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Les émotions afflictives - Partie 1

Revue des sciences psychologiques. Psychologie, psychiatrie, psychologie sociale, méthodologie...

En 1913, par Tastevin J.


I. Historique des faits

Le chagrin est un état douloureux que certains complexus intellectuels déterminent. Ces complexus sont très divers, mais un élément leur est commun: l'idée d'un mal. Ce mal peut être la perte d'un parent, la perte d'un bien matériel, un froissement d'amour-propre, etc. D'autre part il ne donne lieu au chagrin que s'il est réalisé. Lorsqu'il ne l'est pas encore, lorsque la réalisation est seulement probable, c'est une autre émotion douloureuse qui se produit: l'anxiété. On a du chagrin lorsqu'on a subi un mal; on est anxieux si l'on redoute ce mal.
Le mal peut être fait par autrui. En ce cas, l'idée du mal, jointe à l'idée qu'il a été accompli dans l'intention de nuire, fait naître une troisième émotion qui est la colère. On peut aisément trouver des exemples où un même mal, suivant les circonstances de sa production, détermine soit la colère, soit l'anxiété, soit le chagrin. Ainsi, perdre une certaine somme, par l'effet de circonstances fâcheuses, cause du chagrin; redouter cette perte donne de l'anxiété; l'éprouver, par suite de la malveillance d'autrui, provoque la colère.
On voit que le chagrin, l'anxiété, la colère se groupent d'une manière naturelle par suite de l'existence, dans leurs causes intellectuelles, d'un élément commun: l'idée d'un mal atteignant la personne émue. L'analyse de ces émotions confirme ce groupement, puisqu'elle découvre, dans chacune d'elles, un même fait affectif fondamental: une sensation constrictive douloureuse localisée au creux épigastrique.

Nous appellerons émotions afflictives ces émotions ayant pour cause le mal. L'anxiété, le chagrin, la colère sont les trois principales; au chagrin se rattache la tristesse qui est un chagrin prolongé accompagné d'abattement; à l'anxiété se joignent la peur et la frayeur qui en sont des variétés. La colère sera étudiée sous le nom d’énervement. Le mot colère ne désigne pas en effet, à parler strictement, une émotion. Il ne désigne pas un fait psycho-physiologique analogue à l'anxiété, au chagrin ou à la joie. Quand ces derniers phénomènes se produisent chez un sujet, à l'état pathologique, en dehors de toute cause intellectuelle, le sujet dit qu'il est anxieux, qu'il a du chagrin ou de la joie. Si les faits affectifs et moteurs de la colère sont réalisés dans des conditions analogues, ce n'est pas de la colère qu'accuse le sujet, mais de l'énervement: il dit qu'il est énervé. La colère est l'énervement produit par autrui, avec des inclinations à des violences contre autrui. Le mot énervement est le terme populaire qui désigne les éléments affectifs et moteurs de la colère, quoique mode de production qu'ils aient. Il est donc l'homologue des mots chagrin, anxiété, joie; il est comme eux un terme d'émotion. Le mot colère appartient à un autre groupe; il est homologue des mots crainte, espérance, désir. La colère se rattache à l'énervement, comme la crainte à l'anxiété, comme l'espérance et le désir à la joie. On reviendra plus loin sur ce sujet.
En résumé, les émotions afflictives sont: 1° Le chagrin, avec la tristesse qui n'en est qu'un cas particulier; 2° l'anxiété, avec ses degrés et ses variétés; degrés: inquiétude, anxiété, angoisse; variétés: peur, frayeur; 3° l'énervement.

