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Psychologie des titres - Partie 3

La revue des revues

En 1899, par Bainville J.

Le très fécond Balzac, dont nous venons de citer cette magnifique appellation d'avare, choisissait les noms de ses personnages avec la plus scrupuleuse étude, surtout quand il voulait appliquer ces noms au roman lui-même; et à part deux ou trois cas malheureux, on peut dire qu'il y a toujours magnifiquement réussi: que ce soit Z. Marcas, le Cousin Pons ou la Cousine Bette. Au contraire, quand M. Bourget traitant la tragique histoire d'Hamlet dans un cadre moderne l'intitule André Cornélis, outre qu'il ne donne pas la moindre indication sur son sujet, il affaiblit, semble t-il, le personnage, par des sons aussi quelconques. Mieux eût valu dans ce cas ajouter ou le nouvel Hamlet comme Rousseau fit pour Julie ou la nouvelle Héloïse.

Les romanciers se sont bien vite aperçus du danger de monotonie qui résulterait de semblables titres. Aussi se sont-ils efforcés de piquer autrement la curiosité du lecteur. Par exemple, au XVIe siècle, à côté des précieux pétrarquisants, les très libres conteurs gaulois, qui ont laissé une littérature énorme, s'efforçaient de préluder à la gaieté dès la couverture de leurs livres imprimés à Gaillardopolis. La crudité de ces gais rabelaisiens nous effraye un peu. Et, malgré toutes ses libertés, M. Armand Silvestre n'oserait, à l'exemple de Beroalde de Verville, intituler un recueil de contes le Coupe-cul de la mélancholie; mais volontiers il reprendrait le Triomphe de l'Abbaye des Cornards. Et que d'autres, qui ne dépareraient pas les bibliothèques érotiques et comiques modernes!

Au XVIIIe siècle, où le roman commençait à prendre son essor, les litres varièrent surtout selon les modes. Un ouvrage avait-il réussi, non seulement on en imitait le fonds et la forme, mais on en démarquait même le titre. C'est ainsi que le vif succès des Lettres Persanes de Montesquieu détermina par dizaines des Lettres Anglaises par Voltaire, Chinoises, Portugaises, etc. Le Spectateur d'Addison, ayant été traduit en 1714 à Amsterdam, sous ce nom: le Spectateur ou le Socrate moderne où l'on voit un portrait naïf des mœurs de ce siècle et plusieurs éditions de l'ouvrage s'étant vendues avec une rapidité prodigieuse, tous les libraires se mirent à commander à leurs auteurs à gages des Spectateurs de tendances et d'opinions diverses. Celui de Marivaux est resté le plus célèbre. Citons encore une vogue semblable pour le titre de Robinson. Le héros de Daniel de Foë eut, presque tout de suite, des frères en quantité, de toutes nations, de tous les âges et de tous les métiers. Et, bon an mal an, il naît, de nos jours encore, un ou deux nouveaux petits Robinsons.

Un exemple encore emprunté au XVIIIe siècle. Lorsque les célèbres romans de Grandisson pénétrèrent en France, grâce à l'adaptation de Prévost (Mémoires pour servir à l'histoire de la vertu, extrait du journal d'une jeune dame, traduit de l'anglais), ils obtinrent en très peu de temps auprès du public français un succès étourdissant. Du coup l'orientation de notre littérature en fut changée. La première condition pour un écrivain qui voulait trouver éditeur et lecteurs était de se mettre à la mode anglaise. De là sortirent: Paméla en France ou la vertu mieux éprouvée, comédie de Boissy; Anne Bell et Clary ou le retour à la vertu récompensé, par Baculard d'Arnaud; Lettres de Juliette Catesby par Mme Riccoboni; sans compter bien d'autres Lettres de Milady Linsay et de Mémoires de Clarence Wildonne par des inconnus. On écrivait des « Suites » comme la Nouvelle Clémentine de Léonard, ou le Petit Grandisson de Berquin. Bien mieux, on se mettait sous l'invocation directe de Richardson lui-même. A preuve ce titre fort bizarre: « Les mœurs du jour, ou histoire de Sir William Harrrington, écrite du vivant de M. Richardson, éditeur de Paméla, Clarisse et Richardson, revue et retouchée par lui tur le manuscrit de l'auteur. » (1773).

