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Quelques remarques sur la notion d'intensité en psychologie - Partie 1

Revue de métaphysique et de morale

En 1898, par Halévy E.

Si l'atomisme psychologique est vrai, s'il est possible de reconstruire, en partant d'éléments sensibles, supposés simples, tout l'édifice de l'intelligence, il faut admettre que ces éléments dont on part ont une nature propre, qu'ils possèdent en d'autres termes, certaines propriétés irréductibles. Ils apparaissent, par exemple, les uns après les autres, dans le temps; ils sont accompagnés de plaisir et de peine; ils diffèrent les uns des autres qualitativement; ils diffèrent encore les uns des autres par leur quantité intensive. C'est la notion d'intensité psychologique que nous nous proposons d'étudier aujourd'hui, comme nous avons étudié antérieurement les notions de temps, et de plaisir ou de douleur. Nous avions cru constater que ces premières notions n'étaient pas, comme elles apparaissaient d'abord, des intuitions simples de la conscience spontanée, mais qu'elles étaient encore des produits de la conscience réfléchie en est-il autrement de la notion d'intensité? L’associationnisme, sous sa forme purement descriptive, constate la présence en nous d'états de conscience forts et d'états de conscience faibles. La psychologie empirique, lorsqu'elle travaille à se constituer en science exacte, affirme la possibilité de mesurer les différences d'intensité psychologique, et de définir ce qu'il faudrait entendre par des intensités égales, ou doubles, ou triples... La question qui se pose à nous est précisément de savoir comment s'opère la distinction du plus intense et du moins intense, comment se mesurent les différences d'intensité – de savoir si l'intensité, plus ou moins grande, d'un état de conscience donné, est purement et simplement l'objet d'une constatation empirique, ou bien, au contraire, une idée complexe, que l'analyse peut résoudre en idées simples.


I

Il semble d'abord qu'il faille distinguer entre les diverses espèces d'états de conscience auxquels on peut attribuer une grandeur intensive. On dit des sensations qu'elles sont plus ou moins intenses; on dit la même chose des croyances. Je crois avec intensité que la table sur laquelle j'écris est noire; je crois que la table sur laquelle j'écris est noire, d'un noir intense. Et sans doute il est bien des cas où l'intensité de la sensation et l'intensité de la croyance tendent à se confondre. L'intensité de la sensation entraîne l'intensité de la croyance; de même qu'inversement, si la sensation éprouvée est très faible, je doute de la réalité même de la sensation. Cependant les deux jugements ci-dessus sont généralement considérés comme distincts:l'intensité des sensations d'une part, et, d'autre part, l'intensité des croyances constituent deux ordres de grandeurs psychiques qui paraissent irréductibles. Admettons, au moins provisoirement, que l'intensité d'une sensation soit, en effet, comme le veut la psychologie empiriste, une partie intégrante de la sensation primitive, une donnée irréductible de la conscience sensible, irréductible à l'analyse, pour nous attacher d'abord à l'étude de l'intensité des croyances.

Toute croyance est vraie ou fausse. Si la vérité d'une croyance en exprimait la nature même, on pourrait établir une relation directe entre l'intensité et la vérité d'une croyance, on pourrait dire, par exemple, qu'une croyance est d'autant plus intense qu'elle est plus vraie: on aurait donc en même temps trouvé, pour l'intensité des croyances, un procédé de mesure scientifique et un principe philosophique d'explication. Mais deux difficultés semblent interdire une pareille interprétation. D'abord l'intensité d'une croyance comporte une série continue de degrés, depuis zéro jusqu'à l'infini; tandis qu'une croyance est ou absolument vraie, ou absolument fausse, sans transition. En second lieu la réalité psychologique et la vérité d'une croyance sont distinctes l'une de l'autre: une croyance peut être ou vraie ou fausse, et dans les deux cas également réelle, également intense; une croyance semble être intense dans la mesure où elle est réelle, et non pas du tout, puisqu'il existe des croyances fausses, dans la mesure où elle est vraie.

