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L'intellectualisme et la théorie physiologique des émotions - Partie 1

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1906, par Mauxion M.


I

La théorie physiologique des émotions, telle qu'elle a été récemment présentée sous des formes un peu différentes mais avec un égal talent, par MM. Lange, William James et Ribot, est généralement considérée comme l'antithèse de la théorie intellectualiste de Herbart et de son école. L'opposition n'est peut-être pas aussi radicale qu'on paraît le supposer, et la théorie physiologique, dans ce qu'elle a de vrai, pourrait peut-être se concilier sans trop de peine avec l'intellectualisme qui l'embrasse et la dépassa, comme nous allons essayer de l'établir.

Il convient tout d'abord de remarquer que Herbart, comme aussi ses principaux disciples, Drobisch, Volkmann von Volkmar, Nahlosky, distingue soigneusement des sentiments (Gefühle) les affections (Affecten), c'est-à-dire les émotions telles que les entendent Lange et William James, la joie, la tristesse, la colère, l'effroi, etc. Or si les sentiments sont de nature purement psychique et réductibles à des rapports entre les représentations, les affections ou émotions au contraire ne peuvent s'expliquer que par l'organisme, sans lequel on ne pourrait pas même les concevoir. « L'émotion du ridicule, dit en propres termes l'auteur du Manuel de Psychologie, a son principe dans la possibilité de rire, de telle sorte que sans le corps humain et les sensations organiques il ne serait pas même concevable. Pour un pur esprit, le comique le plus achevé se réduirait à un simple contraste. Le rire appartient à la classe des affections; comme elles il ébranle le corps, et c'est seulement par l'intermédiaire de l'organisme qu'il agit réflexivement (rückwarts) sur l'esprit. »

Toutefois, si l'on creuse les deux doctrines, l'opposition ne va pas tarder à apparaître. Pour Herbart et son école en effet l'émotion ne va pas sans un certain sentiment (Gefühl) de nature purement psychique, qui la précède et s'y mêle dans le ridicule par exemple. le contraste qui est à son origine ne constitue pas seulement une perception de l'intelligence, un jugement, mais implique aussi un sentiment, un phénomène affectif, inséparable de l'émotion. Pour les partisans de la théorie physiologique au contraire l'émotion est tout entière dans la conscience des réflexes de l'innervation volontaire ou vaso-motrice et des divers phénomènes physiologiques, frisson, rougeur, pâleur, etc., qui en sont la conséquence. Supprimez ces réflexes et il ne reste rien qu'une simple représentation accompagnée d'un jugement de l'intelligence, mais sans aucun caractère affectif.

Très ingénieusement W. James rattache sa théorie des émotions à celle de l'instinct. A peine sorti de l'œuf le petit poussin pique les grains de blé placés à sa portée. Que faut-il voir là? Rien autre chose qu'un phénomène d'adaptation l'image des grains de blé qui se produit dans le sensorium de l'animal détermine mécaniquement les mouvements des jambes, du cou et du bec appropriés à la préhension. Le même poussin, à la vue d'un oiseau de proie, planant dans l'espace au-dessus de sa tête se met à trembler, ses plumes se hérissent, il court se réfugier sous les ailes de sa mère. Ici encore il ne faut voir autre chose qu'un simple phénomène d'adaptation: l'image de l'oiseau détermine mécaniquement le tremblement, le hérissement des plumes et les mouvements de fuite du poussin, et conséquemment l'émotion de la peur. Seulement deux questions se posent 1" Est-il certain qu'il n'y ait en fait dans la conscience de l'animal autre chose que le sentiment des réflexes mis en jeu? Cuvier ne soutenait-il pas que l'instinct de l'oiseau qui bâtit son nid est dirigé par des représentations surgissant dans son sensorium? 2° Pouvons-nous affirmer que le poussin éprouve véritablement l'émotion de la peur telle qu'elle se produit dans notre conscience?

Mais laissons l'animal, dont nous sommes incapables de pénétrer l'état mental, et considérons plutôt ce qui se passe chez l'homme. Voilà, je suppose, un touriste paisible et sans prétentions particulières à la renommée de Nemrod qui, se promenant seul dans la montagne, se trouve tout à coup en présence d'un ours. Il ressent soudain un choc violent dans la poitrine; un frisson le parcourt des pieds à la tête; tous ses membres se mettent à trembler et son cœur à battre précipitamment; il s'enfuit aussi vite que le lui permettent ses jambes à demi paralysées par l'effroi. Peut-on dire que chez lui la peur ne soit que la conscience de ces divers phénomènes physiologiques et des modifications de l'innervation volontaire ou vaso-motrice dont ils sont la conséquence? A l'analyse j'y rencontre assurément tout cela; mais j'y découvre en outre un autre élément qu'il convient peut-être de ne pas négliger, sauf à en apprécier ultérieurement la véritable signification, à savoir une multiplicité de représentations. Dès l'abord notre touriste a conscience du danger qu'il court; pendant qu'il fuit précipitamment, il se représente l'ours lancé à sa poursuite; il croit sentir l'étreinte des bras puissants de l'animal, la morsure de ses dents, la déchirure de ses griffes redoutables.

Il en est de même dans la colère. Dans le cerveau de l'homme irrité, une foule tumultueuse de représentations s'agitent; les paroles se pressent, souvent confuses et incohérentes sur ses lèvres. Vous avez un ami, particulièrement irritable, qui juge à tort ou à raison que M. X. est un coquin. Déclarez devant lui que M. X. est un honnête homme. Aussitôt votre ami entre en fureur. « Ah! X. est un honnête homme! N'est-il pas avéré qu'il doit sa fortune à une faillite scandaleuse? — Ah X. un honnête homme! Et les spéculations louches dans lesquelles il a trempé. — Ah X. un honnête homme! et les poursuites judiciaires dont il a failli être l'objet! Et chaque fois que votre interlocuteur répète « Ah! X. un honnête homme! », le ton de sa voix s'élève, son geste devient plus violent, son poing s'abat plus lourdement sur la table.

