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Le darwinisme en sociologie - Partie 1

Revue de métaphysique et de morale

En 1910, par Bouglé C.

Quelle influence a exercé, sur l'idée que nous nous faisons des réalités sociales et de leur histoire, celle que Darwin s'est faite de la nature, de ses transformations et de leurs lois? Dans quelle mesure et sur quels points les découvertes et les hypothèses de l'auteur de l'Origine des espèces ont-elles secondé l'effort de ceux qui ont tenté de constituer une science des sociétés?
A la question ainsi posée il n'est pas facile, sans doute, d'apporter une réponse brève et précise. On peut retrouver du darwinisme un peu partout. Des systèmes sociologiques très différents se sont réclamés de l'autorité de Darwin. Et d'autre part, il est arrivé souvent que son influence, en s'exerçant, se soit combinée avec d'autres influences. Le fil darwiniste traverse cent broderies, mêlé à d'autres fils.
Pour s'y reconnaître il convient de distinguer d'abord, semble-t-il, entre les conclusions les plus générales qui se dégagent du darwinisme concernant l'évolution des êtres, et les explications particulières qui propose des voies et moyens de cette évolution même. Ainsi devrions-nous, par exemple, mesurer à part, autant que faire se peut, l'action de Darwin évolutionniste et celle de Darwin sélectionniste.

Le XIXe siècle, disait Cournot, a été témoin d'un immense effort pour « réintégrer l'homme dans la nature ». De divers côtés on réagissait méthodiquement contre le dualisme persistant de la tradition cartésienne, héritière inconsciente de la tradition chrétienne. La philosophie du XVIIIe siècle elle-même, toutes matérialistes que fussent les tendances de le plupart de ses militants, ne semblait-elle pas révérer l'homme comme un être à part, pour lequel ou pouvait légiférer a priori? Il fallait, pour le faire descendre de son piédestal, la prédominance décidée des recherches positives, qui imposent silence à « l'orgueil humain ». Nul doute que Darwin, pour sa part, n'ait largement contribué à nous rendre cette attitude familière. Qu'on se rappelle la première partie de la Descendance de l'homme: c'est une accumulation de détails typiques, destinés à diminuer la distance entre nous et nos frères inférieurs. On dirait que le naturaliste prend ici pour devise: « Celui qu'on élève sera abaissé; celui qu'on abaisse sera relevé ». Homologie des conformations, survivance chez l'homme de tels organes de l'animal, embryons chez l'animal de telles facultés de l'homme, — devant tant de faits de ce genre il n'y a aucune raison de continuer à penser, conclut Darwin, que le roi de l'univers ait le privilège d'échapper aux lois universelles. Ainsi la croyance à l'imperium in imperio est comme pourchassée par le progrès du sentiment naturaliste, lui-même enhardi par les conquêtes des sciences naturelles. Et ce sentiment pourra, vrai dire, entraîner les sciences sociales à des assimilations excessives, comme il est arrive lorsqu'on a rapproché les sociétés des organismes. Il aura eu, du moins, l'avantage d'aider la sociologie à réagir contre cette idée que les groupements formés par les hommes sont choses artificielles, et dont l'histoire est à la merci d'événements tout accidentels. Quelques années avant l'apparition de l'Origine des espèces, A. Comte montrait combien importe, pour l'unification positive du savoir, la conviction que le monde social, dernier refuge du spiritualisme, est lui aussi soumis à un déterminisme. Nul doute que le mouvement d'idées, secondées par les découvertes de Darwin, n'ait contribué à propager cette conviction, en ruinant la barrière traditionnelle qui retranchait l'humanité de la nature.

