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L'art chez l'enfant: le dessin - Partie 2

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1888, par Perez B.


II

Un peu plus tard, vers l'âge de quatre ans, l'interprétation intellectuelle, et, par contre-coup, l'effet émotionnel des images, ont progressé beaucoup, tout en restant dans la sphère des conceptions et des sentiments les plus simples. Ce progrès a pourtant de quoi intéresser le psychologue, et peut-être un peu l'esthéticien. Nous ne pouvons ici qu'effleurer la question.

La curiosité et la sympathie combinant leurs influences, l'enfant est de bonne heure excité à chercher la signification des images. Il les interprète avec le cœur plutôt qu'avec l'intelligence. Il entre ainsi, rêveur et charmé, dans le monde des représentations, en même temps que dans celui des réalités. Il y découvre, un peu grâce aux réponses de son entourage, des scènes familières qui se passent entre les personnes et les bêtes de la maison. Les rideaux du lit offrent leurs complaisants dessins aux récits fantastiques.

L'enfant prend bientôt le pli d'associer partout des images réelles ou fictives aux diverses histoires qu'on lui raconte. Cela devient chez Hélène une heureuse et obsédante manie. Cette constance à poursuivre d'intéressantes fictions, à faire raconter des histoires touchantes aux dessins, et à figurer sur les cloisons et sur les murs les dessins des histoires, indique une certaine exaltation de la sensibilité. Je crois qu'on trouverait rarement chez des garçons de cinq ans, même élevés dans une demi-solitude, comme on élevait autrefois beaucoup de filles, une sensibilité à s'attendrir sur la pauvre Rachel, qui mourut en donnant le jour à Benjamin, à regarder en pleurant son image sur une carte à jouer. C'était le cas de la petite Hélène, âgée de cinq ans, à qui sa mère avait raconté cette touchante histoire.

Les petits garçons aussi aiment à retrouver des formes humaines ou animales dans les objets, dans les taches des murs ou des arbres, dans les nuages, dans la flamme et les braises du foyer. Mais je n'en sais pas un qui ait cherché dans ces dessins imaginaires des illustrations pour les histoires qui l'ont ému ou charmé. C'est pour eux un jeu dont ils s'amusent en passant. Cette susceptibilité d'émotion, très utile, à l'origine, pour nous faire sympathiser avec les réalités et avec leurs représentation?, mais qui, mal dirigée, tourne au romanesque et au fantasque, se produit plus souvent et plus tôt chez les petites filles, et, par exception, chez les petits garçons qui ont vécu un peu à l'écart, et développés du côté du sentiment beaucoup plus que du côté des idées. Je ne trouve aucun souvenir de ce genre chez Mme Rolland, dont la solitude relative, à l'âge de huit ans, était affaire de goût ou de passe-temps studieux; mais George Sand, qui connut plus que personne l'amertume et les ivresses de l'isolement, sacrifia beaucoup dans son enfance à ces illusions de la vue et de l'imagination.

Remarquons aussi que, dans la pratique de l'art, cette manie, contractée dès l'enfance, ne pourrait servir l'imagination du peintre qu'au détriment de la précision ou de la vérité. Botticelli, critiqué à ce sujet par Léonard de Vinci, déclarait que l'étude approfondie du paysage était inutile, « car il suffit de jeter contre le mur une éponge imbibée de différentes couleurs pour obtenir sur ce mur une tache dans laquelle on peut distinguer un paysage. Aussi ce peintre peignit-il de fort tristes paysages. Il est bien vrai, ajoute Léonard, que, dans cette tache, celui qui veut les chercher voit différentes inventions, à savoir des têtes humaines, divers animaux; des batailles, des écueils, des mers, des nuages ou des forêts et autres objets semblables. Il en est comme du son des cloches, dans lequel chacun peut distinguer les paroles qu'il lui plaît. Mais, bien que ces taches fournissent divers motifs, elles n'apprennent pas à terminer un point particulier. » On sait que, chez G. Doré, ce goût très prononcé de panthéiser la nature coexiste avec une imagination parfois démesurément symbolique, et toujours moins créatrice que fantaisiste. La tendance à imaginer partout des représentations de la vie s'applique, chez l'enfant, aux premières lectures, comme elle s'appliqua d'abord aux récits écoutés. Remarquons, en outre, le besoin d'étendre et d'embellir le théâtre où ces chères images ne cessent de jouer leurs touchantes tragédies. Le jeu passionné des images reçoit un surcroît d'excitation, et aussi de précision et de beauté, de ce rêve tout fait qu'offre, par exemple, la vue d'une villa merveilleuse, au jardin enchanté, aux salles féeriques remplies de riches tentures, de meubles rares, de cadres dorés, de peintures charmantes (une simple maison de campagne transformée de la sorte par l'imagination d'Hélène, âgée de huit ans).

