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Quelques remarques sur la notion d'intensité en psychologie - Partie 4

Revue de métaphysique et de morale

En 1898, par Halévy E.

Il y a plus: l'analyse de ce même exemple nous permet de découvrir, non seulement quelle est la loi selon laquelle croît l'intensité de la sensation, mais encore pourquoi il y a un seuil au-dessous duquel la sensation s'annule, un point zéro de l'intensité psychique qui correspond à une valeur positive, plus grande que zéro, de l'excitation. Pour un revenu pécuniaire donné, il y a certaines rentrées, il y a, de même et inversement, certaines dépenses que je tiendrai pour infinitésimales, et négligeables dans mes comptes; et, d'ailleurs, conformément au résultat expérimental de la méthode des changements minima, l'accroissement de fortune qui commencera d'être perceptible ne sera pas une quantité absolue, invariable, quel que soit le montant de la fortune possédée par moi il variera, restant seulement toujours dans le même rapport à la fortune antérieurement acquise. Je commencerai sans doute, tout en décidant de négliger les accroissements de fortune, par avoir conscience que je les néglige. Mais bientôt les sommes négligées échapperont à ma conscience, du moment que mon intelligence les aura considérées comme devant être négligées: il y aura telles aumônes, tels pourboires, que je donnerai automatiquement; sans avoir conscience que je les donne. C'est ainsi que les décisions de l'intelligence viennent se fixer dans l'automatisme spirituel, que la liberté dégénère en habitude, et que des considérations réfléchies de finalité finissent par engendrer une loi aveugle.

Il nous est sans doute impossible, dans l'état actuel de nos connaissances, de descendre, en partant du principe simple d'explication que nous suggérons, jusqu'au détail de tous les faits de conscience, à propos desquels la loi logarithmique semble avoir été vérifiée avec une approximation suffisante; mais tant d'analogies nous permettent de donner, à notre méthode d'interprétation, toute l'extension possible la loi logarithmique n'est pas seulement une loi de la perception, elle est encore une loi de notre sensibilité; elle est une loi de notre sensibilité parce quelle est une loi de notre perception, et ce sont dés considérations intellectuelles qui ont, originellement, déterminé la loi selon laquelle nous apprécions les accroissements d'intensité des sensations. Mais alors n'est-on pas naturellement amené à conclure que ce qui est vrai de l'accroissement de l'intensité de la sensation est vrai de l'intensité elle-même, que l'intensité n'est pas un caractère irréductible de la sensation, antérieur à toute synthèse intellectuelle, qu'elle est en réalité une addition de l'intelligence à la sensation pure, un produit de la conscience réfléchie? Les brèves observations qui suivent aideront peut-être à concevoir par quelle méthode on pourrait justifier cette hypothèse.

Nous constatons, entre les sensations, des différences de qualité. Si vraiment l'intensité n'était pas un caractère irréductible de la sensation, il n'y aurait pas lieu de considérer les différences d'intensité comme des données simples de la conscience, au-même titre que les différences de qualité; et c'est ce qu'on pourrait vérifier en étudiant un des groupes de sensations, par exemple le groupe des sensations de l'organe de la vue, où les deux différences coexistent et s'entrecroisent. Deux sensations visuelles peuvent différer par leur qualité ainsi le bleu et le rouge, – ou par leur intensité ainsi le rouge clair et le rouge foncé. Mais, si l'on fait effort pour concevoir les sensations dans leur pureté première, en quoi la différence intensive, qui sépare le rouge clair du rouge foncé, se distingue-t-elle de la différence qualitative, qui sépare le rouge du bleu? Les différents degrés d'intensité d'une même couleur tendent au blanc dans une direction, au noir dans l'autre: or, psychologiquement, la différence du blanc et du noir n'est-elle pas la différence de deux qualités pures et simples, tout comme la différence du rouge et du bleu? Le physicien sait sans doute que les différences qualitatives correspondent, dans le milieu éthéré, à des différences dans le nombre des ondulations, les différences d'intensité à des différences dans l'amplitude de ces ondulations; et à cette différence des excitations physiques doivent correspondre des effets physiologiques différents. Mais, si vraiment telle est la seule manière de distinguer les différences intensives d'avec les différences qualitatives, on avoue donc que la distinction se fonde sur des considérations extrinsèques, et non pas tirées de la nature même des sensations que l'on compare entre elles. Pour que je puisse dire des deux sensations différentes éprouvées qu'elles sont, ou deux qualités différentes, ou deux intensités différentes d'une même qualité, il faut que, de quelque manière, plus ou moins distincte, je connaisse et mon corps, et le rapport que mon corps soutient avec les autres corps dans l'espace.

