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Du rôle de l'idéalisme en philosophie - Partie 2

Revue de métaphysique et de morale

En 1895, par Spir A.

L'ordre physique ne se montre pas moins en défaut dans le domaine objectif, et cela en bien des points différents.
Les lois fondamentales du monde matériel sont les lois mécaniques, suivant lesquelles il ne peut se produire dans ce monde que des mouvements, alors que tous ces mouvements, avec leurs directions et leurs vitesses, sont indifférents aux corps eux-mêmes qui ne font que les recevoir et les transmettre sans en être affectés en soi. On peut encore supposer que, dans la nature inorganique, tout pourra s'expliquer mécaniquement, mais assurément non dans la nature organique. Car il y a une disparité essentielle entre le mécanisme et la vie organique, attendu que les mouvements des corps organisés ne leur sont point indifférents et s'accomplissent au contraire comme si toutes les parties de l'organisme s'étaient entendues pour atteindre un but et réaliser un résultat commun.

L'ordre physique se montre encore plus en défaut quand il s'agit de comprendre l'action du sujet connaissant sur les objets extérieurs et sa connaissance de ces objets, ainsi que l'action de ceux-ci sur le sujet connaissant.

Il est incompatible avec la loi de la conservation de la force, telle qu'elle se manifeste dans le monde matériel, qu'un acte de la volonté ou tout autre état ou événement psychique puisse produire un mouvement des corps. Et d'autre part, le mouvement ne peut absolument ni produire ni expliquer un événement psychique. Si les mouvements, en effet, ou les déplacements des corps leur sont indifférents à eux-mêmes, à plus forte raison sont-ils indifférents et étrangers, par essence, à tout ce qui n'est pas matériel. Quand on en vient enfin à examiner la perception des corps par le sujet connaissant, on constate que la supposition de leur réalité extérieure est absolument inconciliable avec les faits de la perception, comme je l'ai fait voir dans l'article précédent. Les objets réels de notre perception sont nos propres sensations ce sont nos sensations mêmes qui nous apparaissent comme des objets extérieurs. Aussi trouve-t-on, en analysant le concept de ces objets extérieurs apparents, que, abstraction faite de nos sensations, ils ne sont rien; le concept d'un corps remplissant un espace est 1° vide; 2° logiquement contradictoire.

Il faut, en dernier lieu, considérer le rapport de notre question avec la morale.
Si l'ordre physique était absolu, il ne laisserait aucune place, aucune possibilité à l'action de causes non physiques, ou, pour rendre les choses d'une manière plus précise, l'opposition entre l'élément physique et les éléments non physiques — logique et moral — n'existerait pas. Toute opposition contenue dans un ordre absolu serait elle-même absolue, et impliquerait par conséquent une contradiction logique. Or, il y a une opposition absolue entre le bien et le mal, le vrai et le faux, et de là suit que l'ordre des choses qui contient le mal et l'erreur, ne peut pas être absolu ni rien contenir qui soit vrai et bon d'une manière absolue.

Un empiriste obstiné dira peut-être qu'il n'y a pas d'opposition absolue entre le bien et le mal, et que nous n'avons pas le droit de condamner absolument le mal, de dire qu'il n'a pas le droit d'exister, puisqu'il existe en réalité et prouve par cela même son droit à l'existence. Mais dans cette supposition le mal n'aurait pas besoin d'explication et c'est notre conscience morale qui serait inexplicable! N'est-il pas humiliant d'en être encore réduit à disputer sur ce point? Quand donc parviendra-t-on à la possession des notions les plus élémentaires, comme celle de l'opposition absolue entre le bien et le mal, le vrai et le faux, sans laquelle ni aucun jugement moral, ni aucun jugement logique n'est possible?

Renoncer au droit de juger n'est-ce pas frapper soi-même de nullité tous ses jugements? Il en est, en fait, du mal comme du faux on ne peut pas ne pas le condamner parce qu'il se condamne lui-même, parce qu'il tend de lui-même à son propre anéantissement, et ne peut se maintenir qu'au moyen de l'illusion ou de l'apparence. Le faux ne peut exister qu'en prenant l'apparence du vrai; le mal ne peut durer qu'en prenant l'apparence du bien. Aussi les biens de ce monde ne sont-ils que des biens relatifs, c'est-à-dire qu'ils renferment un élément illusoire. Cette vérité est bien prouvée par la considération que voici: l'attrait des biens de ce monde conduit souvent à faire le mal, tandis que la tendance au vrai bien ne peut jamais porter à faire le mal avec intention, parce qu'il y a une opposition absolue entre le vrai bien et le mal. La conscience de cette opposition est le fondement de la morale et de la moralité elle-même.

On voit donc que la morale bien entendue est incompatible avec la croyance que l'ordre physique est absolu ou, en d'autres termes, que le monde matériel est une réalité, et l'on voit que cette croyance, d'une manière générale, nous entraîne dans un dédale de contradictions logiques. Quelle raison aurions-nous donc, contrairement à toute évidence et à toute certitude rationnelles, de croire à la réalité du monde matériel? L'expérience et la pratique ordinaire de la vie ne l'exigent pas. A leur point de vue, il est indifférent que le monde des corps soit réel, ou qu'il ne soit qu'une apparence systématiquement organisée suivant des lois immuables; car tout ce qui leur importe, c'est l'immutabilité de ces lois. Pour la philosophie, au contraire, la croyance à la réalité de la matière, c'est la mort, c'est l'impossibilité absolue de parvenir jamais à la clarté et à l'harmonie de la pensée. La négation de la réalité des corps, qui semble, au premier abord, ce qu'il y a de plus opposé au bon sens, est donc réellement au contraire ce que le bon sens le plus élémentaire nous prescrit d'adopter.


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