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Quelques remarques sur la notion d'intensité en psychologie - Partie 3

Revue de métaphysique et de morale

En 1898, par Halévy E.

Ainsi, dans l'un et l'autre exemple, on peut admettre que la loi logarithmique se vérifie. Mais ce n'est plus une loi psycho-physique, une loi des rapports de l'âme et du corps, puisqu'elle établit une relation non pas entre une grandeur psychique et une grandeur physique, mais entre deux façons, tour à tour adoptées par l'âme humaine, de considérer les grandeurs temporelles ou spatiales. Ce n'est même pas une loi psychologique ce n'est pas une loi capable de jouer, dans la constitution d'une physique de l'âme, le rôle que joue, par exemple, à la base de la physique dès corps, la loi d'attraction. Garce n'est pas à proprement parler une loi, c'est purement et simplement une manière habituelle et légitime de raisonner au sujet des durées et des distances. Il est des cas définis où nous tenons pour égales des différences non arithmétiques, mais géométriques, d'espace et de temps à cela se réduit la loi logarithmique qui se trouve, par cette interprétation, non pas précisément réduite à une autre loi plus simple, mais rationnellement expliquée. Car il nous est possible de comprendre pourquoi nous adoptons, en certains cas, cette manière d'apprécier les durées et les distances. Ou bien en effet nous considérons le temps et l'espace sans faire attention à l'instant ni au lieu où nous les considérons, nous les envisageons pris en soi sans aucun rapport avec notre individualité; et nous nous servons alors, pour les mesurer, d'une unité de mesure fixe, que, par exemple, dans le cas des distances, nous transportons successivement sur les parties diverses de l'espace à mesurer, jusqu'à épuisement de celui-ci. Ou bien au contraire la durée ou la distance que nous considérons, c'est le temps compté à partir d'un certain instant, l'espace mesure à partir d'un certain point: c'est la durée que j'ai vécue, depuis ma naissance, la distance que j'ai couverte, depuis mon départ. Cette durée, ou cette distance, devient l'unité de mesure par rapport à laquelle je mesure tout accroissement de temps du d'espace; et cette unité de mesure est variable. Lorsque l'enfant de dix ans l'emploie pour apprécier la durée d'un intervalle de dix ans, c'est la durée mesurée par son existence passée, c'est-à-dire précisément un laps de dix ans. Lorsqu'elle est employée par l'homme de quarante ans pour être comparée à ce même espace de dix ans, elle est devenue, lui vieillissant, égale à quarante années. De sorte que deux intervalles de dix années, égaux lorsqu'on les mesure avec une unité de mesure fixe, sont égaux successivement à l'unité de mesure elle-même, et au quart de cette unité, lorsqu'elle varie, avec notre propre déplacement dans le temps et l'espace, de la manière que nous avons dite.

Non seulement cette interprétation explique pourquoi la loi logarithmique est vraie dans certains cas, elle explique encore pourquoi, dans certains autres cas, elle n'est pas vraie, pourquoi elle ne s'applique que dans certaines limites et avec des exceptions.