Il faut donc, en d'autres termes, lorsque je décide de considérer deux qualités sensibles comme constituant deux intensités distinctes d'une même sensation, deux degrés d'une même qualité, que je trouve, dans mon organisme physiologique, une raison de cette décision. Pour la déterminer, il faudrait examiner maintenant un de ces groupes de sensations où les seules différences observées sont des différences non de qualité, mais d'intensité, par exemple les sensations de poids. La sensation de poids correspond à une série très complexe de phénomènes physiologiques: effets de pression et de traction superficielles, puis mouvements plus profonds des muscles du bras et de la main, pour soutenir et soulever le poids. A mesure que nous disons d'une sensation de poids qu'elle est plus intense, il mesure aussi grandit le nombre des muscles, et par suite aussi, des éléments nerveux intéressés. Hering, qui a analysé ces sensations, a même pu supposer que la loi logarithmique s'explique en pareil cas par la difficulté croissante que nous éprouvons à faire le compte des éléments nerveux intéressés dans la production de la sensation, à mesure que le nombre en augmente. Quoi qu'il en soit, les sensations de poids sont de nature telle qu'aux différences dites d'intensité dans la sensation correspondent des différences dans le nombre des éléments physiologiques ébranlés. Ne serait-il pas possible d'étendre les résultats de cette analyse, et de dire que nous distinguons les qualités entre elles selon l'organe intéressé (sensations visuelles, sensations auditives) ou, pour chaque organe, selon l'élément impressionné (les diverses couleurs, les diverses tonalités), et les intensités selon le nombre des parties de l'organe ou de l'élément qui se trouvent impressionnées? Une sensation intense, c'est une sensation conçue comme liée à un grand nombre de conditions. De sorte que toute sensation envelopperait une perception, un jugement, une croyance éprouver une sensation, ce serait affirmer la réalité de cette sensation; éprouver une sensation plus ou moins intense, ce serait affirmer que l'on a un plus ou moins grand nombre de raisons d'affirmer la réalité de la sensation.

Un journal n'apporte une nouvelle c'est déjà pour moi une raison de croire que la nouvelle est bien fondée. Un second journal m'apporte la même nouvelle, venant d'une autre source ma croyance se confirme. Viennent un troisième, un quatrième journal, m'apportant la même nouvelle: l'intensité de ma croyance augmente avec le nombre des raisons de croire. Supposons maintenant que je sois placé au centre où aboutissent les fils porteurs, de la nouvelle, et que l'arrivée de la nouvelle me soit annoncée, à chaque fil, par la sonnerie d'un timbre: plus grand sera le nombre des fils; et plus le son sera intense. L'intensité de la sensation croit, comme l'intensité de la croyance, avec le nombre des conditions de production de la sensation, qui sont autant de raisons de croire. Considérons; enfin mon corps lui-même comme un appareil qui centralise, par l'intermédiaire du système nerveux, les renseignements venus du monde, extérieur. Plus une sensation sera le résumé d'un grand nombre de mouvements de la substance nerveuse, c'est-à-dire encore de relations entre mon corps et le monde extérieur, plus elle, sera intense, en même temps que sera plus intense la croyance à la réalité de ses conditions physiques. L'analyse de la notion d'intensité psychologique nous amènerait donc à conclure que la, sensation n'est pas une donnée antérieure à toute perception, qu'elle constitue, aussitôt éprouvée, la perception d'un fait, en relation avec d'autres faits, qu'elle est inséparable de la croyance à la réalité de ce fait et de ces relations: une preuve en est que l'intensité de la sensation et l'intensité de celte croyance se définissent toutes deux comme l'intuition confuse d'une multiplicité de raisons de croire à la réalité du fait.