Lorsque après Richardson fut venu le tour de Laurence Sterne, le mot Sentimental devint tyranniquement à la mode. A l'exemple du célèbre Voyage en France et en Italie, le récit de la moindre Excursion dans les provinces occidentales de France par Brune, ou même d'une simple Promenade de Lausanne à Yverdun par Vernes était tenu d'être Sentimental. Au reste toute la littérature du temps prouve une extraordinaire sensibilité. Les titres du genre larmoyant en portent la marque. C'est Laurence Sterne lui-même qui raconte avoir pleuré rien qu'à lire ces mots inscrits en tête d'un livre, avec, sans doute, un frontispice ad hoc: les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan mis en prison par ses enfants. Le plus connu de ces romans sentimentaux, Werther, portait à l'origine ce nom beaucoup plus touchant: Les souffrances du jeune Werther.

Lorsque vinrent les Romantiques avec leur imagination échauffée, ce fut bien autre chose. On chercha par les titres les plus extraordinaires à frapper d'étonnement le Philistin. Les personnages ne portaient que noms exotiques bizarres: ainsi Bug-Jargal, Han d'Islande de Hugo. Paul Lacroix — alias le Bibliophile Jacob — réussissait particulièrement bien dans ce genre: la Danse macabre, histoire fantastique du XVe siècle et le Roi des Ribauds, histoire du temps de Louis XII. C'était aussi l'époque des succès du vicomte d'Arlincourt, avec ses horrifiques Écorcheurs. Et que d'autres du même goût on relève parmi les publications de l'éditeur romantique Renduel! C'est, par exemple, Stello, d'Alfred de Vigny, qui porte pour sous-titre ou les diables bleus. Jules Janin écrit, mais ne signe pas, l'Ane mort ou la femme guillotinée. D'Albysiu Bertrand, ce petit volume si curieux Gaspard de la Nuit, fantaisies à la manière de Rembrant et de Callot. Voici enfin l'Homme blanc des rochers ou Loganie et Délia, par un nommé Toulotte. Et d'exquises vignettes de Tony Johannot relevaient encore la saveur de ces titres par leur allure moyen-âge. On aimait aussi les violentes oppositions de mots, les fortes antithèses comme les Rayons et les Ombres de Victor Hugo, quoi que je ne sache pas que l'on ait alors même rien fait de mieux dans ce genre que L’Âme noire du Prieur blanc, de notre contemporain Saint-Pol Roux le Magnifique.

Les Romantiques se laissaient à ce point séduire par ces beaux titres à panache que souvent il leur arriva d'annoncer des livres qui ne parurent jamais, et dont peut-être même ils connaissaient à peine le sujet. Ainsi parmi les œuvres en préparation de Hugo figura longtemps une Quiquengrogne qui ne vit jamais le jour. Ce devait être, dit la Revue de Paris de septembre 1832, une suite de Notre-Dame-de-Paris. « L'une est la cathédrale, l'autre sera le donjon. L'architecture militaire après l'architecture religieuse. Le moyen-âge féodal après le moyen-âge sacerdotal. » Quant au Manuscrit de l’Évêque, longtemps promis, il fut enfin fondu dans Les Misérables. Mais le Fils de la Bossue pour lequel Hugo avait déjà traité avec son éditeur ne fut jamais écrit. Si Théophile Gautier annonça vingt ans durant son Capitaine Fracasse, nom dont il aimait la puissante sonorité, il finit du moins par le faire paraître. Il n'en fut pas de même pour un grand livre que projeta toute sa vie Balzac et où il devait exprimer ses idées politiques, ses préférences pour un « gouvernement fort et hiérarchique », disait-il dans une lettre à Montalembert, sous ce titre bizarre: Histoire de la succession du Marquis de Carrabas.

Dans le théâtre romantique, il en fut de même que dans le roman. Les titres des drames étaient aussi affectés et les Vaudevillistes, comme Duvert et Lauzanne, les parodiaient en faisant par exemple, d'Hernani, Harnali ou la Contrainte par Cor. L'infatigable dramaturge Guilbert de Pixérécourt excellait à intituler ses sombres mélodrames de façon à exciter la curiosité de la foule. Sa première pièce — que plus de cent autres allaient suivre, — s'appelait Setigo ou le Nègre généreux. Dans le reste cueillons le Coffre de fer ou le juge de son crime; le Château des Apennins ou les Mystères d'Udolphe; et enfin la très célèbre Cœlina ou l'enfant du Mystère, adaptation à la scène d'un roman de Ducray-Duminil. Quant à Scribe, non moins fécond en drames et en comédies, il fit un jour la gageure de pouvoir mettre le titre d'une pièce au moins sous chaque lettre de l'alphabet. Et comme J, K et Y lui manquaient, il se mit aussitôt à l'œuvre et eut, en peu de temps, écrit le Jockey, le Kiosque, et Yelva ou l'Orpheline russe.


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