Il n'en va pas autrement des autres émotions. Dans toute émotion normale, quelle qu'elle soit, l'analyse découvrirait ainsi une multiplicité de représentations qui s'y trouvent intimement mêlées et en font véritablement partie intégrante, à ce point qu'on est en droit de se demander si, en l'absence de ces représentations l'émotion subsisterait tout entière, en dépit de la présence des divers phénomènes physiologiques qui la caractérisent objectivement. Chaque fois qu'il allait au combat, Turenne était pris, dit-on, d'un violent tremblement nerveux. « Tu trembles, carcasse, avait-il coutume de dire, mais tu tremblerais bien plus encore si tu savais où je vais te mener! » Henri IV et son petit-fils le duc de Vendôme éprouvaient, paraît-il, au moment d'aller au feu, de singuliers malaises. Peut-on dire qu'ils avaient peur? Lorsque dans un atelier je perçois le choc violent d'un marteau sur le fer, lorsque dans un feu d'artifice une bombe éclate, je ne peux retenir un tressaillement nerveux. Et cependant je n'ai pas peur. Mais j'emprunte à M. James lui-même un exemple particulièrement intéressant à cet égard. Ce psychologue nous raconte qu'étant enfant, il s'évanouit soudain à la vue du sang d'un cheval, qu'il s'amusait à remuer dans un seau avec un bâton. Il nous déclare cependant qu'il n'avait éprouvé avant ce subit évanouissement « d'autre sensation que celle d'une enfantine curiosité ». De ce fait et d'autres semblables M. James conclut que l'objet peut par lui seul provoquer les divers phénomènes physiologiques symptomatiques de l'émotion. La conclusion est peut-être légitime; mais il en est une autre qui ressort bien plus nécessairement encore de ce fait, comme des autres faits précédemment cités, c'est que les phénomènes physiologiques caractéristiques de l'émotion peuvent se produire parfois en l'absence de cette émotion elle-même, ils ne suffisent donc pas à la constituer tout entière.

M. James ne nierait sans doute pas la présence de représentations multiples dans l'émotion normale. Mais suivant lui ou bien ces représentations n'ont aucun caractère affectif, comme le contraste qui est à l'origine du rire; ou bien les plaisirs et les douleurs qu'elles impliquent sont en réalité de nature périphérique. Par exemple dans le cas du promeneur effrayé par la rencontre subite d'un ours, la douleur qui fait partie intégrante de son effroi serait due, au moins partiellement, à la reviviscence périphérique de certaines morsures ou déchirures antérieures. Il y a peut-être dans cette explication, que d'ailleurs je ne trouve pas expressément formulée chez M. James, une part de vérité; mais assurément elle ne saurait s'appliquer exactement à tous les cas.

Prenons par exemple la colère. Certes, « il y a dans la colère qui, plus douce que le miel liquide, se gonfle comme la fumée dans la poitrine des hommes », une part incontestable de plaisir, est quœdam irascendi voluptas; et c'est là ce qui fait que Lange a pu la rapprocher de la joie, dont elle ne différerait, suivant ce physiologiste, que par l'incoordination des mouvements. Mais il y a aussi, à l'origine de la colère, une contrariété, un déplaisir, une souffrance réelle, dont la théorie physiologique ne rend pas compte et dont elle ne parait pas même soupçonner l'existence. Lorsque votre colérique ami entre en fureur en vous entendant proclamer que M. X. est un honnête homme, le déplaisir incontestable qu'il éprouve ne saurait s'expliquer ni par la conscience des réflexes caractéristiques de la colère, ni par la seule impression que vos paroles font sur son oreille. Lorsque l'artiste irrité de ne pouvoir rendre exactement l'idéal qu'il a conçu, jette ses pinceaux et brise sa palette, sa douleur ne s'explique ni par la conscience des réflexes du dépit, ni par la seule perception du tableau qu'il a sous les yeux. Lorsque Newton, arrivant au terme de ses calculs, établis d'après une mesure inexacte du méridien terrestre, se trouva en présence d'un résultat en désaccord avec son hypothèse, s'il ne put retenir un mouvement très naturel de dépit, la conscience des réflexes concomitants, non plus que la seule vue des caractères tracés sur le papier, ne saurait rendre compte de la souffrance aiguë qu'il dut incontestablement ressentir.

Il semble donc bien qu'il faille admettre, à l'origine de la colère, et vraisemblablement aussi dans nombre d'autres cas, des phénomènes affectifs de nature purement psychique, ou tout au moins purement cérébrale, et non point périphérique, comme le traducteur même de Lange et de M. James, le docteur G. Dumas, incline d'ailleurs à le reconnaître. Or comment rendre compte de ces phénomènes affectifs? La doctrine intellectualiste nous fournit ici une explication tout au moins fort vraisemblable. La douleur qui est à l'origine de la fureur de votre ami, de la colère de l'artiste, ou du dépit de Newton est essentiellement une contrariété elle est due à la contradiction entre le jugement propre de votre ami et celui que vous prétendez lui imposer, à l'opposition entre l'idéal conçu par l'artiste et l'image qu'il a sous les yeux, au désaccord entre le résultat attendu par Newton et la formule à laquelle il est arrivé. Cette explication, plausible en elle-même, atteindrait un très haut degré de probabilité, si, élargissant la question, il était possible d'établir que tous nos plaisirs et toutes nos douleurs, de nature cérébrale ou même périphérique, peuvent aisément se ramener à un rapport entre les représentations.


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