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Le cynisme (étude psychologique) - Partie 3

Revue Philosophique de la France et de l'Etranger

En 1904, par Tardieu E.

Le souci de sauvegarder nos intérêts, de préserver notre vie, nous tient dans une perpétuelle lâcheté. Notre scepticisme ne s'indigne plus; notre paresse laisse tout passer. Nous devions être le champion du droit, l'apôtre de la justice, crier par-dessus les toits la vérité, — le jour où nous l'aurions trouvée. Tout bien réfléchi, nous jugeons plus prudent de nous abstenir, de rester chez nous, de nous taire on périrait vingt fois par jour, si on se laissait aller. Cette peur du péril dans les âmes basses, ce soin constant de notre « peau », forment un thème d'ironie qui a été traité par deux grands écrivains de la façon drôlatique et outrancière qui suit. Voici d'abord Renan qui nous fait assister aux délibérations de deux coquins, comme il en est des milliers par le monde l'un enseigne la lâcheté à l'autre « Ganeo. — Veux-tu que je t'enseigne quelque chose de bien meilleur: c'est la manière dont il faut s'y prendre pour ne pas être tué. — Leporinus. — Oh! dis, je t'en prie. — Ganeo. — Eh bien, prends la fuite, ou fait tuer quelqu'un à ta place. Là est toute l'habileté. — Leporinus. — C'est facile à dire. Tu supposes qu'on est très libre dans les rangs. Des gens sont là à droite, à gauche, derrière. Comment fuir? On est serré, emboîté, engagé. Le mieux encore est de frapper l'ennemi. Celui qu'on tue ne nous tuera pas. Le courage militaire, le plus souvent, c'est la peur. On tue son vis-à-vis pour éviter qu'il ne nous tue. Quand il est impossible de s'échapper ni par derrière, ni par la droite, ni par la gauche, il ne reste qu'un parti, c'est de se sauver par devant, et, s'il y a quelqu'un qui nous barre le passage on tâche de passer par-dessus lui; on le tue. C'est ainsi qu'on devient héros par sentiment de sa propre conservation. On frappe sur l'ennemi par crainte qu'on a de lui. — Ganeo. — Mais, sais-tu, Leporinus, que tu es un profond observateur. « On est brave par peur on tue pour ne pas être tué. Tu es très fort, vois-tu? Tout cela parce qu'il y a des aristocrates qui nous serrent et qui nous encadrent. Eh bien, Leporinus, dans ces sortes de situation, il n'y a qu'un parti à prendre, c'est de tâcher de faire battre son chef. — Leporinuss. — Que me dis-tu là? — Ganeo. — Quand on est bien décidé d'avance à se laisser battre, on ne court pas grand danger. Le vaincu, en général, n'est pas tué. Ce qui fait le danger, c'est l'obstination à vaincre. Tu n'es pas, je pense, du nombre des niais qui estiment heureux le vainqueur mort. — Leporinus. — Ma foi, non! — Ganeo. — N'est-ce pas? Le vainqueur, c'est celui qui se sauve. Vaincre, c'est ne pas se faire tuer. »

Écoutons maintenant un des héros de Shakespeare, Falstaff, cynique au front d'airain, épris des seuls biens matériels: « L'honneur m'invite à aller de l'avant. Mais si l'honneur, en me faisant aller de l'avant, me mène à la mort? Comment donc? L'honneur peut-il remettre une jambe? Non. Ou un bras? Non. Ou calmer la douleur d'une blessure? Non. Alors, l'honneur ne connaît rien à la chirurgie? Non. Qu'est-ce que l'honneur? Un mot. Qu'y a-t-il dans ce mot d'honneur? Qu'est-ce que cet honneur? Du vent. La belle affaire! Qui est en possession de l'honneur? Celui qui est mort mercredi. Le sent-il? Non. Le comprend-il? Non. L'honneur n'est donc point perceptible? Pour les morts, non. Alors ne fraye-t-il pas un peu avec les vivants? Non. Et pourquoi? N'y a-t-il pas là une indignité? Je ne m'en soucie point. L'honneur n'est rien qu'un écusson badigeonné pour obsèques; et ainsi finit mon catéchisme. » Ces deux exemples rapprochés présentent cette ressemblance que l'égoïsme s'y trouve mis en scène avec une verve étonnante et prétend avoir le dernier mot, à coups de cynisme.

L'instinct impitoyable qui nous maintient dans l'existence-fait que nous ne sommes point difficiles sur les conditions mêmes de la vie, si dures soient-elles à avaler. Comme nous en avons rabattu! Nous avions un bagage d'illusions généreuses: nous l'avons abandonné. Nous étions dévoués à un idéal: nous l'avons étranglé. Autrefois fanfarons de délicatesse, nous n'admettions auprès de nous que des types authentiques de vertu, d'honnêteté, des âmes nobles ! Peu à peu, l'ennui et la nécessité aidant, toute compagnie nous devient bonne, nous plaidons les plus mauvaises causes; notre intransigeance s'efface, disparaît.

