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Les conditions du bonheur et l'évolution humaine - Partie 2

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1882, par Paulhan F.

Mais ce ne sont pas eux qui peuvent « faire marcher l'humanité dans la voie du progrès ». Eux, ils ont atteint le but; sans doute les progrès accomplis jusqu'à eux ne leur sont pas inutiles. Ils s'en accommodent, et ne désirent que vaguement une amélioration future. — S'ils avaient vécu il y a dix siècles, ils se seraient accommodés de la vie de ce temps-là, comme ils s'accommodent de la nôtre, et n'auraient pas ressenti plus vivement la douleur de n'avoir ni chemins de fer ni télégraphes, qu'ils ne ressentent aujourd'hui de tourment à l'idée de ne pouvoir monter dans des ballons dirigeables, ou de ne pas savoir au juste si la théorie atomique est préférable à toute autre en chimie. Il n'ont guère, à part peut-être quelques vagues aspirations facilement étouffées, que des besoins périodiques qu'ils satisfont périodiquement, et ont parfaitement le droit de dédaigner ceux qui, moins satisfaits qu'eux, cherchent le mieux et même le trouvent, le mieux des autres ne valant pas souvent leur bien à eux.

Ce désir du progrès, cette tendance vers le mieux par lequel l'homme se croit supérieur aux animaux, est peut-être au contraire ce qui fait, à un certain point de vue, qu'il leur est inférieur sous un certain rapport. A quoi se mesure en effet la perfection d'un être? A la nature de ses rapports avec son milieu. Plus il est adapté, plus il est parfait. Or, chez certains animaux, l'adaptation paraît mieux effectuée que chez l'homme. Il est vrai que l'homme a, si l'on veut, une adaptation supérieure, en ce sens que l'on trouve chez lui, pour employer les termes H. Spencer, plus de relations internes correspondant à plus de relations externes; mais il n'en est pas moins inférieur en ce sens que, chez l'animal — chez certains animaux au moins — les relations nécessaires, celles qui sont indiquées par la nature même de l'animal, sont peut-être plus complètement établies. — Voici un exemple: L'homme sait, par exemple, utiliser par l'industrie, divers produits naturels pour se faire des vêtements. Voilà un rapport avec le milieu, que l'animal ne possède pas; est-ce une infériorité pour l'animal? Non, puisqu'il n'a pas besoin de vêtements. Ni un animal ni un homme ne peuvent savoir par quels intermédiaires l'homme est descendu d'un singe. Est-ce un défaut chez l'animal? Non, puisque la question n'existe même pas pour lui. — C'est au contraire un défaut chez l'homme, qui est obligé de se poser la question et qui ne peut y répondre avec certitude.

On répond à cela que ce qui fait la supériorité de l'homme, c'est précisément qu'il se pose de telles questions, et qu'il est beau de se poser les grandes questions que l'univers nous suggère, même quand on n'y peut répondre; que l'aspiration vers le mieux est le plus noble attribut de l'humanité. Je ne voudrais pas dire le contraire, mais il faut remarquer plusieurs choses. — Si ce qui fait la valeur de la vie est le bonheur et non la noblesse, idée toute subjective, comme l'école empirique ou associationniste doit logiquement le soutenir, il n'y a pas à s'occuper du plus ou moins de noblesse, à moins que le plus ou moins de noblesse ne soit un facteur essentiel du bonheur ou du malheur. On ne peut nier qu'il n'en soit ainsi dans une certaine mesure; certainement on peut ne pas regretter d'être malheureux en pensant à la noblesse de l'homme, à sa grandeur en face des autres êtres et de la nature inanimée. Tout cela flatte l'amour-propre, et non seulement l'amour-propre, mais aussi tous les sentiments moraux que de longs siècles de vie sociale nous ont inculqués; mais il faut faire attention précisément à cause de ces tendances morales que nous possédons, il faut prendre garde à ne pas laisser notre jugement se prononcer d'après des préjuges. Nous sommes portés a trouver que le bonheur de la recherche ou du sentiment de notre noblesse relative vaut mieux que la satisfaction des tendances que nous considérons comme inférieures et basses. Cela prouve tout simplement que ce bonheur vaut mieux pour nous mais ce serait tomber dans une erreur bien fréquente d'ailleurs que de conclure que cela vaut mieux ainsi. Les compagnons d'Ulysse changés en bêtes refusent de reprendre leur première forme, et ils ont raison. Ulysse les blâme; il aurait raison si les hommes devenus animaux avaient gardé leurs sentiments d'homme; il a tort, parce qu'il ne peut se mettre à leur place et envisager la situation comme des animaux qu'ils sont et non comme un homme qu'il est.