Ainsi, ou bien l'intensité de la sensation est une donnée simple de la conscience: alors nous ne voyons pas en quoi consiste la distinction qui est opérée entre les différences intensives et les différences qualitatives: l'intensité est une qualité comme une autre. Ou bien on veut rendre compte de cette distinction que chacun, malgré tout, opère en soi alors il faut reconnaître que l'intensité de la sensation n'est pas une donnée simple de la conscience, qu'elle est une addition de l'intelligence à cette sensation simple dont on suppose l'existence, elle est l'intensité d'une croyance. Conclusion en apparence paradoxale, mais qui en réalité s'accorde, mieux que toute autre hypothèse, avec le langage du sens commun. Il arrive que, pendant la nuit, une douleur me tire du sommeil, et, en l'absence de toute sensation autre, dans le champ rétréci de la conscience, me paraisse extrêmement intense. Le lendemain, au réveil, je réfléchis sur cette douleur éprouvée pendant la nuit, et, du fait qu'elle n'a provoqué aucune réaction physiologique un peu importante, du fait, par exemple, qu'elle m'a permis de me rendormir aussitôt, je conclus que la douleur était moins intense que je ne croyais. Si cependant l'intensité d'une sensation, ici d'un sentiment de peine, est un caractère irréductible, impénétrable à l'analyse, de cette sensation, il est absurde de vouloir distinguer entre l'intensité apparente et l'intensité réelle de la sensation éprouvée. On comprend, au contraire, comment cette distinction vient à être opérée, dès que l'on conçoit que l'intensité est un caractère qui convient non à la sensation, mais à la croyance inséparable de la sensation, ou encore qu'une sensation intense, c'est une croyance intense, c'est-à-dire fondée sur un grand nombre de raisons, bonnes ou mauvaises, à la réalité du fait sensible. Je me suis dit, pendant la nuit « Je souffre avec intensité », c'est-à-dire que je croyais avoir un grand nombre de raisons de souffrir; je me raisonne ensuite, à l'état de veille, et reconnais m'être trompé sur le nombre des raisons que je croyais avoir de souffrir, jugement que je traduis aussitôt en langage de sensation lorsque je dis que « je n'ai pas souffert autant que je croyais ». Je croyais avec intensité souffrir; mais cette croyance fausse, une fois réveillé en corrige l'erreur, comme l'homme de réflexion corrige la conviction hâtive du fanatique, formée par une pensée étroite, effondrée sur un trop petit nombre de raisons. Puisque l'intensité d'une sensation se laisse discuter, et tantôt justifier, tantôt condamner, c'est donc qu'elle est, sous une forme dissimulée, l'intensité d'une croyance: nous n'énonçons pas ici un paradoxe spéculatif, puisque nous recueillons l'aveu même du sens commun.

Mais si l'intensité de la sensation, se réduisant à l'intensité de la croyance, cessait d'être tenue pour un caractère irréductible des faits de conscience, un des postulats fondamentaux de ce qu'on peut appeler l'atomisme psychologique se trouverait compromis, et, du même coup, l'atomisme psychologique lui-même. Une alternative se pose en effet à celui qui veut construire la connaissance avec des atomes de conscience, les prétendues sensations simples: où bien il faut n'attribuer à ces atomes aucune propriété dont on puisse démontrer qu'elle constitue une addition de l'intelligence à la sensation primitive – et tel est le cas en particulier pour la notion d'intensité –; mais alors on se trouvera réduit de proche en proche à ne plus laisser aux sensations d'autres propriétés irréductibles, que les différences qualitatives tout ce qu'on peut dire dès lors d'une sensation donnée, c'est qu'elle diffère d'une autre; mais qu'est-ce que cette propriété unique, la différence, sinon une pure idée? Ou bien on attribue à ces atomes psychiques un certain nombre de propriétés fondamentales, parmi lesquelles l'intensité mais alors, si, en effet, avec ces sensations primitives ainsi constituées, je puis construire tout l'édifice intellectuel, c'est que déjà ces sensations impliquent un travail de la réflexion, c'est que déjà ces éléments hypothétiques contiennent en soi l'intelligence. La sensation ainsi définie est, en petit, l'univers qu'il s'agit de construire, avec ses complexités et ses problèmes. La vraie méthode en psychologie consiste donc à analyser la sensation, afin de démontrer qu'elle n'est pas simple, et que ce qui apparaît d'abord comme une donnée immédiate de la conscience spontanée est en dernière analyse un produit de la conscience réfléchie. La psychologie ainsi entendue ne construit pas, elle décompose, et retrouve, par voie d'analyse, les synthèses que l'intelligence effectue. La sensation est de l'intelligence morte, que la critique philosophique ressuscite.


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