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Les émotions afflictives - Partie 2

Revue des sciences psychologiques. Psychologie, psychiatrie, psychologie sociale, méthodologie...

En 1913, par Tastevin J.

Les idées de Bichat eurent un grand retentissement et suscitèrent de nombreuses publications. Dans ces dernières c'est toujours la question du centre épigastrique qui est la matière principale. En se basant sur le caractère périphérique des faits affectifs dans les passions et sur leur localisation au niveau des viscères de la région épigastrique, les auteurs concluent que les passions ne dépendent point des facultés intellectuelles mais émanent du système nerveux viscéral.
Parmi ces nombreux autours qui, après Bichat, reprirent le problème du centre épigastrique se trouvent Broussais et Cerise. Broussais, dans son Traité de physiologie appliquée à la pathologie, consacre un chapitre important à l'étude des passions, mais n'ajoute rien de positif aux études antérieures. Cerise non plus, n'apporte pas de documents nouveaux, mais il a eu le mérite d'exprimer le peu que l'on savait en un langage clair, précis, exact, de s'affranchir de la terminologie défectueuse de ses devanciers et notamment de distinguer les émotions des passions. Cela, ni Bichat, ni Broussais, ni les autres auteurs avant lui, n'avaient su le faire.

Avec Cerise paraît prendre fin ce mouvement d'idées, exclusivement médical, sur le centre épigastrique et les passions. A dire vrai, le progrès réalisé sur Descartes ne fut pas très grand; on ne sut définir ni les caractères de la sensation épigastrique, ni son siège, ni son mécanisme; on ne sut davantage fixer l'étendue de son rôle. On ne sortit pas des généralités; arbitrairement le foyer épigastrique devint le siège de toutes les émotions et non de telle et telle à l'exclusion de telles autres. Dans la rougeur, dans la joie, dans l'attendrissement, on n'observe pourtant pas de fait affectif à l'épigastre. C'est le défaut des études trop exclusivement générales, d'étendre, sans vérification préalable, à toutes les espèces d'un groupe, un caractère qui n'est commun qu'à quelques-unes. Il aurait fallu recueillir des observations, utiliser la pathologie mentale, faire des monographies aussi complètes que possible, ne pas négliger l'étude des états intellectuels qui déterminent les émotions.

Quoi qu'il en soit, le problème du foyer épigastrique, et le fait du serrement épigastrique qui en était la raison d'être, tombèrent peu à peu dans l'oubli. Et quand, vers 1890, les théories de James et Lange furent connues en France et firent le bruit que l'on sait, les psychologues français ignorant tout des efforts accomplis dans leur pays, de Descartes et Cureau de la Chambre à Cerise, pour pénétrer le problème des faits affectifs dans les passions, on pourrait dire très exactement: pour pénétrer « le problème du cœur », le périphérisme qu'admettaient ces théories fut considéré comme une nouveauté. Or, non seulement ces théories n'apportaient pas de nouveauté en ce qu'elles ont d'exact, c'est-à-dire en tant qu'elles considèrent comme d'origine périphérique les faits affectifs des émotions, mais leur infériorité sur les théories des auteurs français du début du dernier siècle et même sur celle de Descartes, éclate aux yeux. Si de Descartes à Cerise on dit que la douleur dans les passions est un fait périphérique d'origine viscérale, on a au moins une bonne raison pour le dire: on constate ce périphérisme. Au contraire, que disent Lange et James? ils affirment ce périphérisme et l'appuient sur le caractère périphérique d'éléments qui n'ont rien d'affectif, comme les sécrétions glandulaires ou des modifications circulatoires. Par exemple, pour James, le chagrin se réduit aux sanglots; pour Lange, à ces derniers, à l'anémie, et surtout à l'abattement. Quelle erreur! ils méconnaissent en fait tout le chagrin, car le chagrin n'est ni l'abattement, ni les pleurs. Etre abattu et être triste sont deux choses différentes et le langage n'a pas méconnu cette distinction. Quant aux sanglots, qui ne sait qu'ils soulagent du chagrin, loin de le constituer?

