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L'art social - Partie 3

La revue des revues

En 1900, par Margueritte P.V.

Sur la scène, entre une plate comédie bourgeoise et un gros vaudeville, des pièces comme La Loi de l'Homme et Les Tenailles, d'Hervieu; La Robe Rouge, de Brieux; La Vassale, de Jules Case; Les Mauvais Bergers, de Mirbeau; La Clairière, de Donnay et Descaves font entendre des paroles graves qui résonnent étrangement dans le malaise égoïste des spectateurs surpris, se répercutent dans les consciences troublées. Par delà les niaises complications sentimentales, le bas comique, la grossière flatterie des sens, ces pièces font appel au meilleur de l'âme, elles plaident pour la femme opprimée, pour l'homme pris dans le cruel engrenage légal, pour l'ouvrier asservi. En même temps Maurice Pottecher, sur les bancs rustiques de Bussang et dans un décor vrai de prairies et d'arbres, fait jouer, devant d'humbles paysans vosgiens, mêlés en une touchante communion au public intellectuel de la province, des comédies et des drames écrits pour ce « Théâtre du Peuple. »

La critique? Après une sèche période d'analyse pure, elle se retrempe aussi dans la source lustrale, elle se dépouille des vêtements étroits du dilettantisme, elle ne se borne plus à des enseignements d'école, elle cherche sa voie dans le chemin de la vie, où, au milieu des hommes, on sent vraiment que rien de ce qui est humain ne vous est étranger. Et en écrivant ceci, nous pensons surtout aux esprits généreux qui se détachent parmi la génération nouvelle, génération grandie à l'heure du plus sec individualisme et qui a su pourtant se tourner peu à peu vers le socialisme le plus large et le plus intelligent, comme vers le foyer d'où rayonne la flamme bienfaisante. Car on peut bien penser du socialisme tout ce qu'on voudra, trouver quelques-unes de ses théories dangereuses, utopiques ou contradictoires, on ne peut nier qu'il ne porte en lui la force d'une religion nouvelle, la vivifiante énergie d'une morale supérieure. Ce n'est pas aux lecteurs de cette revue qu'il faut signaler les noms, si appréciés d'eux, de M. Henry Bérenger, Victor Charbonnel, Camille Mauclair.

Il n'est pas jusqu'aux poètes qui, s'évadant des rigides formules du Parnasse, des complications chinoises de l'art soi-disant symboliste et décadent, ne se livrent à une compréhension plus étendue, plus profonde des choses de l'âme et de la nature. Les plus jeunes, ceux en qui Banville eut salué « une nouvelle aurore », sont pleins d'une émotion jaillissante dont la source, pour être au cœur même du « Pays de France », n'en est pas moins agitée de frissons où courent joies et douleurs collectives de la patrie commune, la vieille terre où tous les hommes, surtout les malheureux, sont frères. C'est hier que Stuart Merrill publiait ses Quatre Saisons, un recueil de poèmes, fleurant bon les champs et les bois, où sous les vignes folles de la rime libre se tapit la petite maison du sage, fenêtres ouvertes à tous les échos de la vie, à sa rumeur grondante et prophétique. On ne lira pas sans émotion des pièces comme Le refrain (On se bat au bout du monde!) ou comme Les Poings à la porte, dont les larges strophes, soulevées de pitié, évoquent les survenants mystérieux, les vagabonds, les inconnus du sort, avec

Leur haleine qui souffle au trou de la serrure.

Francis Jammes, qui vit dans une campagne lointaine, pour être plus près du sol, des fruits, des fleurs et qui a su en faire passer dans ses vers la saveur chaude et le parfum doux, Charles Guérin, avec sa sensibilité ardente, son tendre lyrisme, Maurice Magre entonnant La Chanson des Hommes, Fernand Gregh au seuil de La Maison du Peuple, tant d'autres qu'il serait facile de citer, si plus d'exemples étaient nécessaires, prouvent que, revenant aux grandes traditions du poète suprême, à l'inspiration panthéiste, religieuse, d'Hugo, les poètes, comme les critiques, comme les auteurs dramatiques, comme les romanciers, cessent d'hésiter, selon les beaux vers de Jean-Marie Mestrallet, entre

Ces mirages jumeaux qu'enfante et porte l'homme,
Le couchant du passé, l'aube de l'avenir,

et travaillent à l'œuvre commune, à l'œuvre de solidarité, tournés tout entiers vers cet avenir qui, en rendant l'homme meilleur, le rendra plus heureux.

Cette observation rapide de quelques-uns des phénomènes qui marquent, en littérature, les tendances de l'heure présente, serait concluante à elle seule, quand bien même nous ne pourrions attester l'histoire du roman, depuis une dizaine d'années. Comme à la veille de 89, comme à la veille de 48, la littérature se fait sociale, parce que la société souffre d'un mal latent, toute prête à renaître d'elle-même, différente et cependant trop pareille encore, car les révolutions ont beau être totales et sanglantes, l'évolution demeure partielle et lente. Nous assistons, de nouveau, à l'éclosion d’œuvres qui obéissent à ce double idéal: jeter bas, pour reconstruire.