Peut-on cependant se borner à établir cette opposition tranchée entre la vérité et la réalité (ou, ce qui revient au même, l'intensité) d'une croyance? Prenons le cas où ces deux caractères de la croyance, vérité et intensité, semblent s'opposer avec le plus de relief, le cas où deux croyances contradictoires, également intenses, entrent en conflit l'une avec l'autre. Galilée croit avec intensité que la terre tourne autour du soleil; le juge qui le condamne croit, avec une intensité égale que la terre est immobile au centre de l'univers. Mais pourquoi Galilée croit-il au mouvement de la terre, sinon parce qu'il trouve en soi des raisons, bonnes ou mauvaises, pour fonder cette croyance? et pourquoi l'inquisiteur, de son côté, croit-il la terre immobile, si ce n'est parce qu'il a, lui aussi, ses raisons de croire à cette immobilité? Les raisons invoquées de part et d'autre peuvent, et même doivent, n'être pas de valeur égale: à nous, qui les connaissons toutes ensemble, il est permis de décider en faveur de Galilée. Il n'en reste pas moins que Galilée et son juge ont employé, l'un et l'autre, le même procédé intellectuel pour créer, chacun en soi, ces deux croyances irréconciliables et également intenses si on les interrogeait l'un et l'autre, chacun s'y prendrait de même pour justifier l'intensité de sa croyance. Chacun énumérerait les raisons qu'il a de croire, l'intensité de la croyance augmentant avec le nombre des raisons: l'inquisiteur invoquerait l'évidence sensible, l'autorité d'Aristote, la tradition de l'Église, tandis que Galilée insisterait sur la simplicité avec laquelle son hypothèse rend compte et des observations accumulées par les astronomes, et des apparences sensibles elles-mêmes. Une croyance serait donc intense, pour l'un comme pour l'autre, dans la mesure où elle serait vraie pour lui, étant donné l'état actuel de ses connaissances. D'une façon précise, l'intensité d'une croyance est mesurée par le rapport, chez chacun, du nombre des raisons de croire au nombre total des raisons soit de croire, soit de ne pas croire. Mais dire que l'intensité d'une croyance est susceptible de justification, c'est avouer que cette intensité n'est pas une donnée brute de l'observation de conscience, une forme simple de l'intuition: la mesurer, c'est l'expliquer et la comprendre. A cet effet, on résout, en une multiplicité de raisons ou d'idées, l'intensité qui était, pour notre intuition, l'expression confuse de cette multiplicité. Développé, rationalisé, explicité, ce procédé intellectuel deviendra le calcul des probabilités. Mais, sous une forme confuse et peu méthodique, il est appliqué constamment, par l'ignorant comme par le savant, par le fanatique comme par l'homme de réflexion. Une seule idée, qui devient idée fixe, emplit la pensée du fanatique: elle s'impose donc à lui avec une intensité qui ne saurait être dépassée, parce qu'elle n'est contredite par aucune autre idée: sur une raison, pourrait-on dire, qu'il a, soit de croire, soit de ne pas croire, le fanatique a une raison de croire. L'homme de réflexion, au contraire, ne croit qu'après avoir reculé en lui-même le moment de croire, après avoir, afin de se démontrer à lui-même la légitimité de sa croyance, confirmé cette croyance par un grand nombre de raisons à l'appui. La présence d'une seule idée ne laisse pas de place, dans la pensée du fanatique, pour l'incertitude; la multiplicité des idées ne permet à l'homme réfléchi de parvenir à la certitude qu'après avoir passé par le doute. Il ne faut donc pas isoler radicalement l'intensité d'une croyance d'avec sa vérité; il faut tenir compte de ce que chaque individu constitue comme un monde à part, et que, dans chacun de ces univers individuels, points de vue distincts sur un même univers, toute croyance augmente en intensité dans la mesure où elle se fonde sur un plus grand nombre de raisons, en d'autres termes dans la mesure où elle est plus vraie.