Effectivement la loi logarithmique, conçue comme Une généralisation de l'expérience, n'est vraie que dans certaines limites l'expérimentateur constate qu'en deçà d'une certaine limite inférieure comme au delà d'une certaine limite supérieure une loi de proportionnalité tend à s'y substituer. La chose est, sinon impossible, du moins difficile à expliquer (par le jeu d'autres lois physiologiques qui contrarieraient l'action de la loi), dans l'hypothèse où la loi logarithmique est universelle à la façon d'une loi de la nature. La chose s'explique au contraire aisément, si la prétendue loi n'est en dernière analyse qu'une certaine façon, devenue habituelle, de raisonner sur les faits. Ce sont alors purement et simplement d'autres raisonnements qui, venant à la traverse, contrarient, en ces matières, les habitudes prises. Par exemple il est vrai de dire, d'une façon générale, lorsque nous parcourons un espace, que le sentiment de la distance à parcourir croit non pas comme cette distance elle-même, mais comme le logarithme de cette distance. Cependant, au-dessous d'une certaine distance, l'espace parcouru ou à parcourir devient insignifiant pour nous: il nous est indifférent de parcourir un, vingt-cinq, ou cinquante mètres. C'est-à-dire qu'il est une limite au-dessous de laquelle nous cessons de considérer l'espace par rapport à nous qui le parcourons; nous cessons de le penser comme constituant notre itinéraire; nous le considérons more geometrico, comme un objet de spéculation désintéressée; nous le mesurons avec une unité fixe, que nous appliquons successivement à toutes ses parties, et une loi de proportionnalité se trouve substituée à la loi logarithmique. De même, il est vrai de dire qu'un certain espace, considéré comme restant à parcourir, devient de plus en plus insignifiant par rapport à l'espace déjà parcouru; mais, d'autre part, à mesure que celui-ci devient plus considérable, les motifs qui me rappellent à mon point de départ et me retiennent de prolonger mon voyage deviennent de plus en plus impérieux; par conséquent, plus grandit l'espace déjà parcouru, et plus un même espace, considéré comme étant encore à parcourir, acquiert de gravité c'est donc ici une sorte de loi logarithmique inverse dont l'action peut amoindrir, puis annuler, puis contrarier l'action de la loi logarithmique. Ainsi s'explique, rationnellement et par les mêmes considérations que la loi elle-même, le fait que la loi ne trouve à s'appliquer qu'entre certaines limites.

De même encore, entre ces deux limites où elle cesse de s'appliquer, la loi logarithmique comporte des exceptions; ou, d'une façon plus précise, les méthodes expérimentales dont on se sert pour la vérifier ne la vérifient pas avec un égal succès. Elles peuvent, selon l'observation de Wundt, se réduire à deux méthodes typiques. La première est la méthode des changements minima: elle consiste, étant donnée une série d'excitations plus ou moins fortes, à observer de quelle quantité il faut augmenter l'excitation pour qu'un changement dans l'intensité de la sensation soit éprouvé. Cette méthode vérifie la loi logarithmique ce n'est pas d'une quantité égale, quelle que soit l'excitation primitive, c'est d'une quantité qui soit à celle-ci dans un rapport égal, qu'il faut augmenter l'excitation. Or cette méthode ne fait que réaliser expérimentalement le cas où, dans l'appréciation, par exemple, d'une durée ou d'une distance, nous nous servons, pour les mesurer, non d'une unité de mesure fixe, mais d'une unité de mesure variable, définie comme ci-dessus nous provoquons une excitation, qui produit une certaine impression sur notre âme, puis nous augmentons l'excitation, jusqu'à ce que l'accroissement devienne sensible; – l'excitation une fois accrue jusqu'à un certain point, nous l'augmentons une fois encore, jusqu'à ce que cet accroissement nouveau devienne sensible. L'expérience se fait, comme on voit, dans des conditions telles que la sensibilité accomplisse, à proprement parler, un trajet, et juge de l'accroissement qui est l'objet de l'expérience par rapport à ce qu'on peut appeler le chemin déjà parcouru. – Une autre méthode peut être appliquée, la méthode dite des graduations moyennes. Étant données deux sensations dont l'intensité diffère, on cherche à déterminer, par tâtonnement, une sensation moyenne dont l'intensité paraisse également distante des deux intensités extrêmes: pour que la loi logarithmique fût vérifiée, il faudrait que l'excitation correspondant à cette sensation moyenne fût la moyenne géométrique, et non arithmétique, des deux excitations qui correspondent aux sensations extrêmes. En fait la méthode des graduations moyennes réussit beaucoup moins bien que la méthode des changements minima à vérifier la loi logarithmique. Et, dans la mesure où elle la vérifie, peut-être faut-il se rallier aux observations de M. Bergson, et ne voir, dans l'application de la méthode des graduations moyennes, qu'une application inconsciente de la méthode des changements mininia: si nous portons des jugements sur des différences d'intensité, ce serait parce que la mémoire et l'association des idées nous permettraient d'affirmer que deux intensités données sont séparées par un certain nombre de différences minima perceptibles. Mais, si, d'une façon générale, la loi logarithmique se vérifie moins bien ici que par la première méthode, c'est que la méthode des graduations moyennes réalise expérimentalement le cas où nous mesurons les différences d'intensité par une unité de mesure fixe. Les deux intensités extrêmes nous sont données en même temps: nous sommes donc libre de parcourir l'intervalle qui les sépare alternativement dans un sens ou dans l'autre, totalement ou partiellement, de le traiter comme un objet de spéculation désintéressée; auquel cas nous la représenterons par une grandeur spatiale, que nous mesurerons par l'application successive à ses diverses parties d'une même unité de mesure et c'est, au lieu de la loi logarithmique, une loi de proportionnalité qui se vérifiera, pour employer la langue des psycho-physiciens.