Pendant vingt années dans les milieux psychologiques on a discuté les conceptions de Lange et James, les auteurs se sont divisés en intellectualistes et périphéristes, mais la question n'a pas avancé d'un pas. Comment comprendre qu'au cours de ces vingt années de discussions le serrement épigastrique n'ait pas été découvert à nouveau? Pour connaître la nature de l'affectivité des émotions, l'observation d'un fait affectif, tel que cette sensation douloureuse, est de la plus haute importance. Le serrement épigastrique est pourtant un fait banal qu'autour de soi on peut entendre fréquemment signaler. Et je ne parle pas de l'observation de soi-même: les préoccupations d'objectivité détournent trop souvent les psychologues de cette source d'informations cependant indispensable à qui veut avoir une idée « vécue » des faits psychiques et pour comprendre l'introspection d'autrui.
Par une autre voie, la notion du serrement épigastrique aurait pu s'introduire dans ces discussions et peut-être les rendre fécondes. Les émotions afflictives jouent dans les maladies mentales un rôle considérable, et c'est fréquemment que les malades signalent spontanément le serrement épigastrique. D'autre part, les sujets dont l'émotivité est intense, — les aliénistes ont l'occasion d'en voir chaque jour — savent généralement très bien qu'ils éprouvent dans le chagrin, l'anxiété et la colère contenue, un « serrement de cœur », un serrement « au creux de l'estomac ». Si les aliénistes avaient prêté quelque attention à ces faits, s'ils avaient participé au mouvement d'idées créé par les théories de James et Lange, des travaux significatifs sur les émotions auraient peut-être vu le jour et, pour le moins, les quelques notions acquises de Descartes à Cerise auraient été retrouvées.

Vers le milieu du dernier siècle cependant quelques aliénistes ont eu leur attention portée sur le serrement épigastrique, dans certaines maladies mentales à base de chagrin ou d'anxiété comme les obsessions et la mélancolie. Ainsi Morel, observant des obsédés, constatait qu'ils percevaient, au cours de leurs crises, une sensation douloureuse à l'épigastre; il en concluait que l'obsession est « une névrose du système nerveux ganglionnaire viscéral », Morel et les quelques aliénistes qui ont parlé du serrement épigastrique n'ont eu malheureusement de ce phénomène qu'une connaissance très partielle; ils ont méconnu son caractère émotionnel et n'ont vu en lui qu'une douleur comme celles que l'on constate fréquemment au cours des maladies. Cela est très apparent dans les phrases suivantes de Griesinger, relatives à la mélancolie: « La sensation de pression à l'épigastre, que l'on observe chez un grand nombre de ces malades (mélancoliques), paraît provenir du diaphragme ou des muscles de l'abdomen. Du reste on ignore encore complètement ce que signifie cette sensation, et cela est regrettable, parce que souvent elle paraît entretenir le sentiment d'anxiété des malades, et qu'on pourrait espérer, en la faisant disparaître, soulager considérablement leur état ».
Le serrement épigastrique est le fait affectif principal des émotions afflictives; il est accompagné de faits affectifs moins importants et de réactions musculaires spéciales qui fournissent les caractères différentiels de ces émotions. Parmi ces phénomènes quelques-uns sont des effets de la douleur épigastrique, comme la diminution des forces, la pâleur, le tremblement et s'observent dans toutes les émotions afflictives dès qu'elles acquièrent une certaine intensité; les autres sont spéciaux à chaque émotion et permettent de les distinguer.

De tout temps certains de ces faits ont été remarqués, tels sont, dans la colère, la pâleur, la rougeur, les réactions violentes, dans la peur, les palpitations, les mouvements de fuite. L'étude particulière des émotions et des passions a donné lieu, depuis le seizième siècle, à un nombre considérable d'ouvrages. La plupart ne renferment que des monographies banales et ne contiennent rien qui ne soit connu de tout le monde. L'oeuvre de Descaries, si remarquable en ce qui concerne la compréhension générale des passions, est pauvre en faits positifs dans les descriptions particulières. Il faut excepter cependant l'étude de la colère; Descartes a entrevu les deux formes de cette émotion: la colère qui fait pâlir et celle qui fait rougir, et saisi quelques-uns de leurs éléments.
C'est à un contemporain de Descartes, Cureau de la Chambre, médecin de Louis XIII, que sont dues les monographies de beaucoup les meilleures qui aient jamais été écrites sur les émotions et les passions. Cette oeuvre, oubliée aujourd'hui, est, notamment dans les chapitres sur les caractères corporels des effets des diverses passions, imprégnée d'un esprit tout moderne, que révèlent de fines observations et de justes remarques. Sans doute, De la Chambre a beaucoup cédé, mais comme Descartes lui-même et comme tout son siècle, au penchant très humain pour les théories et les explications faciles. Il n'en reste pas moins que, malgré les développements théoriques qui l'encombrent, son oeuvre contient une partie positive importante. Nous en signalerons les éléments, en ce qui concerne les émotions afflictives, aux divers paragraphes de cette étude.

Le point le plus important, mais aussi le plus délicat du problème des émotions est incontestablement l'étude des caractères et de la nature des phénomènes affectifs qu'elles renferment. Ces phénomènes ne pouvant être observés que par le sujet qui éprouve l'émotion, il est indispensable pour les connaître de recourir à l'observation du sujet par lui-même, par conséquent à l'interrogatoire. Quant aux faits objectifs ils pourront être connus par l'interrogatoire et par l'observation directe. La valeur des renseignements qu'on obtiendra sera déterminée: 1° par leur cohérence dans une même observation; 2° par leur concordance dans des observations se rapportant à divers sujets.


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