Mais la nature selon les naturalistes modernes n'est pas une chose immuable: c'est bien plutôt un mouvement perpétuel, une ascension continua. La notion que leurs découvertes battent le plus directement en brèche, c'est précisément la motion aristotélicienne de l'espèce: ils refusent de voir dans le monde animal une collection de types immuables, distincts de toute éternité et qui répondraient, comme disait Cuvier, à autant de pensées spéciales du Créateur. Darwin se réjouit particulièrement d'avoir pu porter des coups définitifs à cette doctrine: l'immutabilisme, comme il dit, est son premier ennemi. Il tient à cœur de montrer, en poursuivant l'oeuvre de Lyell, que tout, dans le monde organique comme dans le monde inorganique, s'explique pat des transformations insensibles mais incessantes. « La nature ne fait pas de saut. » « La nature ne connaît pas d'abîmes », ces deux formules marquent comme les points entre lesquels se développe la pensée transformiste de Darwin. C'est dire que l'expansion du darwinisme sera bien faite pour seconder l'application, à l'étude des institutions humaines, de la philosophie du Devenir. Le progrès des sciences naturelles apporte ainsi un renfort inattendu à la révolution commencée par le progrès des disciplines historiques. La première tentative pour constituer une science véritable des phénomènes sociaux — celle des économistes — avait abouti a des lois que l'on appelait naturelles, et que l'on croyait universelles et éternelles, valables pour tous les temps et tous les pays. Mais ce « perpétualisme » — c'est l'expression de Knies, — frère de l'immutabilisme de l'ancienne zoologie, n'avait pas tenu longtemps devant le courant, chaque jour grossi, de l'esprit historique. La connaissance des transformations du langage, celle des premières phases de le famille, de le religion, de la propriété, favorisaient la renaissance du sentiment héraclitéen. Des catégories de l'économie politique aussi l'on devait bientôt dire, avec Lassalle, qu'elles ne sont que des catégories historiques. La philosophie de l'histoire se chargeait d'ailleurs d'exprimer sous des formes diverses cette même tendance. « Tout ce qui est réel est rationnel », affirme Hegel, mais du même coup il démontre que tout ce qui est réel est éphémère, et qu'il n'y a rien de fixe sous le soleil de l'histoire. C'est ce sens de l'évolution universelle que le darwinisme venait développer avec autorité nouvelle. C'était as nom des faits biologiques eux-mêmes qu'il vous avertissait de ne voir, dans l'histoire des institutions, que de lentes métamorphoses, et de chercher partout, à côté des embryons, les survivances. Qu'on relise les Origines de la civilisation, de Tyler, qui fut, comme l'on sait, familier avec la pensée aussi bien qu'avec la personne de Darwin, et l'on se rendra compte des services que ces idées directrices devaient rendre aux sciences sociales, lorsque l'âge des recherches comparatives succéda à celui des constructions a priori.

Il faut remarquer, d'ailleurs, qu'en traversant le biologie darwinienne, la philosophie du Devenir se décantait pour ainsi dire: elle se dépouillait des traces de finalisme qu'elle conservait, sous des formes diverses, à travers tous les systèmes du romantisme allemand. Cette espèce de confiance mystique dans les puissances spontanément ordonnatrices de la vie, qui est l'âme de ces systèmes, on a pu soutenir qu'elle se retrouvait jusque dans celui de Spencer. Mais les observations de Darwin étaient justement faites pour rendre cette hypothèse inutile. Quelques-uns s'y sont trompé d'abord, Et l'on se souvient des lourdes ironies de Flonrens, objectant à le théorie de la sélection naturelle le pouvoir de choix qu'elle paraissait prêter à la nature. « La nature douée d'élection! Dernière erreur du dernier siècle! Le XIXe siècle ne fait plus de personnifications. » En réalité Darwin lui-même avait mis les lecteurs en garde contre les métaphores qu'il était obligé d'employer. Les processus par lesquels il explique la survivance des plus aptes sont loin de supposer une visée chez un éleveur transcendant, ou même, à y bien regarder, un effort immanent chez l'animal: le tri par la seule action des milieux peut s'effectuer mécaniquement. En ce sens Huxley pouvait soutenir avec raison: « L'originalité du darwinisme est de montrer comment peuvent s'expliquer sans l'intervention d'une volonté intelligente des harmonies qui paraissaient impliquer avant lui l'action d'une intelligence et d'une volonté ». Ainsi lorsque plus tard la sociologie objective déclarera que, même lorsqu'il s'agit des phénomènes sociaux, il faut, pour constituer une science, se défier de toute prénotion finaliste, elle devra être reconnaissante au darwinisme: il lui frayait dès longtemps les voies loin du chemin qui reste familier à plus d'une théorie évolutionniste.


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