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L'idée d'expérience - Partie 3

Revue de métaphysique et de morale

En 1908, par Rauh F.

Mais la conscience ne nous révèle-t-elle pas dans le moi profond, tel qu'il se saisit dans son originalité propre, unique, l'absolu même par une intuition spéciale? Il ne semble pas. Un sentiment vaut par lui-même ou par ses effets. Le sentiment du moi profond est soumis aux conditions d'un sentiment quelconque. Comme sentiment, nous ne savons de lui que lui-même. Une expérience subjective pas plus qu'une autre ne se dépasse, ne se transcende elle-même. Comme force, il est mesuré par ses effets. Or on peut, on doit parfois dans l'action se livrer par sentiment comme tel, mais sans l'illusion que le sentiment constitue par lui-même la preuve de sa causalité extérieure. Le moi profond n'est pas une cause privilégiée.

Le monde extérieur est composé de plusieurs mondes. Il y a un monde de la science, il y a aussi un monde empirique impersonnel, qui se présente au premier regard de l'homme moderne. L'un ne vaut pas l'autre, en ce sens que les faits empiriques dépendent, pour une bonne part, des faits scientifiques. Mais cependant il n'y aurait pas de loi de la gravitation, s'il n'y avait des choses sensibles, et à des degrés divers, les deux mondes existent. Dans le monde même de la science, il y a plusieurs demeures. Une explication de la vie par les éléments physico-chimiques est actuellement impossible; et il y a tout au moins une certaine direction morphologique héréditaire irréductible aux premiers. La conception newtonienne selon laquelle toute loi générale se déduit des lois des éléments n'est pas la seule utilisable. Il y a des cas où l'on atteint les éléments par la conception de l'ensemble. Il en est même où l'on atteint des lois valables pour un ensemble et inapplicables à chacun des individus qui le composent (moyennes, lois des grands nombres, etc.). L'abstrait est donc cause, aussi bien que le concret — car il n'y a pas d'autre façon d'être que d'agir — tant qu'on n'est pas dans le plan du sentiment pur.

Il faut en revenir au relativisme objectif ou plutôt, comme on l'a dit, au pluralisme. Il y a des réalités diverses que l'homme aperçoit selon le point de vue où il se place, mais qu'il ne crée pas plus les unes que les autres; car elles limitent son action à un certain point de vue. Le relativisme moderne a été au contraire, jusqu'à ce jour, plutôt subjectiviste. Subjectivisme dogmatique, effet de la réaction contre un dogmatisme qui écrasait l'homme: l'homme triomphant se substitue à l'univers. Subjectivisme sceptique: c'est alors le monothéisme qui persiste sous la forme moniste. Ce qui n'est pas absolument un n'est pas. Le divers est le produit de l'illusion humaine. État d'esprit caractéristique des temps où l'intelligence ne peut pénétrer le détail de l'univers et n'en embrasse que les grandes lignes et les grandes masses. L'homme moderne, lui, n'a pas peur d'une réalité dont il est maître et qu'il peut s'assimiler sous toutes ses formes, la condition de la voir tour à tour d'un certain biais.
On supprime par cette position du problème toutes les questions dites proprement philosophiques relatives à la subjectivité ou à l'objectivité de l'univers aussi bien qu'à l'objectivité de la raison. Tout existe, mais non pas au même degré. Il y a des choses plus ou moins fortes. Le monde est créé par nous dans la mesure où nous agissons sur lui, et depuis que l'homme en est devenu le maître et possesseur, le monde s'est littéralement humanisé. Mais d'autre part c'est en se plaçant au point de vue des images externes et non de nos sentiments que l'on peut faire varier les images qui constituent le monde et même un grand nombre de nos actes. Il n'y a aucune raison d'imaginer un système global suivant lequel l'univers serait l'oeuvre d'un esprit inconscient quel qu'il soit. La formule positive d'une telle théorie serait que le besoin crée l'organe: elle est vraie dans la mesure ou la science positive l'établit. Il n'y a pas à chercher au delà.

