des représentations, mais des représentations tumultueuses et confuses, retardant, comme il convient, en vertu des oppositions et des arrêts réciproques qui se produisent, sur des représentations harmonieuses et ordonnées.

Parmi les objections élevées contre la thèse intellectualiste, il en est d'autres, à vrai dire, dont la solution apparaît plus difficilement. Il est, par exemple, des cas, nous dit M. Ribot, où l'anesthésie se produit d'une manière complète, sans entraîner l'abolition de la représentation. Cela ne prouve-t-il pas clairement que le fait affectif est essentiellement distinct du fait représentatif? En somme, pouvons-nous répondre, nous ne savons pas quel est exactement l'effet produit par les anesthésiques. Mais pourquoi cet effet ne consisterait-il pas justement à empêcher cette effervescence tumultueuse des représentations à laquelle est attachée la douleur? En fait, certains analgésiques, comme l'éther, appliqués sur la partie douloureuse, n'agissent-ils pas par le refroidissement, et le refroidissement n'a-t-il pas précisément pour résultat d'atténuer considérablement les mouvements moléculaires et par conséquent aussi les arrêts réciproques des représentations?


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