La vie avec ses obligations infinies, innombrables, nous met en demeure de tout accepter; notre fierté s'en est allée on a besoin de tout le monde; d'où qu'il vienne, l'argent est bon; il s'agit d'arrondir notre fortune, ou, tout au moins, de manger.

Le cynisme a donc ses origines dans l'immoralité transcendante de la nature et de la vie; il est une forme de l'instinct de conservation, la réflexion la plus profonde de l'égoïsme.


IV. Les déterminismes du cynisme

Le cynisme est lié à certaines formes du caractère; il souligne tels de nos sentiments; il a ses sujets choisis qui l'incarnent; et il est des gens chez qui il ne se développe pas, qui l'ignorent. Établissons des catégories.

Le cynisme est le signe des forts. Celui qui possède dans son être une force qui le destine à la domination ou à la jouissance est averti par je ne sais quel tressaillement c'est une joie secrète, une joie immense qui vient de son égoïsme sûr de soi, et que nous dirons être cynique. Il est différent des autres et il se passera d'eux; il s'estime supérieur, hors de pair. Le fort ne travaille que pour lui; il se fait centre; son idée fixe qui le conduit et qui le grise lui suffit; de là son air distant, personnel, dédaigneux. Les hommes seront ses instruments; son audace a pour point d'appui leur lâcheté; son habileté se joue parmi leur sottise; il démêle leurs vices par où il les tiendra; il cherche pour les gouverner leur fibre secrète; tous les appâts sont bons pour les engluer. Avant tout, par-dessus tout, il doit parvenir à son but; que de huées s'il ne réussit pas, et s'il est vainqueur qui lui demandera compte des moyens employés? Tantôt il se drape dans son orgueil, tantôt par prudence il le met de côté. Sa marche victorieuse ne va pas sans faire des victimes; il ne les plaindra pas; ses plaisirs sont payés par la souffrance d'autrui; cela ne le touche pas; il sera dur, impitoyable, occupé de lui seul, jusqu'au jour de sa gloire où, soûlé de caresses, il se détendra. Qui veut dominer, qui veut jouir, doit être armé de cynisme.

Le cynisme est la revanche des vaincus. Celui qui a échoué ou bien qui a trop souffert revêt une âme mauvaise; il a la haine des puissants qui l'ont abattu, de ceux qui passent et le méconnaissent, qui le foulent aux pieds. Comme il souhaite que tous, un jour ou l'autre, mordent la poussière! Il est plein de pensées horribles, il crache des mots orduriers. Périsse le monde, puisqu'il n'a pas voulu de nous! « Crève donc, société! » – Mais il aura ses compensations, dans sa déroute. Quand on est tombé trop bas il n'y a plus à se gêner, on n'a plus rien à perdre; il n'y a plus de tenue à garder. Le vaincu passe aux vices dégradants; il fait son affaire des plaisirs vulgaires; abasourdi, usé par les coups qu'il a reçus, à bout d'émotions, tanné par les bourrasques, il s'en tient à un air stupide, il ne rougit plus de rien; il se venge de sa défaite par son avilissement; il coule dans la boue avec délices il humilie en lui l'humanité; il triomphe presque, et il nous effraie, nous trouble par ses partis pris terribles, par son cynisme imperturbable, souverain.

Le cynisme fleurit chez les méchants. Le méchant se plaît à faire le mal, à torturer, à voir souffrir; il vit de carnages et de meurtres; la haine est son besoin primordial. Il est des raisons organiques à la méchanceté et des raisons psychologiques elle comprend la recherche d'une prétendue supériorité et un besoin morbide de vengeance; le méchant est le héros, le fils le plus fidèle du cynisme.

Le cynisme accompagne la sensualité. Le sensuel est celui qui tend à se procurer sans cesse des sensations proprement voluptueuses, qu'elles lui viennent par les sens ou par l'esprit; son âme est quelque peu pourrie, et, chez les moins nobles, pue le cynisme. Le sensuel vient de perdre un « être cher », doit-il pour cela ne point apprécier le dîner soigné qu'on va lui servir! Son meilleur ami est en danger de mort mais le ciel garde de jolis sourires, et le printemps qui vient de naître n'en est pas moins doux. Sa femme est malade n'a-t-il pas les baisers de sa maîtresse? Parasite-né, exploiteur habile de la vanité et de la faiblesse d'autrui, il est a l'affût des bons morceaux et « des douceurs » qu'il se fait offrir; il mendie de l'amour, des bonbons, des « consommations », des cigares; il s'étale dans ses plaisirs favoris avec des façons béates et appuyées qui sont gênantes, répugnantes; sa bassesse frétillante, trop visible, lui attire maintes fois des avanies, un traitement méprisant il dévore toutes insultes au nom de sa passion irrésistible, soutenu, anesthésié par un cynisme tranquille, impudent.

