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La notion d'égalité sociale - Partie 3

Revue de métaphysique et de morale

En 1908, par Parodi D.

On peut donc concevoir, et l'histoire nous offre bien des types de sociétés fondées sur l'inégalité: mais par tout ce qu'elles peuvent comporter d'organisation et de règle, elles semblent toujours faire quelque usage ou laisser quelque place à une certaine égalité, soit pour définir conventionnellement les conditions de parité entre les membres d'une même classe sociale, soit pour déterminer, dans une sorte d'égalité idéale et abstraite des conditions où on les compare, les caractères hiérarchiques qui doivent marquer les divers étages sociaux. Même dans les produits les plus authentiques de l'association spontanée des images et des sentiments, source des sociétés antiégalitaires l'esprit d'analyse et de classification rationnelle s'introduit toujours quelque peu. Et si, de ces deux tendances, on peut admettre que la première suffise à donner à la société quelque stabilité, tant que la force brute du fait traditionnel n'y est pas encore discutée ou critiquée, il faut reconnaître au moins, semble-t-il, que la seconde seule peut être source de progrès. C'est, par exempte, ce que semble montrer le pays par excellence des distinctions héréditaires et globales, l'Inde des castes et de l'immobilité séculaire; et c'est la portée profonde de ce mot d'un Hindou, rapporté par M. Bouglé : « Il est de l'essence du régime des castes, par les habitudes d'esprit qu'il impose aux hommes, de les élever au-dessus de la barbarie, mais de les arrêter à mi-chemin sur la route du progrès. »

S'il en est ainsi, trois conditions, entre toutes, et d'ailleurs inséparables, semblent propres à ébranler plus ou moins rapidement, ou à contrarier et à mitiger au moins, les régimes d'inégalités traditionnelles, indiscutées et globales. D'abord, tout développement des facultés purement rationnelles, le goût et l'habitude de l'abstraction, l'esprit critique et le libre examen, qui poilent à chercher, derrière le fait, les raisons du fait; qui font distinguer les divers aspects de la vie sociale comme de la vie individuelle, et refusent à s'incliner devant les distinctions radicales et sans nuances, devant les classifications traditionnellement respectées sans qu'aucun critérium logique paraisse les justifier. — Mais les conditions de la vie industrielle et commerciale agissent dans le même sens: l'industrie de l'homme est de tendance finaliste, utilitaire et en quelque sorte mécaniste; elle habitue à se proposer des buts précis, et à les réaliser avec la plus grande économie possible de richesses naturelles comme d'efforts humains, en adaptant les moyens aux fins, en recherchant pour chaque opération l'instrument le mieux approprié. Elle inclinera donc à ne reconnaître que des supériorités individuelles et limitées, capables de se traduire en œuvres et en profits sociaux, de se vérifier par l'expérience et l'action; elle confirmera par là l'attitude critique à l'égard des inégalités purement sociales et traditionnelles, toutes de convention et qui paraissent respectables justement dans la mesure où on les regarde de loin et où ne les met pas à l'épreuve de l'action. Sans compter peut-être que l'habitude de coordonner les rouages dans la machine ou de combiner les moyens en vue du résultat prévu et utile, peut inciter à traiter la société entière selon la même méthode, à la réglementer avec réflexion, à la réformer, à l'organiser, à croire à la vertu des lois sages et des institutions savantes. Or, ne reconnaître que des supériorités vérifiables et actuelles et non plus fondées sur un respect hérité et comme religieux, c'est tendre à l'égalité sociale, puisque c'est tendre à égaliser les conditions dans lesquelles les individus seront appelés à « se mesurer », à faire leurs preuves.

Enfin et surtout, l'influence qui agira le plus en ce même sens sera celle même de la division du travail, de la spécialisation et de la complication de la vie sociale sous toutes ses formes. A mesure que les besoins se multiplient, dans l'ordre économique comme dans l'ordre intellectuel, les qualités se diversifient par lesquelles les hommes peuvent se distinguer, se mettre en valeur, et se prouver inférieurs ou supérieurs les uns aux autres. Non seulement on reconnaîtra alors que les inégalités sociales héritées peuvent ne pas correspondre aux inégalités naturelles des individus, mais ces inégalités naturelles elles-mêmes apparaîtront diverses et souvent indépendantes les unes des autres, à mesure que se multiplient les points de vue d'où l'on compare et l'on apprécie les hommes. Le courage militaire ne peut plus être l'unique étalon de la valeur sociale, puisqu'il ne s'accompagne nécessairement ni du savoir, ni de l'habileté, ni du talent, ni de la vertu, et que toutes ces qualités, commençant à avoir une utilité sociale à côté du courage, commencent par là même à être considérées. Ainsi, plus on estimera d'espèces différentes de facultés humaines et de valeurs sociales, moins on sera capable de préjuger à l'avance, d'après des signes traditionnels ou purement externes, de la valeur propre de chacun; plus on sera porté à n'en décider qu'après comparaison et après expérience; plus on réclamera enfin, pour tous les individus soumis à cette comparaison, des conditions de concours égales et l'unité d'une même mesure.