Les portraits n'intéressent guère l'enfant, quand ils ne sont pas des portraits de parents ou d'amis.

Il les regarde pourtant quelquefois avec attention, bien qu'il ne connaisse pas les originaux; il note, sans trop les admirer, les détails saillants du costume; mais ce qu'il leur demande, en outre, ils ne peuvent pas le lui donner: c'est le mouvement, c'est la parole, c'est la vie. J'en ai vu qui éprouvaient plus que de l'étonnement, une sorte de gêne devant ces yeux qui les poursuivaient de leurs regards obstinés, et ces poses rigides, ces visages impassibles. D'ailleurs ils ne savent pas les regarder ils les voient de trop près ou de trop loin; ils sont, comme les animaux les plus intelligents, incapables de dégager un abstrait de leurs impressions variées et contradictoires, pour se donner l'illusion de la réalité devant ces toiles plates et luisantes.


III

Nous venons de voir comment l'enfant interprète les images, comment il comprend la langue du dessin. Il est encore plus intéressant de savoir comment il l'apprend, et comment il la parle, guidé par sa propre faculté d'observation, et à peine dirigé par les modèles de rencontre qu'il copie avec un entrain peu favorable au travail de l'attention.

L'homme et l'animal, souvent associés l'un à l'autre, et quelques jouets ou objets familiers, voilà les premiers sujets de représentation pour l'enfant (entre trois et cinq ans). Mais il a une prédilection toute particulière pour l'homme. Dans ses premiers essais, il le distingue vite d'un animal. Tandis que le premier est caractérisé surtout par une tête carrée ou ronde (la tête humaine offre un peu ce double aspect) et deux longs filets de jambes, le second l'est surtout par le cylindre ou le rectangle qui représente son corps allongé et incliné sur ses pattes, celles-ci représentées par quatre lignes verticales. Tels sont l'homme et l'animal embryonnaires que crée l'enfant, de trois à cinq ans. Ajoutons que le faciès de l'un et de l'autre sont souvent caractérisés par un, deux, trois ou quatre points, signifiant à volonté un œil, deux yeux, une bouche, un nez peut-être. L'intention n'est pas toujours bien marquée.

On ne sait pas si ce carré ou ce cercle grossièrement exécutés, que nous avons appelé une tête, ne représente pas en même temps le buste l'un et l'autre, en effet, ne font qu'une masse indistincte, les bras compris, vus de loin, vus d'ensemble. L'enfant ne fait attention qu'au plus saillant; c'est pour lui l'essentiel, et c'est suffisant pour caractériser l'homme et le distinguer de l'animal. Cependant beaucoup d'enfants, peut-être par imitation, ne se contentent pas d'un bonhomme aussi réduit. Même à l'âge de quatre ans, je les vois tracer une face de profil, ovale ou carrée, avec un groin en forme de nez, et, dessous, rattaché à la tête par une ligne droite, ou simplement rapproché d'elle, un sac ni carré ni long, quelquefois conique, d'autres fois piriforme, qui fait l'office de buste. Certains enfants de cet âge ne font que des dessins de profil ou de face; d'autres réunissent les deux.

Les progrès, plus ou moins spontanés, ne suivent jamais une ligne d'évolution bien régulière. Ils se font en détail, comme par hasard, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Ils n'en obéissent pas moins à des conditions générales, qu'expliquent tout à la fois l'ignorance technique de l'enfant, sa courte observation, sa mémoire et son attention capricieuses, et surtout ce qu'on peut appeler également la raison ou les erreurs de sa logique.

