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L'idée d'expérience - Partie 1

Revue de métaphysique et de morale

En 1908, par Rauh F.

Je présente ici, à titre d'indications, les deux thèses essentielles d'une étude plus complète sur l'expérience que j'espère publier un jour.


I

Les philosophes ont généralement ou nié le monde idéal (les empiristes) ou opposé ce monde au monde réel comme un monde à part, connu par une certitude spéciale, intuitive ou dialectique (les rationalistes). Je ne crois pas que l'on ait encore formulé précisément la thèse qu'il y a en effet un monde idéal, mais que ce monde est fait à peu près comme le monde réel. L'obstacle principal à une théorie générale de l'expérience a été la conception sous le nom de pensée, raison, intuition, d'un élément de la conscience absolument différent des faits du monde réel. Or la pensée, comme phénomène spécial, n'existe pas.
Il n'y a en effet dans le monde idéal, comme dans le monde réel, que des images et des sentiments (tendances, d'une part, états subjectifs, de l'autre; indifférents ou non). Les images peuvent être confuses ou distinctes, comme aussi les sentiments. Un sentiment peut être distinct relativement à un autre qui l'enveloppe. La pensée est un certain sentiment. C'est le pressentiment d'images ou plus généralement de faits de conscience distincts — puisqu'il y a des sentiments distincts.

Le système des images externes ou, plus simplement, les images externes distinctes qui vont toujours ensemble constituent ce qu'on appelle le monde extérieur. Ce système est en relation avec le système d'images internes et de sentiments, qu'est le moi et auquel est plus spécialement associée une certaine fraction des images externes qu'on appelle le corps. Lorsque au pressentiment désintéressé d'images externes distinctes se présente en effet ce système d'images, il y a connaissance du monde extérieur. Le monde réel se compose d'une part, du monde extérieur, d'autre part des images internes, et des sentiments qui s'y appliquent ou y aboutissent. Des sentiments, des images internes accompagnent-ils toutes les images externes? Toutes ces images, celles même qui constituent la nature inorganique, ont-elles un dedans? C'est une question à laquelle nous toucherons plus loin.
Le monde réel ne comprend rien de plus. Que deviennent donc les relations, les lois hors de nous, et en nous ce fait spécial de la mise en relation, en quoi l'on fait consister proprement la pensée? Hors de nous, les lois ne sont rien de plus que des relations temporelles et spatiales, et celles-ci sont des images comme les autres, encore que d'une nature particulière. Les successions, les ensembles, les dimensions diverses se présentent à la pensée tout comme des couleurs ou des sons. Quant aux ressemblances et aux différences elles ne sont pas sans doute des images. La comparaison n'est pas une image, comme une succession; une couleur est une image, non la comparaison de deux couleurs. Mais à l'analyse cette fonction de mise en relation, de comparaison, se résout en un sentiment confus de la conscience acquise, en une sorte de coenesthésie mentale sur le fond de laquelle se détache le sentiment nouveau de ressemblance et de différence. Il n'y a pas là de phénomène original, distinct du sentiment, mais un sentiment particulier à décrire. Les lois ne sont donc objectivement que des images. Ce sont subjectivement des tendances à retrouver ces images. Y a-t-il des lois objectives? Cette question revient à demander s'il y a dans la nature des sentiments, des tendances, des sujets conscients auxquels se présentent comme à nous les images internes ou externes distinctes. Question que seules l'expérience et les hypothèses expérimentales peuvent résoudre.

La notion d'inconscient n'est pas davantage une objection aux analyses précédentes, car elle est tout expérimentale. Je m'aperçois que la plupart des faits dépassent les forces de mon action et de ma vision conscientes. J'imagine pour expliquer certains de ces faits quelque réalité, telle constitution de la matière par exemple; et je vérifie cette hypothèse par ses conséquences ou par observation directe. C'est là, toute la notion d'inconscient; elle n'a pas d'autre mystère.
Or le monde idéal est fait à peu près comme le monde réel. Il se compose de sentiments et d'images internes. Ces images internes, lorsqu'elles sont distinctes, constituent par rapport aux premiers un monde tout à fait comparable au monde extérieur. Par exemple, le monde des mathématiques pures est fait d'images internes spatiales distinctes, aperçues uniquement dans leurs relations temporelles (succession, simultanéité, permanence, etc.). Une définition est un groupe de telles images, telle la définition des propriétés commutative, associative de l'addition et de la multiplication ou distributive de celle-ci par rapport à celle-là.

(1) a+b = b+a
(2) ab = ba
(1) a+(b+c) = (a+b)+c = a+b+c
(2) a(bc) = (ab)c = abc
(2) a(b+c) = ab+ac

On ne trouvera dans ces combinaisons que des images spatiales considérées soit successivement, soit simultanément avec, en moi, une tendance à les reproduire. Une définition n'est conventionnelle que par rapport au monde réel. En elle-même c'est une expérience de l'imagination, féconde ou stérile, comme toute expérience. Le monde d'images mathématiques s'impose au pressentiment, à la tendance du savant vers les représentations distinctes comme le monde externe: il est objectif comme celui-ci. Il est impersonnel, déshumanisé comme lui. Seulement il est moins riche, de sorte que les éléments distincts en sont plus aisés à saisir. On en a plus vite fait le tour. C'est ce que l'on entend quand on dit qu'il est nécessaire. Le sentiment de l'infini c'est celui de la tendance, lorsque rien ne s'y oppose dans un certain ordre. Dans l'ordre mathématique c'est la tendance à poser les images spatiales distinctes dont il a été question plus haut. Cette tendance est figurée par, etc., ou... En dehors de ce sentiment et de ces images il n'y a qu'une perspective lointaine d'images confuses. Les expériences une fois posées, objectives ou subjectives, tendent à durer. C'est ce que l'on appelle l'accord de la nature ou de la pensée avec elle-même. Dans le monde mathématique relativement pauvre, les images durent plus parce qu'elles en rencontrent peu qui s'opposent à elle. Toute la logique est fondée sur cette constatation que les choses durent: constatation plus aisée à faire dans le monde mathématique que dans le monde réel. Ce que l'on peut exprimer encore en disant que dans le monde mathématique le déplacement dans le temps ne change rien à la nature des choses: elles varient peu et n'ont pas d'histoire. Il y a aussi des faits dominateurs en fonction desquels beaucoup d'autres varient. L'expérience est dite systématique dans la mesure où il y a des faits dominateurs. Le monde mathématique étant d'une homogénéité quasiment complète et les faits mathématiques moins nombreux que les faits réels, on aperçoit dans le monde mathématique plus de faits dominateurs.
De plus, les faits externes apparaissent quand on les regarde d'un certain biais comme aussi simples que les faits mathématiques. Le savant recherche et goûte ce spectacle, l'homme d'action en tire parti. Nous sommes ici au point d'intersection de deux mondes, dans le plan de la physique mathématique.


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