Au point de vue de la théorie du bonheur, il est sûr que la vie d'un animal heureux a plus de valeur que la vie d'un homme malheureux. L'homme, j'entends l'homme qui est en progrès, est supérieur à l'animal comme genre, le genre homme pouvant comprendre plus d'adaptations que le genre animal un homme peut être inférieur comme individu à tel ou tel animal, parce qu'il peut être moins près de la perfection dans son genre que l'animal ne l'est dans le sien. C'est ainsi qu'un bon vaudeville est supérieur à une mauvaise tragédie. D'une manière générale, un individu qui a atteint le terme de son évolution, qui ne progresse plus et qui cependant subsiste, a une supériorité sur celui qui est obligé de continuer sa marche en avant. C'est ainsi qu'un homme médiocre peut, à certains égards, être supérieur à un homme éminent.

Ainsi l'évolution peut être considérée comme nuisant d'une manière générale au bonheur d'une espèce; elle est un signe d'imperfection. Mais, à un autre point de vue, elle est nécessaire pour amener le bonheur. Certaines tendances, une fois données, ne peuvent être satisfaites que par l'évolution, par le progrès de l'individu ou de l'espèce; en ce cas, l'évolution, est utile puisqu'elle devient la condition du bonheur. Elle fait naître des besoins, ce qui est un mal; elle tend à les satisfaire, ce qui est un bien. — Ce bien et ce mal se compensent-ils? Prenons quelques faits dans la vie humaine, et examinons l'évolution de l'homme, après avoir parlé de l'évolution en général.

On comprend qu'il est impossible de dresser un compte exact des peines et des plaisirs dus à l'évolution. Toutefois le nombre des inconvénients est certainement beaucoup plus considérable qu'on n'est généralement porté à le croire. Deux faits presque constants ont une grande importance à ce point de vue: 1° Un même besoin ne peut pas toujours se satisfaire de la même manière. 2° Pour satisfaire un besoin, on le développe et on en crée d'autres. — Remarquons qu'il s'agit en général ici des besoins que nous considérons comme les plus élevés de la nature humaine. Les besoins matériels en effet se satisfont d'une manière plus uniforme. Nous nous contentons de respirer toujours le même air, et on parviendrait à se satisfaire d'une nourriture en somme peu variée. Les besoins supérieurs, même, chez les personnes dont l'évolution est terminée, peuvent être satisfaits sans grand changement; les images d'Epinal et les romans populaires suffisent à calmer les instincts esthétiques de beaucoup de nos contemporains; un almanach apaise tous les ans leur soif de science; des pratiques religieuses plus ou moins machinales ou de courtes rêveries leur rendent absolument superflue toute espèce de philosophie. Mais ceux qui sont le plus élevés dans l'évolution, ceux qui sont en progrès, comme on dit, quand seront-ils satisfaits? Ils aspirent à la perfection, et, tout en sachant qu'ils ne l'atteindront jamais, ils la désireront toujours; ils aspirent à la science, et, pouvant entrevoir vaguement une partie de ce qui leur manque et de ce qui manque aux plus instruits, ils comprennent que leurs besoins intellectuels, à eux qui font de l'étude leur principale occupation, seront toujours bien moins satisfaits que ceux de l'homme complètement ignorant, pour qui la plupart des questions scientifiques ne se posent pas et qui croit pouvoir répondre, avec son imagination, à celles qui lui viennent par hasard à l'esprit.