C'est naturellement la tête, dont la beauté et l'expression ont tout de suite intéressé l'enfant, qui s'enrichit la première de détails importants. Le point noir qui représentait d'abord l'œil), dans les figures de profil, s'entoure d'un petit cercle; ainsi la prunelle, le blanc de l'œil et les paupières sont distingués. Ce perfectionnement du dessin de l’œil affecte plus rarement les figures de face, soit que les deux points rapprochés produisent une physionomie suffisante, soit que ce travail plus long rebute le jeune dessinateur. Cependant, sur plusieurs figures de face, je vois les deux yeux représentés par un point avec deux traits droits, ou à peine incurvés. Mais l'œil de la figure unilatérale est toujours plus soigné. Il affecte quelquefois la forme d'un cône renversé, dont la base s'appuie sur l'axe du nez plus rarement (enfants de sept à huit ans), le premier cercle entourant le point noir s'enveloppe lui-même d'un cercle plus grand. Le sourcil doit être compris dans cette figuration, car je ne le trouve jamais exprimé par un trait spécial.

Le nez est toujours très mal fait, même par des enfants de huit à dix ans. Ils le font très souvent exagéré dans le sens aquilin ou camus, et très grotesque, sans nulle intention pareille. C'est quelque-fois le nez de famille, sans doute parce que la forme en est plus habituellement sous les yeux du dessinateur novice, qui, lui aussi, travaille d'imagination, de chic, comme disent les artistes, c'est-à-dire d'après ses impressions dominantes.

Une ligne courbe ou brisée un peu au-dessous du nez, dans les têtes en profil, accuse souvent la bouche, dès que l'enfant commence à s'en préoccuper. Cette ligne est si peu apparente, quand la bouche de l'original est fermée, que l'enfant songe assez tard à la reproduire. Dans les têtes vues de face, un trait horizontal ou oblique la dessine suffisamment. Quelques enfants ajoutent fort maladroitement, sous ce trait, deux ou trois points, qui ont peut-être l'intention d'indiquer les dents. Une bouche fermée, qui laisse voir ses dents, ce n'est pas pour effrayer la logique enfantine. Somme toute, l'enfant qui n'a pas appris méthodiquement le dessin, arrive très tard, et à force d'imitations, à faire une bouche presque régulière, et surtout expressive, ce qui suppose tout à la fois la description exacte et le sentiment pittoresque. C'est ainsi que je vois un enfant de neuf ans et demi, rompu au libre dessin et très observateur, portraire son oncle d'abord la bouche fermée (de profil), ligne droite terminée par un petit trait oblique (donnant un air sérieux), puis la bouche ouverte pour rire (lèvres relevées et étirées, laissant voir deux rangées de dents irrégulières), puis la bouche contractée, avec protusion des lèvres, pour indiquer la frayeur (l'oncle fuit en toute vitesse Paris et le choléra).

L'oreille n'est pas un organe aussi essentiel, je veux dire aussi apparent, dans la figure humaine. Aussi fait-elle souvent défaut, même alors que l'enfant a commencé à la noter. Elle est plus rare dans les dessins de profil que dans les autres.

Dès ses débuts, l'enfant s'occupe d'un accessoire fort important de la tête, de ce qui la couvre et la pare, des cheveux, ou du chapeau et du bonnet. Les cheveux sont grossièrement représentés, soit par des lignes droites toutes hérissées autour du crâne, soit par une série de petites courbes allant du front à l'occiput, soit par une profusion de lignes noires faisant une tache noire irrégulière, avec l'aspect d'une perruque usée, soit par quelque végétation informe jouant la guirlande ou la colonne de fumée, en un mot, des lignes droites massées ou des courbes annelées. Vu la place où cela se trouve, cela doit nécessairement représenter des cheveux. Une petite fille de huit ans, qui n'avait jamais dessiné, ayant fait sur mon invitation deux hommes et deux femmes, couvrit de deux bonnets fort bizarres les têtes masculines, et indiqua la chevelure des femmes par un jet de lignes droites retombant en panache du côté gauche de la tête.

Pour en finir avec la tête humaine, j'ai constaté que les profils sont presque toujours tracés de droite à gauche. Le mouvement adductif est plus familier que le mouvement abductif à la main habituée à tenir le crayon ou la plume. Peut-être le contraire aurait-il lieu non moins souvent chez les enfants des pays où l'écriture se fait droite, ou de gauche à droite.


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