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Rapports de la psychologie avec la sociologie - Partie 1

Annales de l'Institut international de sociologie

En 1904, par Manouvrier M.L.

J'ai déjà dit que je partageais le sentiment de M. Espinas au sujet du rôle que peuvent jouer en science les joutes oratoires et les improvisations. Ce n'est point là du travail scientifique. Mais l'on peut aussi bien improviser dans un livre, comme l'on peut ne pas improviser dans un congrès. En réalité, livres, mémoires, notes et documents, chaque chose est à examiner en soi et à prendre, autant que possible, pour ce qu'elle vaut. Notre congrès, comme les autres, n'est évidemment qu'un lieu d'expression et non de production.

Là où je ne suis plus du tout d'accord avec notre très estimé collègue, c'est sur l'importance et l'opportunité de la question mise à l'ordre du jour de ce congrès. Je ne crois pas qu'il y en ait une actuellement plus importante pour l'avancement de la sociologie ni en même temps plus mûre pour une solution positive.

Envisagée sous son aspect le plus général, c'est une question de philosophie scientifique et c'est à ce titre qu'elle m'a occupé beaucoup en même temps que d'autres questions de même ordre dont elle est inséparable. Elle ne peut être élucidée que par la considération générale des rapports des autres sciences entre elles ; mais elle peut l'être par ce moyen et sans que nous soyons obligés de connaître, pour cela, plus que le contenu actuel, si primitif qu'il soit, de la psychologie et de la sociologie.

C'est ainsi que l'histoire générale des sciences possède, en dehors de son intérêt purement philosophique, une portée pratique. De même que chaque science est un classement de faits et de relations d'un certain ordre, la philosophie des sciences aboutit au classement des diverses sciences. Elle doit être, à ce titre, capable de prévision ; et si cette prévision peut s'appliquer efficacement, ce doit être surtout au bénéfice des sciences nouvelles telles que la sociologie, la psychologie et l'anthropologie. Ces sciences en voie de formation acquerraient moins péniblement l'organisation qui convient à leur culture et à leur enseignement ; leurs tâtonnements primitifs seraient abrégés, si les rapports logiques qui existent entre elles et les autres sciences étaient établis par l'étude de l'enchaînement général dont elles font partie. Elles profiteraient de l'expérience acquise dans la formation des autres sciences, au lieu de souffrir des écarts qu'entraîne fatalement l'ignorance de leurs relations fondamentales.

La connaissance de ces relations est puissamment favorisée par un fait capital en philosophie scientifique : l'ordre sériaire qui existe parmi les sciences. Étant donnée une série naturelle et la place occupée dans cette série par un objet quelconque, la seule notion de cette place élargit déjà la connaissance et facilite beaucoup l'étude ultérieure de l'objet.

Combien d'exemples frappants nous fourniraient, de ce fait, toutes les sciences ! Mais les exemples les plus topiques, naturellement, seraient pris dans les séries que forment les sciences elles-mêmes : la série des sciences fondamentales de Comte, au sommet de laquelle est venue se placer la sociologie ; la série des sciences d'êtres qui devait non moins logiquement se terminer par l'anthropologie.

Il y a également des séries d'arts dont l'étude, faite conjointement à celle des séries de sciences, présente aussi un très haut intérêt philosophique.

C'est dans cette direction que doivent être cherchées les analogies capables de nous éclairer sur les relations mutuelles des sciences nouvelles, de nous guider non seulement dans l'investigation, mais encore dans l'organisation du travail de culture, de critique, d'application et d'enseignement. Le désordre actuel qui règne en ces matières du côté des jeunes sciences n'existerait pas si l'on savait mettre à profit les données de l'Histoire naturelle des sciences.

