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L'art social - Partie 1

La revue des revues

En 1900, par Margueritte P.V.

« Qu'est-ce que l'art sans les cœurs et les esprits où on le verse? Un soleil qui ne projetterait pas de rayons et ne donnerait la vie à rien. »
G. Sand

Dans l'avalanche de livres nouveaux qui tout le long de l'année croule en nappes aux étalages des libraires (une récente statistique établit qu'il paraît, rien qu'à Paris, vingt volumes chaque jour), dans ce véritable déluge de prose et de vers, l'observateur le moins sagace remarquera des caractères généraux qui, à travers l'apparente incohérence, le tohu-bohu de cette masse d’œuvres, rendent pourtant sensible le rythme d'une loi. Sans doute, pour la percevoir, il faut devancer le travail d'élimination rapide, de sélection naturelle qui abolit un si grand nombre d’œuvres inutiles, mort-nées; mais, le déblaiement fait, trois ou quatre livres, chaque mois, demeurent significatifs de cette loi: l'art, sous toutes ses formes, spécialement dans celle qui nous intéresse ici, la littérature, n'est autre chose que le miroir, plus ou moins déformé, mais toujours fidèle, de la société. Miroir changeant d'un fleuve en marche.

A ces premiers jours de 1900, ne sommes-nous pas bien placés, comme sur un point élevé de la route, pour embrasser du regard la courbe parcourue et pour suivre un moment la progression du large et mystérieux fleuve, jusqu'au tournant inconnu de demain? Progression obscure, incertaine, en ce que nous en ignorons encore les barrages, les écueils et le port. Progression évidente, certaine, et dont nul ne peut plus méconnaître l'orientation. Qui nierait en effet, à cette heure, non seulement chez nous, mais dans l'Europe entière, l'irrésistible flux du mouvement socialiste? Comme à la fin du siècle dernier, une grande transformation se prépare; on entend craquer à tous les ais l'échafaudage à peine centenaire et déjà vermoulu; une sève nouvelle circule et monte. Derrière la caste bourgeoise se groupe et s'affermit la communauté sociale. Bornons-nous à souhaiter en passant que 93, en même temps que d'exemple, nous serve de leçon, et saluons, dans l'aube déjà blanchissante, au lieu d'une révolution ensanglantée, l'espoir d'une pacifique évolution. Nous ne voulons que constater ici des phénomènes et montrer que, conformément à la loi de symétrie énoncée tout d'abord, de même que les tendances de notre époque sont toutes de rénovation sociale, de même la littérature, et, dans la littérature, le roman de ces dernières années reflètent, à travers la ressemblance des mœurs et le prisme des idées, l'image parfois consciente, trop souvent hélas! inconsciente de leur temps.

Et c'est en obéissance à cette loi, que délaissant l'analyse stérile du moi, renonçant aux psychologies médiocres de l'éternel adultère, les écrivains dignes de ce nom regardent plus loin qu'eux-mêmes, au delà du cercle dans lequel tournait le roman de mœurs, et surtout de mauvaises mœurs; ils contemplent la société dans son lent mais formidable avatar; ils observent les joies, les douleurs collectives. Courbés sur le remous du fleuve humain, ils étudient les forces injustes qui étouffent et broient tant d'êtres. A ce spectacle, leur vision s'élargit, leur œuvre devient plus vaste et plus haute. Un frisson nouveau les traverse.

Nous prenons, presque au hasard, parmi ces quelques livres de choix récemment parus, trois ou quatre œuvres qui, à des titres très divers, portent témoignage de ces préoccupations: La Charpente, des Rosny, Au Milieu du Chemin, d'Edouard Rod, Pantalonie, de Camille de Sainte-Croix, et Le Droit Chemin, de Gustave Guesviller.
Ce sont tout simplement deux grands écrivains que MM. J.-H. Rosny, deux des plus puissants et des plus originaux romanciers d'aujourd'hui et de demain. On ne s'en doute pas assez, en dehors du monde des lettres. Nous aurons, en parlant tout à l'heure de leur apport considérable au roman social, à dire mieux en quelle admiration ils devraient être tenus. Nous nous en allons chercher bien loin, par delà mers et montagnes, des conteurs, des poètes à célébrer. Certes, rien de mieux, et pour notre part nous ne nous effrayerons jamais de ces brusques enthousiasmes, qui ont leurs bons côtés, et où notre génie national ne peut trouver qu'à gagner. Vive le libre échange! Mais il conviendrait de nous rendre d'abord justice à nous-mêmes. Or, justice n'a pas été assez rendue aux auteurs de Nell Horn, du Bilatéral, de L'Impérieuse Bonté, de L'Indomptée, des Ames Perdues, de tant d'autres beaux romans encore. Le Livre de la Jungle, de Rudyard Kipling, dans son genre, est un poème exquis et nouveau. Mais Vamireh n'est-il pas aussi, dans son genre, un poème magnifique et d'une saveur aussi étrangement nouvelle? Supposez que Vamireh, inconnu, nous soit demain révélé comme une traduction d'un étranger à succès, et songez à l'émotion qui s'emparerait du public, devant ces pages frémissantes où la vie des premiers hommes se débat dans une lutte violente contre les énergies d'alors, l'Elément, la Bête, où l'amour éclôt, dans sa noblesse native, comme une fleur sauvage, où dans une splendeur fraîche de forêts vierges et d'eaux libres palpite la jeunesse du monde. Songez à cet émerveillement soudain. Aux thés de cinq heures, il n'y aurait pas assez de caillettes pour se récrier, d'hommes graves pour renchérir.