Nous avons dit que les émotions afflictives avaient un même élément affectif fondamental: une sensation constrictive douloureuse localisée au creux épigastrique. Les émotions se produisant dans la vie ordinaire, cette sensation devait être observée communément; c'est ce que confirme la trace que le langage de la plupart des peuples en a conservé. Dans les diverses langues, en effet, ce sont les noms d'organes voisins de la région épigastrique, le cœur généralement, qui servent à indiquer le lieu où l'on ressent les passions. L'expression courante: « avoir le cœur serré, l'estomac serré, à l'idée de... » désigne nettement la sensation épigastrique des émotions afflictives; elle enregistre sa tonalité (serrement), sa localisation périphérique, son mode de production (à l'idée de...).
Dans les philosophies anciennes, certaines théories des passions ont sans doute été influencées par la constatation du serrement épigastrique. Ainsi la conception des trois âmes de Platon, adoptée par Galien et Hippocrate, place l'entendement dans l'encéphale, mais localise les passions dans le cœur. Au dix-septième siècle le serrement épigastrique est signalé par Descartes, dans la tristesse et dans la peur; par Cureau de la Chambre, dans la tristesse. De la Chambre l'explique par le resserrement des cavités et de la substance du cœur, et par la contraction des esprits dans cet organe; Descartes par le resserrement réflexe des orifices du cœur. La conception de Descartes marque un grand progrès sur les théories des philosophes grecs; elle admet que les passions, bien que senties dans le cœur, ne sont pas « reçues par l'âme » dans cet organe, mais y sont perçues « par l'entremise d'un petit nerf qui descend du cerveau vers lui, ainsi que la douleur est sentie, comme dans le pied, par l'entremise des nerfs du pied ».

A la même époque Van Helmont situe son archée au diaphragme et lui confère le pouvoir de susciter les passions. Au siècle suivant Buffon et quelques médecins de l'Ecole de Montpellier, Lacaze, Bordeu, reprennent cette opinion de Van Helmont. Alors commence, avec Cabanis, autour du serrement épigastrique, un important mouvement d'idées sur les passions. A vrai dire, Cabanis n'a fait qu'effleurer le sujet. En étudiant les rapports du physique et du moral il a seulement signalé l'action de l'état des viscères sur les idées, les instincts et les affections morales. Il a méconnu l'influence des idées cependant si manifeste. C'est surtout Bichat qui mit à la mode le problème du serrement épigastrique, par la publication des Recherches physiologiques sur la Vie et la Mort, où il expose ses idées sur le « centre épigastrique », lieu présumé de ce serrement. Avant lui ces questions préoccupaient beaucoup d'esprits, puisqu'il parle de « ce foyer épigastrique si célèbre dans nos ouvrages modernes », et qu'il écrit: « Les auteurs ne sont pas également d'accord sur le foyer épigastrique; les uns le placent dans le diaphragme, d'autres au pylore, quelques-uns dans le plexus solaire du grand sympathique ». Le point de départ de Bichat est « l'impression vive ressentie au pylore dans les fortes émotions..., le sentiment de resserrement qu'on éprouve dans toute la région de l'estomac, au cardia en particulier. » Pour lui « la peur affecte primitivement l'estomac, comme le prouve le resserrement qu'on ressent alors dans cette région ». Mais il pense « qu'il n'y a point pour les passions de centre fixe et constant, comme il en existe un pour les sensations; que le foie, le poumon, la rate, l'estomac, le cœur, etc., tour à tour affectés, forment tour à tour ce foyer épigastrique si célèbre dans nos ouvrages modernes; que si nous rapportons, en général, dans cette région, l'impression sensible de toutes nos affections, c'est que tous les viscères importants de la vie organique s'y trouvent concentrés; que si la nature eût séparé ces viscères par deux grands intervalles, en plaçant, par exemple, le foie dans le bassin, l'estomac au cou, le cœur et la rate restant à leur place ordinaire, alors le foyer épigastrique disparaîtrait et le sentiment local de nos passions varierait suivant l'organe sur lequel elles porteraient leur influence ». La conclusion de Bichat est que si « les causes qui font naître nos passions sont nos rapports avec les objets extérieurs, s'il est vrai que les sens sont les agents de ces rapports..., ils ne participent nullement à l'effet; simples conducteurs dans ce cas ils n'ont rien de commun avec les affections morales qu'ils produisent... Le cerveau n'est jamais affecté dans les passions; les organes de la vie interne en sont le siège unique ».

Sans doute la conception de Bichat et de ses contemporains est trop absolument périphérique et viscérale. Les organes du foyer épigastrique ne sauraient être pour les passions ce qu'est le cerveau pour les sensations; il n'y a pas un centre épigastrique, comme il y a un centre cérébral; sans le cerveau, les faits affectifs des passions ne peuvent être sentis. C'est ce que Descartes avait bien vu: s'il considérait les passions comme ayant leur siège dans le cœur, ce n'était qu'en tant que par l'effet de la perception extérieure il s'y produit un trouble, mais d'autre part il les plaçait dans le cerveau parce que là seulement ce trouble peut être perçu par l'âme.


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