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Les conditions du bonheur et l'évolution humaine - Partie 3

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1882, par Paulhan F.


III

Si le progrès intellectuel de l'homme ne paraît pas avoir toute la valeur qu'on lui attribue au point de vue du bonheur, il est un autre désavantage de l'évolution qu'il faut mettre en lumière et qui provient de l'évolution morale. Ce nouveau problème se rattache du reste au précédent, la morale ayant une partie intellectuelle et comprenant certaines conceptions que l'homme s'est faites.

Le problème de la morale se pose ainsi: ne sommes-nous pas actuellement ou ne serons-nous pas obligés d'abandonner les croyances sur lesquelles repose actuellement la morale Dieu, la liberté, le devoir? et, ces bases détruites, la vie de l'homme pourra-t-elle rester ce qu'elle est? M. Guyau, dans son ouvrage sur la Morale anglaise contemporaine, a montré avec beaucoup d'ingéniosité tout ce que le sentiment de l'obligation morale pouvait perdre à être reconnu pour un sentiment d'une valeur subjective. En somme d'après la théorie évolutionniste, nous sommes obligés moralement, parce que nous croyons l'être. N'est-il pas à présumer que, quand nous aurons conscience de ce fait, nous ne nous croyons plus obligés, et par suite que nous ne le serons plus en réalité? N'est-il pas à craindre dès lors que toute morale ne soit anéantie et la société bouleversée profondément?

Il en serait peut-être ainsi si la morale n'avait pour soutien que l'idée de devoir, — encore faut-il remarquer que cette idée aurait toujours, pour des causes que je n'ai point à indiquer ici, une certaine influence; — mais la morale a encore pour bases l'intérêt personnel de chacun de nous et ensuite nos sentiments altruistes, enfin nos sentiments désintéressés, l'amour du bien, de la justice, de l'ordre.

Cependant il faut reconnaître que la substitution d'une morale nouvelle à la morale ancienne aura de la peine à se faire sans secousses. Ces sentiments altruistes et désintéressés seront-ils assez forts pour réprimer suffisamment les sentiments égoïstes, même avec l'appui des habitudes prises et de la contrainte imposée par l'état social actuel? Je ne sais si on peut l'affirmer. En tout cas, nous trouvons là de profondes causes de souffrance. Le développement moral de l'homme s'est mal effectué; l'homme a été engagé par la religion dans une mauvaise voie, il s'est habitué a la sanction surnaturelle de la loi morale; s'il vient à être obligé de renoncer à cette sanction, il souffrira pour changer d'opinion, il souffrira peut-être ensuite des suites du changement général d'opinion. La théorie évolutionniste et empirique va, il faut bien le reconnaître, jusqu'à renverser presque absolument la morale telle qu'on la comprenait jusqu'à ce jour. Qu'il n'y ait, au point de vue absolu, ni mérite ni démérite, que l'homme vertueux soit une machine bienfaisante et l'homme pervers une machine malfaisante, voilà à peu près ce qu'il faut admettre. Sans doute on continuera à aimer et à approuver la vertu, à haïr le crime, mais on n'aura plus tes mêmes motifs pour être vertueux ou ne pas être criminels ou plutôt on n'en aura plus autant, — chose importante au point de vue d'une théorie déterministe — et les motifs qui sont enlevés à l'homme sont d'une importance considérable, qu'ils soient purement égoïstes comme la crainte des châtiments ou l'espoir d'une récompense dans une vie future, altruistes comme l'amour de Dieu, ou désintéressés comme le sentiment du devoir envers Dieu, l'amour du bien accompli par un acte de volonté libre. En échange de tous ces motifs, qu'elle enlève, la nouvelle théorie n'en donne aucun, si ce n'est l'orgueil qu'un homme peut éprouver à penser qu'il est une machine assez bonne pour faire le bien avec peu de motifs.

Ici, une objection peut être faite à la théorie pessimiste du conflit de la morale et de la raison. C'est que les nécessités pratiques de la vie empêchent l'homme de raisonner ses actions; que, en fait, l'homme pense peu à la vie future avant d'accomplir un acte de dévouement; qu'il ne songe que rarement à la nature infinie du devoir, et qu'il ne lui arrive presque jamais de se dire que l'obligation a une valeur absolue, ou qu'il jouit de son libre arbitre au sens métaphysique du mot. Il continuerait donc à agir après avoir perdu toutes ces croyances comme il agit en les ayant, vu le peu de place que ces croyances tiennent en réalité dans sa vie. Il y a du vrai dans cet argument; cependant il ne tient pas compte de la part qu'ont les diverses croyances, les diverses superstitions si l'on veut, employées pendant notre éducation à la formation de notre caractère moral. Il est un fait reconnu c'est que le sentiment moral n'est pas assez ancré dans notre nature pour que la réflexion ne puisse, si l'on veut, le faire disparaître en en dissociant les éléments. Pour des sentiments aussi complexes, pour des combinaisons mentales aussi instables, la réflexion personnelle suffit à faire ce que la maladie opère pour des sentiments devenus plus organiques, absolument comme la réflexion peut dissocier des croyances peu solides encore, tandis qu'elle est quelquefois impuissante devant des idées plus arrêtées. N'est-il donc pas à croire que ceux qui seront gênés par leurs instincts moraux, dans la vie pratique, se mettront à réfléchir et les abandonneront d'autant plus facilement qu'ils auront moins de motifs de les conserver, que leur éducation morale aura été faite par moins de facteurs? Il me semble impossible de douter qu'il en sera ainsi, à moins qu'on ne trouve un meilleur moyen d'éducation morale.