La Charpente appartient à ce cycle de romans où les Rosny étudient, en pleine modernité, des âmes contemporaines, soucieuses de leurs origines et de leurs fins. Le sujet: un homme d'élite qui, marié à une femme médiocre, et n'ayant point d'enfant d'elle, s'éprend d'une jeune fille, esprit remarquable en qui il pressent et finit par conquérir la compagne complète, l'amie, la mère. Parallèlement, un ménage ravagé par cette désolation: le foyer stérile, ne trouvant tous deux, l'homme et la femme, de remède à leur misère, après une longue angoisse, que dans l'idée altruiste, le dévouement à deux petits orphelins d'ouvrier, qu'ils adoptent. Mais le vrai sujet, c'est moins ce qu'éprouvent ces personnages précis, d'ailleurs si vivants, que ce qu'à travers eux les Rosny pensent; c'est cet amour fervent de la vie créatrice, cette philosophie d'une pitié si haute, cette critique d'une compréhension si large; c'est cette belle foi scientifique dans l'effort et le progrès, cette religion d'une humanité meilleure. Personne comme eux pour lier par des fils occultes, mais d'une force humble, éternelle, l'homme à son milieu, et inversement, l'âme à ses sensations les plus ténues, les plus fugaces. Les Rosny sont les grands visionnaires du monde visible et du monde invisible. Tout ce qu'ils dépeignent s'anime, d'une vie intense et qui surprend, par un éclat insolite et comme nouveau. Ils sont souverains dans le règne confus des choses animales et végétales, si près et si loin de nous. La croissance d'une petite feuille printanière confine, avec eux, au développement ininterrompu des races. Avec eux devient tangible le pur esprit qui, dit Gérard de Nerval, « s'accroît sous l'écorce des pierres ».

Maintenant pourquoi: La Charpente? Parce qu'à chaque page les auteurs touchent à l'édifice social, en dévoilent, des fondements au faîte, la structure et les imperfections et, bons ouvriers, désignent les matériaux de la cité future. « Rendre le rêve du peuple conscient, enseignent-ils, voilà le grand travail. » Et plus loin, cette belle formule altruiste qui dresse l'avenir en face du passé déclinant: « Vivre et grandir en souffrant, où périr en jouissant. »

Dans Au milieu du Chemin, M. Edouard Rod décrit un drame d'âme qui, par sa portée morale, atteint au cœur du problème. Il étudie, en effet, — avec quelle sûre pénétration de casuiste! — les devoirs que s'impose à elle-même une haute conscience, dans ses rapports avec le monde social. Clarencé, l'auteur dramatique célèbre, se demande avec inquiétude, à la veille d'une de ses premières, quelle répercussion peut déterminer, autour d'elle, une œuvre d'écrivain? Quelle influence, bonne ou mauvaise, — plutôt mauvaise! — elle exerce? Le suicide d'une jeune fille bourgeoise, amoureuse d'un de ses amis et trouvée morte à côté d'un livre de passion portant cette signature: Clarencé, le remplit de doutes et d'angoisses. Son ami, qui est marié, devient fou, de regrets, de remords, hanté par l'horreur du souvenir tragique. Et lui-même, qui jusqu'ici n'avait exalté dans ses livres que la liberté de l'amour et le mépris des règles bourgeoises, célibataire vivant dans une de ces liaisons tolérées par le monde, qui est toujours satisfait pour peu que les apparences soient sauves, il se tourmente, il s'interroge, il ne voit plus que ténèbres au carrefour. Seule, cette petite lumière: ne plus écrire que des livres salutaires, ne jeter au passage, le long du chemin, que la bonne semence. Et seule la route battue, officielle, lui paraît valoir d'être désormais suivie. L'ornière le sauvera des précipices. Il triomphe des hésitations de Claudine son amie, une fière et charmante femme, supérieure d'idées, indépendante de vie, et qui tient à son indépendance. Il la décide au mariage. M. et Mme Clarencé vieilliront selon la norme.


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