Il y a plus encore: si l'on admet divers types de valeurs et de supériorités humaines, ces types, ces facultés diverses apparaîtront hétérogènes, très difficiles à hiérarchiser dès lors et à évaluer, et pourtant tous nécessaires à la vie collective: on se rapprochera de plus en plus par là de l'idée d'une équivalence, d'un droit égal à l'estime pour les uns et pour les autres, quoique à des titres et à des points de vue différents. Les inégalités traditionnelles et globales se traduisaient par des signes matériels et nets: la force, l'autorité, la richesse; dans une société complexe et critique, soucieuse des inégalités naturelles et spéciales, comme dès maintenant les nôtres, les ordres d'activité les plus divers peuvent conduire à la richesse, et par là même indirectement à l'autorité et à la puissance. N'en serait-il même pas ainsi que, par delà les marques extérieures de la hiérarchie sociale, se dégagent de plus en plus les signes d'une hiérarchie toute morale, source de considération, d'estime, de prestige, d'admiration: dans certains milieux, la sainteté, ailleurs, le talent littéraire ou artistique, ailleurs le savoir, et ailleurs le savoir-vivre ou la culture, seront mis au plus haut prix. De la diversité de ces critères, moraux plus encore que sociaux, et libres plutôt que réglementés, semble résulter une tendance à considérer d'abord l'individu en lui-même, et non la place où il se trouve sur l'échelle sociale; puis à établir une sorte d'équivalence entre les diverses catégories de valeur individuelle, si seulement le mérite est égal, ou même la bonne volonté et l'effort en chacune d'elles. La grande idée évangélique, par exemple, n'est-elle pas celle d'une égalité de tous les hommes en nature et en volonté libre qui ne permet entre eux de distinction légitime aux yeux de Dieu que celle de la vertu et de la sainteté? C'est là comme le triomphe ultime du principe d'égalité, mais rejeté dans l'au-delà, et réservé au juge suprême. Peut-être est-ce cette même conception ultime que rejoindrait, du point de vue terrestre, l'idéal d'une société pleinement fraternelle et rationnelle, où la solidarité se serait substituée entièrement à la concurrence et à la lutte: car parmi les diverses valeurs humaines, si les unes sont plus rares et plus hautes, les autres, conditions des premières, sont d'une utilité plus immédiate et plus impérieuse: elles s'équivalent donc, en ce sens justement qu'il y a solidarité entre elles, qu'elles-sont conditions les unes des autres, et que la conscience bien nette de leur égale nécessité supprimerait toute raison de les hiérarchiser, de même que n'a pas de sens, au fond, la question de savoir ce qui vaut le plus, dans la plante, de la racine ou de la fleur. — On peut remarquer que cette conception ultime rejoindrait en quelque façon l'état initial des sociétés, où l'égalité régnait dans et par l'indifférenciation complète: avec tout l'intervalle pourtant qui peut séparer la pleine conscience de la spontanéité pure, et la réglementation la plus savante de l'inorganisation primitive.

Dans la mesure donc où la raison s'applique à analyser et à organiser les sociétés, dans la même mesure elle y introduit avec elle la notion d'égalité, inévitablement. A un premier stade, en présence des distinctions traditionnelles et globales, fruit du sentiment et de l'habitude, s'imposant comme autant de faits bruts, elle s'applique d'abord à y introduire quelque ordre intelligible, des lignes de démarcation nette, des définitions et des classes: c'est l'oeuvre juridique proprement dite; et partout où il y aura un droit, fût-il aussi coutumier, spontané et confus qu'on voudra, quelque égalité sera établie entre les individus d'une même catégorie sociale, ou entre les actes d'un même genre; et quelque mesure commune tendra aussi à s'établir pour déterminer les divers étages de la hiérarchie, les divers degrés de l'inégalité. Puis, dans certaines sociétés plus critiques et réformatrices, l'égalité apparaîtra comme la seule et nécessaire méthode pour découvrir les supériorités ou les infériorités personnelles, et rendre intelligibles, justes et utiles à tous les conditions de la concurrence individuelle. Enfin, à un dernier stade, d'ailleurs tout idéal, on peut concevoir une société de justice absolue, où la raison, dominant et réglant les passions individuelles, reconnaîtrait l'intime collaboration de tous les hommes, la nécessité de leurs efforts à tous, si inégaux qu'ils puissent être chacun, leur équivalence, par suite, tant au point de vue de l'utilité sociale que du mérite moral; elle aboutirait ainsi à la pleine substitution de la solidarité à la lutte, et rêverait la complète égalité sociale dans la diversité même et la liberté des activités individuelles.

Il est trop clair que, de l'étude tout abstraite à laquelle nous venons de nous livrer, on ne peut rien conclure sur la place à faire à la notion d'égalité dans une société historique donnée, et rien non plus sur la vraisemblance ou l'utilité de ses progrès à venir. Il nous suffirait, si nous y étions parvenu, d'avoir établi que la notion d'égalité, loin d'être contradictoire aux conditions de la pratique et de l'ordre social, y est toujours en quelque mesure impliquée, bien qu'à des degrés fort divers; et que, si abstraite qu'elle soit, elle pourrait être dite, en un certain sens, une catégorie de l'action, en même temps et au même titre que de la pensée pure et mathématique.


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