Nous retrouvons toujours ici, en tout cas, les inconvénients présentés par l'excès de réflexion, c'est-à-dire par le développement des facultés élevées. Nous sommes obligés, sans pouvoir nous prononcer exactement sur son importance, de reconnaître un conflit entre les diverses tendances de la nature humaine, c'est-à-dire une cause considérable de souffrance et une preuve que le développement de l'homme s'est mal effectué et que la déviation est grave.

Et cette déviation, cette contradiction dans la nature de l'homme est plus grande encore qu'il ne le semble. On pourrait soutenir que l'action est le remède à tous les maux dont la réflexion est la cause et louer l'instinct aux dépens de l'intelligence; on aurait raison, à condition que l'instinct soit bien formé, malheureusement c'est ce qui n'a pas lieu chez l'homme. L'homme a relativement peu d'instincts, il a été obligé de reconnaître que ses instincts sont mauvais quelquefois et lui nuisent, — ils s'étaient mal formés; — l'homme est une machine excessivement complexe qui devait être adaptée à des conditions d'existence excessivement complexes aussi. L'instinct indique une adaptation complète à toute une classe de phénomènes externes. Or la complication des conditions externes auxquelles l'homme doit s'adapter fait que les instincts se forment difficilement, se forment mal et se contrarient entre eux; de là la réflexion qui précède la formation de l'instinct chez l'homme et la réflexion qui naît du conflit de deux instincts ou de la mauvaise conformation d'un instinct et qui est nécessaire comme phase précédant la formation et la coordination complète des instincts humains. Mais, une fois la réflexion déchaînée, dans un organisme moral en voie de formation comme l'homme, elle se porte sur tout et remet tout en question. On ne peut savoir à l'avance si elle a tort ou raison, elle rend des services trop souvent pour qu'on songe à se passer d'elle, et d'un autre côté elle est souvent aussi dangereuse — soit en défaisant ce qui a été bien fait, soit en retardant la formation de nouveaux instincts utiles, en empêchant l'action pour la mieux diriger. On en vient à se représenter l'homme comme un animal beaucoup trop compliqué pour pouvoir s'adapter aux conditions d'existence auxquelles cependant sa nature exigerait qu'il s'adaptât. Supposez un auteur qui, après avoir plus ou moins bien réussi quelques petits essais, entreprendrait un vaste ouvrage dont il ne pourrait terminer que quelques parties, plusieurs autres restant inachevées ou n'existant qu'en projet; supposez encore que les parties achevées de l'ouvrage, que l'on peut supposer fort belles d'ailleurs, soient en contradiction entre elles, vous verrez comment la nature, s'il m'est permis de faire ici de l'anthropomorphisme, s'est conduite à l'égard de l'homme. Elle en a fait une œuvre considérable, mais formée de parties hétérogènes, qui ne peuvent s'accorder ensemble et que l'on ne pourra refondre qu'avec une peine et un temps infinis, s'il est possible d'y arriver un jour. Ce qu'il y a de plus probable, c'est que l'œuvre restera boiteuse et ne sera jamais achevée, que ce qu'on peut espérer de meilleur est que les choses aillent tant bien que mal, tout en craignant qu'elles n'aillent probablement plutôt mal que bien.