Mais nous nous trouvons, par là, contraints de revenir sur les observations que nous présentions ci-dessus. Les croyances, disions-nous, sont plus ou moins intenses, avec des degrés elles sont vraies ou fausses absolument, sans moyen terme. Il semble maintenant qu'il n'y ait pas de croyance absolument fausse, que toute croyance soit vraie, dans l'état des connaissances de l'individu qui forme la croyance, à l'instant où il la forme, – provisoirement vraie, quitte à être plus tard reconnue moins vraie qu'une autre croyance plus compréhensive: si Galilée a raison contre son juge, c'est parce que son hypothèse rend compte de l' « erreur » de son juge, parce qu'il comprend la théorie du juge tandis que le juge ne comprend pas la théorie qu'il condamne. Sommes-nous donc condamnés à poursuivre toujours une vérité plus complète que la dernière vérité atteinte, sans espoir d'atteindre jamais la vérité absolue, sans espoir de pouvoir jamais en venir à choisir entre le vrai et le faux? Non, car il y a une vérité absolue, et le calcul des probabilités lui-même nous permet de franchir les bornes du probabilisme. Il existe un cas défini où la probabilité devient certitude, où, la croyance atteignant la limite supérieure de son intensité, la distinction du plus et du moins probable fait place à la distinction du vrai et du faux; c'est le cas où le rapport qui exprime la probabilité est égal à l'unité, c'est-à-dire où le nombre des raisons de croire est égal au nombre total des raisons que nous avons, soit de croire, soit de ne pas croire. Mais il faut faire attention qu'il s'agit ici, d'un cas idéal, et que la certitude en question trouve son application au réel sous les mêmes réserves que par exemple la certitude relative à une proposition géométrique. Il est absolument vrai qu'un triangle qui a ses côtés égaux a ses angles égaux; mais il faut mettre ce jugement sous forme hypothétique, si on veut l'appliquer au réel, et dire: « Si un triangle équilatéral m'est donné, ce triangle est équiangle », en se souvenant que dans la réalité jamais il n'est donné, si ce n'est par approximation, de triangle équilatéral. De même il est absolument vrai que, d'un sac contenant seulement des boules blanches, je suis certain de tirer une boule blanche; mais c'est une proposition qu'il faut mettre sous forme hypothétique dès qu'on l'applique à la réalité, et dire: « dans la mesure où je suis certain que ce sac contient uniquement des boules blanches, je suis certain de tirer une boule blanche »; et je ne puis jamais dire, dans un cas donné, que le sac ne contient que des boules blanches, sans que la probabilité reparaisse, à la place de la certitude cherchée une boule noire peut avoir, été introduite, par mégarde ou avec intention. Il y a donc une certitude légitime, il y a un cas où il est possible d'affirmer absolument la vérité d'une thèse, à l'exclusion de la thèse contraire. Mais cette certitude est idéale, et il n'y a place, dans la réalité, que pour des certitudes quasi légitimes en raison de la grossièreté même de nos facultés de percevoir et d'agir, il nous est permis de négliger les irrégularités, les anomalies, dont nous considérons qu'en gros ou à la longue elles s'annulent. Et le même caractère hypothétique, ou idéal, convient non seulement à la détermination de la certitude, mais à la détermination de tout degré de probabilité; la probabilité elle-même peut être mathématiquement fixée, mais dans certaines conditions auxquelles sans doute la réalité ne satisfait jamais. On tient compte d'un certain nombre de conditions de production du phénomène cherché (par exemple, du nombre respectif de boules blanches et de boules noires dans un sac), et on négligé toutes les autres circonstances, en supposant ou que leur importance est infinitésimale par rapport à l'importance, des conditions dont on tient compte, ou qu'elles s'annulent: mais voilà précisément l'hypothèse qui mutile le réel.


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