Les Rosny, dans le Bilatéral, dans Marc Fane, dans les Âmes perdues, disent leur foi à la marche presque invisible, mais invincible du progrès; ils enseignent, avec une vigueur superbe, qui participe des flottantes énergies de la nature, le développement incessant de l'humanité, de la science. Dans L'Impérieuse Bonté, ils célèbrent le patient courage, les vertus obscures, tout le possible qui dort dans le rude cerveau du peuple, ses dons de résignation, de charité mutuelle. Dans L'Indomptée, ils tracent la fière, l'intrépide figure d'une de ces femmes nouvelles, supérieure quoique charmante, à qui, bientôt, toutes s'étonneront de n'avoir pas plus tôt ressemblé!... Peints par eux-mêmes et L'Armature d'Hervieu se dressent, avec leurs pages burinées à l'eau-forte, comme les témoins et les accusateurs de ce microcosme que par antiphrase on appelle le monde. Paul Adam, magistral évocateur de foules, écrit des œuvres puissantes où, sur la mêlée tourbillonnante des instincts, des passions, des intérêts, plane le bel idéal de l'effort et du devenir. En des livres qui sont, le premier, Sous-offs, un vigoureux pamphlet, le second, Les Emmurés, une sincère leçon de pitié, Lucien Descaves se penche sur les tares et sur les souffrances de ceux que la loi rend esclaves, de ceux qu'une infirmité diminue. Léon Daudet bafoue, dans les Morticoles, une des nombreuses castes qui se partagent le pouvoir, l'argent, les honneurs publics. Georges Lecomte flagelle, dans sa forte satire des Valets, cette plaie du parlementarisme tel qu'il est devenu, en des mains grossières et rapaces. Estaunié, dans L'Empreinte et Le Ferment, signale, avec une netteté incisive, quelques-unes des causes par quoi notre vieille société va mourir. Maurice Barrés, naguère grand-pontife d'une petite chapelle où il célébrait le culte du Moi, donne, dans un ordre d'idées différent, mais également symptomatique, après les Déracinés, ce vaste et curieux roman de l'Appel au soldat, dont certaines pages exhalent, avec une si douloureuse acuité, l'odeur de la terre lorraine, la noble idée de patrie. Anatole France sort des brumes délicieuses du passé entre, en conquérant, dans l'Histoire contemporaine. Emile Zola, dont l'œuvre énorme est gonflée d'une aspiration de justice, remplie d'un superbe amour du travail, après l'Assommoir, après Germinal, grands livres d'un honnête homme, signe Fécondité.

Enfin, pour couronner cette sommaire énumération de noms français par un nom international, mais souverain, (le génie qui atteint une telle splendeur de rayonnement est de toutes les patries) Tolstoï ouvre le siècle qui commence par un des plus magnifiques cris que l'homme ait jamais poussés vers le ciel sourd, Tolstoï propose à notre admiration le modèle du roman social dans cette extraordinaire Résurrection, qui a toute la sereine passion d'un Évangile nouveau. A vrai dire, Résurrection, en même temps qu'un bréviaire de loi morale, est le plus terrible réquisitoire qui se puisse faire des coutumes, des préjugés, des sottises, des iniquités humaines. Mais ce n'est pas seulement parce que le livre éclate à la manière anarchiste d'une bombe que nous l'aimons, c'est surtout parce que la bombe est chargée d'amour et de pitié.

Car nous pensons, avec M. Henry Bérenger qui s'en est expliqué ici dans une étude éloquente, nous pensons que Tolstoï va trop loin, s'il prétend saper jusqu'aux fondations de l'antique édifice. Où seraient les matériaux pour le reconstruire, entièrement neuf? Oui, la justice des hommes est imparfaite, mais il faut aux hommes imparfaits une justice. Et tant que le monde sera monde, pour que les sociétés soient viables, il faudra aux hommes (hélas! ils n'ont que peu et lentement changé en des milliers de siècles, changeront-ils en un jour?) il faudra aux hommes une justice, une armée, des institutions en un mot. A nous d'améliorer ces institutions, avec nous-mêmes, à nous de reprendre, là où nous les voyons trop oppressifs, les vieux murs, hélas! nécessaires. C'est à force de lenteur et de patience que peu à peu l'édifice se transformera. Quoique nous tentions, nous ne pourrons jamais que refaire du neuf avec du vieux. En dehors de l'amour humain, on a tout épuisé. Profitons seulement, et si nous le voulons nous le pouvons, de la longue leçon des fautes commises. A nous, écrivains, de nous faire les serviteurs de cette religion nouvelle qui, de quelque nom qu'on la nomme, idéalisme, néo-christianisme, socialisme, trouble les cœurs et s'impose aux esprits. Il suffit de vouloir. Vouloir, est-ce que ce n'est pas une chose relativement facile? Le tout est de savoir une fois ce que l'on veut. Et de ce que nous nous servions à dessein de ce mot de religion, il ne s'en va point que les écrivains doivent tomber dans le prêche et le sermon. Les romanciers moins que d'autres. Tolstoï nous montre à quel point l'art se peut allier à un enseignement moral.

Et si quelqu'un reprochait à cet enseignement quelque outrance, on est fondé à répondre qu'une telle outrance, néanmoins, est bonne, elle est utile, tellement sourde, tellement pétrifiée dans sa routine, s'immobilise notre société. Nous admirions, l'autre hiver, à Florence, celle des portes de bronze du Baptistère qui fait face au portail neuf de Sainte-Marie-des-Fleurs. Entre autres sujets bibliques, le vieux Ghiberti y modela les trompettes du Seigneur, tournant autour de Jéricho. Car ce n'est pas devant un chant de flûte, mais devant le cri rauque et discordant des trompettes, et encore tournant sept fois autour de la ville, que les murailles tombèrent.


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