IV

On pourrait insister bien davantage sur les effets désastreux de l'évolution. S'il est vrai d'abord que la sélection, sous toutes ses formes, soit un des plus puissants agents du progrès, on voit quelle force ce fait donne à la conception pessimiste du monde. On pourrait montrer encore, et c'est ce qui a été fait, toutes les raisons extérieures à l'homme qui empêchent d'espérer que l'évolution humaine atteindra son terme ou que l'équilibre auquel on arriverait puisse subsister. Je ne me suis occupé ici que des contradictions internes de l'homme et des défauts inhérents au progrès lui-même, indépendamment de bien des conditions dans lesquelles il s'effectue. Je n'ignore pas que cette manière de traiter la question laisse subsister beaucoup de lacunes, et aussi je ne prétends tirer de ce que j'ai dit aucune conclusion générale définitive. Il me semble seulement que l'on attachait beaucoup trop d'importance au progrès et que l'on commettait en général sur ce sujet une confusion grave; qu'on ne distinguait pas suffisamment l'évolution considérée en soi comme développement physique ou moral et le progrès considéré au point de vue du bonheur qu'il procure réellement ou qu'il est susceptible de procurer. On remarque surtout que le progrès a quelquefois pour effet de satisfaire nos besoins, sans remarquer aussi, ou sans attacher assez d'importance à cette remarque, que les progrès accomplis servent souvent, même en ce cas, à augmenter les besoins qu'ils ont satisfaits et à en faire naître d'autres. On ne sait pas assez que le progrès est désirable, non pas pour lui-même, en dernière analyse, mais en tant qu'il conduit à l'équilibre, non à l'équilibre complet, qui serait l'inconscience (encore resterait-il à savoir si la non-conscience n'est pas préférable à toute existence consciente possible), mais à une sorte d'équilibre rythmique qui permet à l'homme de satisfaire ses tendances à mesure qu'elles se font sentir, et de les satisfaire par des moyens appropriés, toujours à peu près les mêmes et toujours à sa disposition. Or il y a quelques raisons de croire que l'homme n'est pas dans la bonne voie pour réaliser cet équilibre. J'ai essayé de montrer quelques-unes de ces raisons; je n'en conclus pas que la vie est mauvaise, mais qu'il y a des motifs sérieux de croire qu'elle l'est peut-être.

On s'est beaucoup occupé, les pessimistes comme leurs adversaires, des conséquences pratiques du pessimisme. Les pessimistes ont en général recommandé le renoncement de préférence au suicide. Il y a là, au point de vue des croyances positives, une erreur de logique. Schopenhauer, au nom de sa métaphysique, repousse le suicide, qui n'anéantit pas la volonté de vivre; il est dans son droit, mais les adversaires de la métaphysique ne peuvent le suivre et adopter cette opinion. Ce qui fait le mal, en effet, ce n'est pas la vie en elle-même, mais la vie se manifestant dans des circonstances telles que le bonheur soit impossible. Le pessimiste positif ne repousse pas toute vie, mais seulement la vie malheureuse, — Spencer a raison de poser sa théorie du bonheur comme un point sur lequel pessimistes et optimistes peuvent s'entendre, — et se donner la mort paraît bien le plus sûr moyen de se défaire d'une vie que l'on sait sûrement devoir être malheureuse. Il est à remarquer que, au point de vue de la morale empirique, il n'y a absolument aucun blâme raisonnable à porter contre l'individu qui se tue. Je ne veux pas parler ici des cas où la mort d'un homme est une véritable délivrance pour lui-même, pour sa famille et pour la société; admettons le cas le plus défavorable, le plus coupable en apparence, le cas où l'homme qui meurt était réellement utile à ses semblables. On ne peut, en se plaçant au point de vue le plus élevé, le blâmer en rien. En effet, nos devoirs, ou ce qu'on a coutume d'appeler ainsi (je me place toujours au point de vue évolutionniste et empirique), n'ont rien d'absolu et sont dépendants des circonstances. Admettons que, en qualité de membre d'une société, un homme ait des devoirs envers elle. S'il abdique cette qualité de membre, tous ses devoirs sociaux seront, par le fait, supprimés. On ne peut soutenir qu'un homme qui serait seul au monde aurait des devoirs à remplir envers ses semblables; l'homme qui se met entièrement à l'écart des autres, qui s'isole volontairement, qui ne veut plus rien accepter de la société et renonce à tous les avantages qu'il y pourrait trouver, celui-là peut être véritablement considéré comme étant seul au monde. Mais, un individu a-t-il le droit de s'isoler volontairement de la société? Il l'a certes, si la société, comme on le dit avec raison, repose de plus en plus sur l'idée du contrat accepté implicitement par les membres. Remarquons d'ailleurs que tous les blâmes que l'on pourra porter contre un individu seront portés au nom du bien général ou de certaines idées et de certains sentiments d'amitié, etc. A quelqu'un qui objectera que le bien général le touche peu et qu'il a réussi à se débarrasser de toutes les idées et de tous les sentiments que l'on imagine, il n'y a rien à répondre. La société peut le blâmer en se plaçant à son point de vue égoïste, à elle, de s'être défait de ses sentiments, elle peut le rejeter à son tour hors d'elle, ce qui ne sert à rien dans le cas supposé, ou le supprimer dans son intérêt propre, ou lui faire subir après sa mort des traitements infamants, pour détourner les autres de suivre son exemple et fortifier ou multiplier chez eux les sentiments utiles; mais, au point de vue abstrait, il n'y a aucun jugement moral d'aucune nature à porter sur le suicide, puisque les conditions qui donnent naissance à la moralité ou à l'universalité, je veux dire la vie sociale, sont détruites en ce cas.

Si d'ailleurs le pessimisme était parfaitement établi, s'il était prouvé que la vie est et restera mauvaise, il est clair que le suicide général serait la meilleure pratique possible et pour ainsi dire, le devoir, l'homme arrêtant ainsi sa propre souffrance et celle des générations futures.


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