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La nature de la pensée logique - Partie 3

Revue de métaphysique et de morale

En 1909, par Aars K.

Cependant toute l'idée de l'avenir n'est pas analysée par cette analogie. Une ressemblance quelconque de l'avenir avec le passé suppose toujours une certaine différence, soit qu'on s'imagine l'avenir comme un Nirvana, soit qu'on se le figure comme ressemblant davantage au temps passé; et cette différence est, d'une façon constante, établie par l'état même d'attente. L'attente semble donc âtre aussi élémentaire que la conscience du passé, c'est-à-dire un sens nouveau et direct. Peut-être y entre-t-il une fonction d'analogie en ce que l'on suppose que l'avenir suit le présent de la même manière que celui-ci a succédé au passé. En tout cas, ceci ne représente qu'un des côtés de l'état d'attente. Vue de l'autre côté, elle est tout élémentaire. Ce qu'il y a de nouveau, c'est que l'avenir n'est ni du présent, ni du passé, et ceci ne peut pas être expliqué comme une ressemblance soit avec le passé, soit avec le présent. Nous nous attendons à ce qu'il arrivera quelque chose, et cette supposition est une projection élémentaire. Ce que j'ai dit de l'attente en général, de la conscience de l'avenir, de l'idée du futur, s'applique aussi à toutes les attentes spéciales et positives. Si j'attends une sensation et m'en fais une représentation symbolique, celle-ci n'est point la chose que j'attends. J'attends toujours ce que je n'ai pas. La situation se dessine peut-être encore plus nettement, si ce que je cherche est une pensée ou un souvenir. Dans tous les cas, la reconnaissance de la chose attendue reste un mystère élémentaire qui ne peut pas être dissous par analyse psychologique. Ces deux grands systèmes de projection, le passé véritablement vécu et l'avenir véritablement vécu, forment la base du troisième grand système de projection: La réalité extérieure qui nous entoure. Il y a des psychologues qui semblent penser que l'idée d'une réalité extérieure n'est pas autre chose que l'attente d'une ou plusieurs sensations à venir. L'illustre psychologue Binet y ajoute, pour des raisons qui se rattachent à la phylogenèse et à la sélection, qu'une telle attente est plus primitive que la faculté du souvenir.

Avec la restriction qui est déjà donnée dans notre analyse des idées du passé et de l'avenir, nous pourrions bien le suivre. Nous aussi, nous pensons que l'attente des sensations futures est une fonction animale de la plus haute importance. Il faut cependant admettre que ni l'attente, ni le souvenir des sensations personnelles ne donnent encore la réalité extérieure, qui surgit au contraire par une nouvelle espèce d'assimilations. Tout le monde est d'accord sur ce que si en voyant la surface d'une orange, je crois qu'il y a réellement une vraie orange là, c'est que j'ai fait un certain nombre d'associations, j'ai eu une idée vague d'odeur, de saveur, de toucher, et ainsi de suite, et encore ces idées doivent-elles former des attentes qui, pour indirectes qu'elles soient, n'en sont pas moins fixes et inébranlables. Mais il y a plus. Il y a dans l'idée de la chose extérieure la pensée d'une certaine constance, d'une certaine durée de « quelque chose » qui est la cause indispensable des sensations attendues, et cette chose, cet X n'est pas identique à la perception visuelle, car on peut se retourner, ou bien fermer les yeux, sans que l'orange cesse d'être là. Cette idée, que l'orange ne cesse pas de durer quelles que soient les sensations et leurs variations, est l'élément essentiel qui crée l'idée du monde extérieur.

Il y a dans cette croyance un élargissement considérable de la Ponction d'assimilation ou de substitution des images psychiques. Toutes les sensations, les représentations et les attentes que la chose peut occasionner ne représentent qu'une seule Unité, à savoir la chose qui est là. On me répondra peut-être: mais vous parlez là d'un mystère complet, d'un X surnaturel, et vous n'avez pas encore expliqué ce qu'est la chose, et quels en sont les traits essentiels? Et c'est vrai: je ne sais pas au juste quels sont les traits essentiels de la chose extérieure au point de vue de la substance. Il faut bien avouer que cette chose se rapproche beaucoup d'un mystère, et qu'il n'y a pas de trait invariable qui lui soit indispensable, et que d'autre part, on peut dire qu'aux étapes primitives de la réflexion, il n'y a presque pas de trait qui ne soit attribué à la chose en soi, à la substance. Entre toutes ces qualités, la plus essentielle est qu'elle dure toujours, ou en d'autres termes qu'elle est une cause. Dans la science comme dans la réflexion ordinaire, une cause veut dire une substance, ou bien une combinaison de substances qui d'une façon constante précède un événement. Celle idée de cause ne nous aiderait donc pas à comprendre celle de substance; il faut élargir l'idée d'une succession régulière, et noter que de telles successions se trouvent aussi dans la vie purement psychique.