A toutes les observations qui précèdent on peut néanmoins faire, une objection d'ensemble. C'est en instituant des expériences sur les sensations de la vue, de l'ouïe, du toucher, et ainsi de suite, que les psycho-physiciens cherchent à établir, par voie inductive, la vérité de la loi logarithmique. C'est par l'analyse de ce que nous avons appelé le sentiment de là durée et le sentiment de la distance que nous avons essayé de découvrir non pas précisément une vérification et une application de la loi logarithmique, mais une explication et une interprétation de cette loi. Nous sommes-nous seulement, au cours de cette analyse, toujours correctement exprimé? Avons-nous pu, sans abus de langage, parler d'« un sentiment plus intense de la durée », d'« un sentiment plus intense de la distance », là où il fallait parler de la perception d'une durée plus grande, ou d'une distance plus grande? Après ce que nous avons dit, la loi logarithmique est fondée peut-être comme loi de la perception: elle exprime, en nous, une certaine façon d'apprécier les accroissements d'intensité de nos sensations. Mais ce qu'elle ne nous dit pas, c'est si peut-être ces accroissements d'intensité s'opèrent selon une certaine loi, indépendante de notre façon de les apprécier. Il faudrait donc, pour répondre à l'objection, découvrir un cas analogue aux précédents, où nous trouverions encore la justification rationnelle de la loi logarithmique, convenablement interprétée, et où, de plus, nous saisirions distinctement le passage de la perception intellectuelle, reconnue telle, à la sensation simple, prétendue telle. Or, d'après Laplace, la fortune morale croit non pas comme la fortune physique mais comme le logarithme de la fortune physique. Par fortune physique on entend la fortune en tant que composée d'un nombre déterminé d'unités monétaires. Par fortune morale on entend l'avantage que chacun se représente comme devant résulter pour lui de la possession de la fortune physique; on entend, en d'autres termes, la fortune physique en tant qu'elle est conçue comme représentant les peines que l'acquisition en a coûtées, les plaisirs que la possession en garantit. À la représentation d'un plaisir futur est lié un plaisir actuel; l'espérance est indivisiblement représentation et sentiment; la loi de l'accroissement de la fortune morale est donc telle que l'on ne saurait distinguer si elle est une loi de la représentation ou du sentiment immédiat. Cent francs de gain feront dix fois plus de plaisir à celui qui en possède mille qu'à celui qui en possède dix mille; – mille francs de gain feront seulement autant de plaisir à celui qui possède dix mille francs que cent à celui qui en possède mille. Le plaisir croît comme le logarithme de son objet. Nous saisissons donc ici, en suivant toujours la même méthode, la transition qui nous manquait; nous comprenons comment la loi logarithmique, simple expression d'abord d'une certaine manière d'apprécier les fait perçus, finit par faire partie intégrante de notre faculté de sentir, et par devenir une véritable loi de notre nature sensible.


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