Si les nouveaux besoins que le progrès crée étaient toujours d'accord les uns avec les autres, il n'y aurait que demi-mal; mais il n'en est pas ainsi. Les diverses tendances entrent souvent en lutte, ce qui est une cause continuelle de souffrance. L'évolution intellectuelle de l'homme, par exemple, paraît s'être faite en partie aux dépens de l'évolution physique. Les deux tendances commencent à se manifester avec force dans leur opposition. On réclame toujours plus d'instruction, et en même temps on se plaint toujours des travaux excessifs imposés à l'esprit. Et ce ne sont pas des esprits faibles et rétrogrades qui réclament contre l'abus du travail. H. Spencer, le philosophe de l'évolution, insiste fortement sur ce point dans son livre sur l'éducation, et l'on voit l'importance qu'il attache à l'éducation physique et à la santé du corps. Remarquez de même l'admiration que témoigne souvent M. Taine pour la vigueur du corps et la beauté physique. N'avons-nous pas tous éprouvé l'immense bien-être que donne une vie purement animale prolongée quelque temps? et n'est-il pas à croire que ceux qui parviennent à dompter les instincts physiques se nuisent en définitive à eux-mêmes, quand on voit les maladies occasionnées par un travail intellectuel trop prolongé, les rapports du talent et des maladies nerveuses, la parenté du génie et de la folie, et l'augmentation du nombre des folies, des névropathies, des paralysies générales, des suicides, marchant de pair avec la civilisation?

Il est donc fort possible que le développement intellectuel de l'homme soit trop considérable, il est possible aussi qu'il se soit mal effectué. Ce qui au point de vue du bonheur, c'est un esprit droit et sain, capable de s'appliquer avec succès aux choses de la vie pratique surtout et point spéculatif — « l'homme qui pense est un animal dépravé, » — ne s'inquiétant pas trop de ce qu'il ne peut savoir et ne se tenant pas toujours sur les limites de ses connaissances, comme la chèvre attachée au piquet qui tend sa corde autant qu'elle peut, ce qui peut le pousser en un gâchis d'idées fausses. C'est presque ainsi qu'on nous représente nos premiers aïeux intellectuels, les Aryas, dont les descendants devaient plus tard aboutir dans l'Orient au brahmanisme et au bouddhisme, et au christianisme dans l'Occident. L'équilibre intellectuel, s'il a existé, ne paraît pas s'être maintenu longtemps. Il semble jusqu'à un certain point apparaître de temps en temps; en Grèce, au siècle de Périclès; mais l'équilibre était instable et ne pouvait pas ne pas l'être. Il serait temps de chercher à l'établir, s'il en est temps encore. Ici, beaucoup de problèmes pratiques se posent. L'instruction du peuple, par exemple, que doit-elle être? On s'en occupe beaucoup en ce moment, et presque tout le monde s'entend pour exalter ses bienfaits. Il faudrait savoir pourtant si elle est bien réellement un moyen de rendre le peuple plus heureux qu'il ne l'est. En dehors de quelques notions pratiques dont l'utilité immédiate ne peut se contester, on ne voit guère de quelle utilité sera l'instruction. S'il l'on veut donner au peuple une instruction qui le rende capable de s'occuper de politique en connaissance de cause, on n'y arrivera pas; le temps manquera et la bonne volonté. Une instruction politique complète est une chose difficile et longue à acquérir; même pour les gens qui n'ont pas autre chose à faire. Si l'on veut simplement donner de l'instruction aux ouvriers pour satisfaire leurs besoins intellectuels, on leur imposera d'abord de la peine pour apprendre, car, après avoir travaillé toute une journée, il est plus agréable en général et peut-être plus sain de se reposer, et ils n'en tireront pas grand profit, car, en supposant qu'on réussisse, on ne fera que développer chez eux de nouveaux besoins qu'ils auront de la peine à satisfaire. Si l'on veut leur former surtout l'esprit et leur donner du bon sens, il faut inventer une nouvelle méthode d'enseignement et prendre garde à la bien appliquer, car actuellement on ne s'aperçoit pas que le bon sens, la rectitude d'esprit, l'intelligence soient en rapport avec la somme des connaissances acquises.


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