Tout le monde connaît la grande discussion philosophique engagée sur la question de savoir si l'idée de cause, dans le sens d'une succession constante, est fournie par l'expérience, ou bien si elle est ajoutée à celle-ci par l'esprit. Les deux opinions contiennent du vrai. Il est bien évident que l'expérience purement psychique fournit des enchaînements où les anneaux successifs se ressemblent mutuellement, et on pourrait ajouter qu'aucun être vivant n'a pu formuler une autre règle pour prévoir les événements, que cette règle bien connue, suivant laquelle, quand un grand nombre de circonstances actuelles rappellent un moment du temps passé, il y a lieu de prévoir le renouvellement des conséquences intervenues alors. D'autre part cette règle de la prévision, la seule qui puisse avoir une certaine constance, ne manque pas d'entraîner quelques déceptions. Cependant, les êtres vivants ont besoin de prévisions, et c'est pourquoi ils reviennent toujours, même après les déceptions, à l'attente d'une succession relativement constante. La prévision est donc par excellence un raisonnement par analogie, d'après la règle de la ressemblance des séries des successions, et établit de cette façon la loi de causalité.

Il y a dans notre vie des attentes plus ou moins intenses. Les plus intenses, les attentes « maximales », équivalent à des sensations actuelles, et déterminent notre conduite de la même façon que celles-ci; on peut même dire qu'en général une sensation ne détermine un mouvement que par l'intermédiaire d'une attente, et que le mécanisme de la réaction est déjà tel chez la plupart des animaux.

La représentation purement interne n'éveille en général que des attentes vagues et équivoques, peu précises. Il en est tout autrement des sensations vives et actuelles; elles forment pour ainsi dire des noyaux, autour desquels se groupent des attentes intenses, sûres et non équivoques: la loi de causalité s'attache tout spécialement aux sensations, et ne s'occupe guère des représentations. Lorsqu'elle se rattache aux sensations, l'attente causale atteint bien souvent son maximum absolu: les sensations non présentes sont aussi sûrement attendues que si elles étaient virtuellement là: elles sont là. A ce moment intervient le symbolisme de la réalité: la constance de la succession est supposée absolue, par l'interpolation de la durée persistante d'un certain X, — la chose. Ce qui d'une façon constante précède toutes les sensations attendues, n'est plus la sensation actuelle, mais l'image non vue, la sensation non sentie, la chose qui dure.

Cette espèce de symbolisme et de substitution a envahi toute notre vie psychique. Partout où il y a une sensation actuelle, même de très peu de durée, nous supposons aussitôt une réalité persistante, qui par cette persistance même parvient à être le précédent immédiat et constant des nouvelles sensations procédant éventuellement de la même source. On a bien souvent démontré que la chose réelle est une idée qui suppose une association forte et stable; et cela est vrai. Aux étapes primitives de la réflexion, la plupart des choses extérieures consistent en une image visuelle combinée à un certain nombre de sensations de toucher et de résistance (impressions sur les nerfs de la peau, les tendons et les articulations); à, ces sensations d'importance primaire peuvent encore être associées celles d'ouïe, et de saveur, ou bien d'odeur. La chose extérieure est vraiment, aux étapes primitives, une association, une vraie combinaison de sensations différentes. Mais cette combinaison n'est pas encore la fonction créatrice de réalité. La réalité consiste dans ce que l'image visuelle, avec la sensation de résistance, est supposée être là constamment, même quand elle n'est pas perçue, est supposée durer entre les sensations successives. La chose réelle pour la conscience primitive n'est pas un Invisible, mais un Non-Vu, et les sensations actuelles ne sont que les symboles de ce Non-Vu, qui dure, et qui, sous certaines conditions, se transforme régulièrement en une sensation actuelle.

La condition de la croyance à une réalité extérieure, c'est donc l'assimilation ou la substitution des représentations. L'image psychique qu'illumine l'âme pour une seconde, représente la chose réelle qui dure en dehors de l'âme. D'autre part, on peut dire que cette espèce de symbolisme, celui de la réalité favorise au plus haut degré l'usage de toutes les espèces de symbolisme et d'assimilation. La substitution réciproque des images psychiques ne prend de l'essor qu'à partir du moment où elles peuvent précisément se suppléer les unes les autres dans la fonction de représenter une chose extérieure déterminée.


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