Puisque nous avons besoin d'analogies pour comprendre la question posée et pour en chercher la relation, nous allons trouver dans toute l'étendue de la série à laquelle appartiennent la sociologie et la psychologie des ressemblances réelles. Ces ressemblances de nature montreront que les « territoires » scientifiques ne sont pas comparables à ceux dont les peuples se disputent la possession, que toute science profite de l'extension prise par ses aînées et que, bien loin de s'en trouver amoindrie, c'est par la pénétration de celle-ci qu'elle progresse sans rien perdre, pour cela, de sa « personnalité ». Nous verrons que deux sciences et même trois peuvent occuper un même territoire sans qu'il en puisse jamais résulter un conflit, la culture en commun de ce territoire étant la condition nécessaire de la prospérité commune. Il en est ainsi pour la sociologie, la psychologie et l'anthropologie.

Un séjour déjà long dans ce vaste et complexe domaine, et en même temps l'attention que j'ai donnée à ces problèmes me permettront, je l'espère, d'en donner sous peu les solutions. Ce qui m'embarrasse aujourd'hui, c'est d'en présenter une isolée des autres, car elles sont naturellement liées entre elles. Je tenterai de le faire, puisque l'occasion s'en présente, et bien que je doive m'abstenir de tout développement.

La psychologie est enchevêtrée à un tel point avec la physiologie d'une part et, d'autre part, avec la sociologie qu'elle a pu sembler inséparable de l'une et de l'autre. C'est surtout avec la physiologie qu'elle a paru se confondre, si bien que, pour beaucoup de biologistes, l'admission d'une psychologie distincte de la physiologie était considérée naguère, et l'est encore sans doute par certains, comme une survivance des doctrines spiritualistes.

Je me hâte de dire qu'il n'y a rien de semblable dans la distinction que je me crois en mesure d'établir et qui n'est point d'ailleurs une séparation. Cette distinction est basée précisément sur les rapports mis à l'ordre du jour de notre congrès.

L'histoire générale des sciences montre d'autres cas où des phénomènes étudiés par une certaine science spécialement apte à en saisir le mécanisme et le déterminisme intime, n'en sont pas moins déterminés en grande partie par des conditions, par d'autres phénomènes d'un ordre différent qui sont du ressort d'une autre science. Je prendrai pour exemple, comme étant le plus topique, le cas des phénomènes chimiques qui ont pour siège les êtres organisés.

Par le fait qu'ils sont chimiques, l'étude de ces phénomènes relève évidemment de la chimie. Par le fait qu'ils sont essentiels pour la constitution et le fonctionnement des être organisés, que ceux-ci n'existeraient pas sans eux et que ces phénomènes chimiques n'existeraient point, d'autre part, sans les êtres organisés, ce sont des phénomènes tout aussi bien biologiques. La biologie peut donc les considérer légitimement, comme étant des phénomènes biologiques. Plus la chimie et la biologie ont progressé l'une et l'autre, plus s'est accentuée l'intimité de l'interdépendance de ces phénomènes chimiques et des phénomènes biologiques. L'interdépendance psycho-sociologique ne saurait être conçue comme plus profonde, aussi bien dans l'avenir que dans le présent, puisque celle-là est absolue.

Or qu'est-il résulté de là pour la conception des rapports entre la chimie et la biologie ?

Claude Bernard disait en substance que tous les phénomènes de la vie sont résolubles, en somme, en phénomènes physico-chimiques, excepté une certaine « idée directrice » sur laquelle la mécanique, la physique, la chimie ne sont pas sans émettre quand même aujourd'hui de légitimes prétentions. Mais l'anatomie et la physiologie n'en restent pas moins debout. Les biologistes ont seulement reconnu qu'ils devaient apprendre la chimie, la physique, la mécanique, ou s'adresser à ces sciences pour expliquer, selon leurs lois, les phénomènes chimiques etc. de la vie, pour devenir meilleurs biologistes. Les chimistes, de leur côté, ou du moins ceux qui voulaient s'occuper des phénomènes chimiques de la vie, se sont occupés peu ou prou des conditions vitales dans lesquelles se produisent les phénomènes chimiques qu'ils se proposaient d'étudier chimiquement. Toutefois, comme ces phénomènes présentent un côté chimique et un côté biologique, on a désigné leur étude sous le nom de chimie biologique.


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