On a récemment prétendu que la science n'était qu'un prolongement de la pratique, un moyen pour celle-ci. Il est vrai que toute réalité est force, et que nous ne distinguons les réalités que par leurs forces. Mais le savant étudie ces forces non dans son rapport avec lui, mais dans leurs rapports entre elles, et avec la seule préoccupation de les distinguer et de les mesurer. On équivoque sur le mot d'action ou de force. La lutte des forces peut être un objet de pure contemplation. La connaissance de l'univers consiste bien dans le sentiment d'une opposition, d'une limite, suivi d'un sentiment de triomphe quand le monde est assimilable à l'esprit. Mais c'est la lutte et le triomphe de la pensée distincte et désintéressée. La connaissance pratique, au contraire, est au service des sentiments confus, indistincts, tels quels. Il est vraisemblable que l'origine de l'idée de causalité est l'action musculaire, mais la pensée humaine en est venue à reconnaître dans l'univers des images pures en relation avec d'autres images pures. Il n'y a pas lieu de traiter ces images comme des causes secondes et des apparences.

Toute réalité est-elle rationnelle? Au besoin d'imaginer distinctement correspondent des images, des sentiments distincts. Au besoin d'étendre cette imagination correspondent des groupes plus ou moins étendus de sentiments ou d'images de formes diverses. Mais il y a du confus qui résiste à ce besoin, ou comme on dit à la pensée. Alors celle-ci, sans objet où se prendre hors d'elle, reste en nous une préférence, un besoin invincible. La pensée n'est donc pas le tout des choses. Mais la confusion n'est pas davantage la réalité même. Car les images distinctes agissent, elles aussi. Les éléments d'un tout sont réels comme le tout lui-même, le fourmillement des molécules comme l'élan vital. La réalité confuse dépasse les forces de notre savoir. Il y a bien des choses que nous ignorons. Nul n'y contredira. Mais pourquoi déifier le chaos? Dira-t-on qu'en présence de l'océan cosmique ou des profondeurs inexplorées du moi l'homme dédaignera les lueurs falotes de la raison? C'est ici une question d'expérience sentimentale, et sans nier qu'il faille oublier de penser distinctement à certaines heures, je crois que ce romantisme philosophique n'aura pas les préférences des consciences qui s'éprouvent.

Plaçons-nous maintenant au point de vue non de la force des choses mais de leur valeur humaine, et d'abord de leur valeur morale. Il y a des courbes du passé et même du présent qui s'imposent comme des forces à celui qui cherche la vérité morale. Mais ces courbes restent indéterminées, pour peu qu'on dépasse les généralités historiques, et il serait trop aisé de montrer que les facteurs de l'évolution humaine ont varié selon les moments et les lieux. Il y a, par suite, un résidu sentimental impossible à éliminer de l'action et qu'il faut traiter par des méthodes spéciales. Il est vrai que par l'application de la technique de l'action, qu'enseigne la pratique même de l'action consciente, on arriverait à limiter dans quelque mesure les désaccords des hommes. Mais on n'évitera pas cependant les partis pris moraux irréductibles, expression de la différence des milieux, des vocations, des tempéraments. Il y a donc ici même des plans d'expérience.
Cela est vrai de toute expérience — artistique ou autre — lorsque le critère ultime en est le sentiment, pour la connaissance scientifique elle-même. Car toute théorie scientifique ne sert pas à prévoir, mais bien à classer, à systématiser sans autre objet que de satisfaire un certain besoin intellectuel. Aussi une théorie généralement acceptée n'est-elle souvent que l'expression d'un accord entre les sentiments des compétences. La formule en serait: voilà ce qu'il y a de mieux à dire et à faire. Or ce sentiment varie avec les moments, les tempéraments scientifiques. Il y a bien des sentiments auxquels s'arrêtera toute pensée qui veut être distincte. C'est ce qu'on appelle la raison en matière pratique: la raison, c'est ici une préférence éprouvée et définitive. Mais ce définitif est à la mesure humaine.

Il n'y a donc pas d'expérience type. L'expérience, ce n'est uniquement ni le fait physique, ni le fait psychique, ni le fait idéal, ni le confus, ni le distinct, ni le sentiment, ni l'image. Ce n'est ni le repos ni le mouvement. Car on a figé jusqu'au mouvement lui-même, comme si seul il était le fait en soi, comme si rien ne durait. L'expérience est tout cela successivement et souvent en même temps, suivant les plans où elle se meut. Il faut se laisser aller au fil de l'expérience.
Il y a sans doute des caractères communs à toute expérience, par exemple celui-là même dont nous avons parlé plus haut: toute expérience consiste en images ou en sentiments. Mais ces caractères sont trop indéterminés pour être féconds. Il y a des formes générales de l'expérience, il n'y a pas d'expérience universelle. C'est pourquoi l'empirisme ici exposé pourrait s'appeler non pas seulement radical, mais formel.


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