Le cynisme est le fait des passionnés. La passion est un désir hypertrophié, frénétique qui veut s'assouvir à n'importe quel prix, per fas et nefas; elle est violente, partiale, perfide, rampante, cynique. Qu'il nous en coûte peu d'être durs envers ceux que nous n'aimons pas comme nous écrasons sans pitié ceux qui nous gênent! Vis-à-vis de lui-même le passionné est sans fierté; voyez sa conduite en amour où les capitulations de conscience n'ont pas de témoin, pas de sanction; il consent à tout partage, raccommodements honteux, humiliations diverses, si, en définitive, il y trouve son compte.

Le cynisme est la pente des natures vulgaires. Il règne chez les médiocres cuirassés de suffisance jaloux des supériorités; chez l'esclave qui hait son maître; chez l'imbécile au moi effronté. Il se marque dans notre complaisance pour nos inférieurs, alors que nous en faisons notre société; — n'est-on pas plus à l'aise à fréquenter au-dessous de soi? Le cynisme qui dénonce la malpropreté intérieure, la haine venimeuse, engendre le rire grossier, ignominieux, où s'entrevoient des âmes immondes; le dédain affiché, la moquerie secrète à l'endroit des honnêtes et des vertueux; le sourire de bonheur qui luit sur tant de bouches quand l'égoïsme d'autrui se raconte, fait des aveux, demande à être encouragé; il passe dans la conversation graveleuse où l'on fait surenchère d'obscénités; il se laisse saisir dans ces conseils tendancieux qui voltigent autour de nous à toute heure, dans ces invitations perpétuelles à la paresse, au vol, au mensonge, à la canaillerie bien exécutée.

Le cynisme se donne carrière chez les lâches. Il a pour formes le sauve-qui-peut devant l'infortune, la main qui se retire, la face qui se détourne, le chapeau gardé sur la tête; c'est l'insulte des goujats à notre faiblesse, à notre malchance, à notre pauvreté. Il est dans l'empressement du flatteur qui vient lécher le puissant; dans les manœuvres louches du couard qui flaire le vent, redoute les responsabilités; on le sent dans la vengeance recuite, dans les rancunes indéfiniment méditées; il s'épanouit dans la danse du scalp autour de ceux qui sont tombés par terre; il est le coup de pied de l'âne aux écrasés.

Il est des cyniques de tempérament. Quel est leur trait caractéristique ? L'insensibilité. Il s'agit de gens qui s'attribuent tous les droits, qui ne prennent point garde au mal causé. Ils ne se gênent point, s'affirment insolemment, prétendent en toute occurrence passer les premiers; tant pis pour ceux qu'ils bousculent! Sont-ils bons? Sont-ils méchants? On ne sait; l'événement, pour eux, en décide. Ils n'en veulent pas à ceux qu'ils ont renversé; ils n'ont point aimé ceux qu'ils ont épargné; ils sont égoïstes naïvement, et sans le savoir, cyniques.

Le cynisme est inné avant d'être acquis. Il est des familles où il est visible chez tous les membres, tel qu'un trait de ressemblance, un signe commun (familles d'ambitieux, de jouisseurs). Il perce de bonne heure dans la crudité des propos, le sans-souci des actions; il ne fait qu'un avec la violence native des passions, la hardiesse critique de la pensée; ainsi déterminé il ne s'explique ni par les leçons cruelles de l'expérience, ni par l'idée d'une revanche à prendre contre le sort. — A l'opposé, il est des âmes indignement trompées, horriblement broyées, qui ont perdu tout espoir et toutes illusions, et qui ne se vengeront pas, qui ne haïront pas, que les souffrances endurées n'amènent pas à devenir cyniques.


V. Le cynisme sans ses manifestations diverses

Le cynisme a mille façons de se traduire, comme tous les sentiments qui sont constants, permanents en nous et dérivés de la source de notre être. Il est secret et il est avoué; il se contient ou il éclate; il se sert de la ruse ou de la force. Passons en revue certains de ces états où nous le verrons à l'œuvre.

Le cynisme collectif. — L'individu en tant qu'être social est un cynique qui n'y prend pas garde.

Nous faisons partie de l'humanité; elle pâtit continuellement nous n'en avons cure. Il n'est pas de point du globe où ne sévisse l'iniquité cela ne nous dérange pas. Notre journal nous apporte chaque matin des récits de massacres, nous tient au courant de tous les scandales, de toutes les abominations c'est drôle, amusant, passionnant. Les catastrophes effroyables, les beaux crimes et les plus épouvantables nous offrent un joli frisson à ressentir qui ne nous déplaît pas.


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