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Sur quelques-unes des illusions que produisent le dessin et la peinture artistiques - Partie 1

Revue scientifique

En 1888, par Soret J.L.

Je me propose d'exposer dans cette notice la nature et l'origine de quelques-unes des illusions auxquelles donnent lieu la peinture et le dessin, en me servant des travaux précédents de différents auteurs aussi bien que de mes propres observations. Si je ne fais erreur, ce sujet qui intéresse les artistes et les physiologistes est resté un peu dans le vague, et il ne sera pas inutile d'en résumer les éléments trop disséminés dans des traités généraux. C'est ce que je chercherai à faire, tout en traitant ces questions à un point de vue spécial.
Les grands arts du dessin et de la peinture sont basés sur la possibilité de représenter des objets dans leurs trois dimensions, par des traits et des tons lumineux étalés sur une surface plane, plus rarement sur une surface courbe. Cette possibilité résulte elle-même de diverses illusions dont les unes donnent la représentation de la forme, d'autres, la représentation de la couleur, d'autres même, la représentation du mouvement.

Comme chacun sait, le dessin repose en principe sur les lois de la perspective. Supposons un observateur en présence d'un objet, d'une maison, par exemple; supposons une glace sans tain, verticale, interposée entre lui et l'objet — (la glace de Léonard de Vinci). — Si, sans changer la position de l’œil, l'observateur promène sur la glace un pinceau, imbibé d'une encre convenable, en suivant les contours de la maison, il en fera un dessin; chaque point de la maison se trouve ainsi projeté sur la glace en un point correspondant, situé sur la ligne droite allant de l’œil au point considéré. Maintenant, appliquons derrière la glace une feuille de papier blanc; la maison cessera d'être visible, mais le dessin le sera toujours, et si nous venons prendre la place du dessinateur, le tracé qu'il a fait produit sur notre rétine une image ayant la même forme et les mêmes contours que l'image rétinienne de l'objet représenté, de la maison que nous avons prise comme exemple. Cette sensation réveillera intuitivement en nous l'idée de cet objet, à la condition qu'il nous soit connu et familier; nous savons ce que c'est qu'une maison, nous la reconnaissons immédiatement dans le dessin; il y a là une impression réitérée qui s'adresse à la mémoire des sens.
Pratiquement, il est à peine nécessaire de le dire, le dessinateur ne suit pas le procédé que nous venons d'indiquer; il trace directement sur le papier ou sur la toile, à l'aide du crayon ou du pinceau, les contours et les détails principaux des objets qu'il veut représenter. Son talent consiste à savoir en marquer sur un plan la projection conique ou perspective, qui nous donne, dans une certaine mesure, l'illusion de la présence des objets: il le fait tantôt au jugé, tantôt en s'aidant de procédés géométriques, particulièrement pour la perspective architecturale.

A côté du dessin, le peintre trouve un puissant moyen d'imitation dans le clair-obscur et la couleur. Ici la difficulté est plus grande pour l'artiste: tandis que la forme est susceptible d'être rendue avec une assez grande fidélité, les couleurs de la nature ne peuvent être exactement reproduites. C'est seulement par une analogie dans les rapports d'intensité et de tons lumineux, que l'on parvient à représenter l'effet du modèle. Cette partie de l'art est délicate, elle exige beaucoup d'aptitude et de talent.
Ainsi la peinture peut être considérée comme un langage permettant à l'artiste de faire comprendre sa pensée au moyen d'une imitation de formes et de tons; ce langage est lui-même de l'ordre esthétique, puisqu'il s'adresse à l'intuition. Il pourra, suivant les cas, produire une impression de beauté ou de laideur.

Nous venons de laisser entendre qu'un tableau, pour produire un effet esthétique, ne doit représenter que des objets connus et familiers. C'est là un point important, se rattachant au rôle des impressions réitérées qui sont l'intermédiaire nécessaire pour que notre esprit puisse comprendre par intuition. De fait, le peintre ne met pas sur sa toile des choses fantastiques, bizarres, sortant de toutes pièces de son imagination; il ne crée pas des objets, il les imite. S'il y a des exceptions, elles confirment la règle. Quelquefois, l'artiste représente des animaux fabuleux, des chimères ou des anges ailés: mais, dans ce cas, la poésie, la superstition ou les traditions religieuses ont avant lui créé ces types étranges qui dès lors ne sont plus nouveaux pour nous. Et même, dans cette fiction, ce sont presque toujours des êtres composés de deux espèces connues qui sont figurés: c'est le centaure moitié homme, moitié cheval; c'est le lion pourvu d'ailes d'oiseau; en sorte que ces représentations, pour être fantastiques, n'en sont pas moins immédiatement reconnaissables.
Nous devons remarquer que cette condition n'est nécessaire que lorsque le dessin est destiné à produire une impression s'adressant à l'intuition. Or le dessin peut aussi être employé comme un langage s'adressant au raisonnement; le géomètre dans ses épures, l'architecte ou le mécanicien dans ses plans, le savant dans ses planches explicatives, se servent constamment de ce moyen pour faire connaître la forme d'un objet qu'il serait difficile ou trop long de décrire par le langage ordinaire. Mais ici, il faut un travail de l'esprit pour comprendre le dessin, pour se rendre compte de la forme que l'on a voulu représenter, pour faire comme on le dit, la restitution de la perspective. Sans doute l'intuition n'est pas complètement étrangère à cet effort de l'esprit qu'elle abrège et facilite, mais elle n'est plus seule en jeu, et si quelques impressions de l'ordre esthétique surgissent lorsque l'on contemple des dessins de ce genre, ce n'est qu'un effet accessoire et secondaire; le but principal est éminemment pratique.

Dans la peinture artistique, ce n'est pas le dessin le plus exact, le plus détaillé, qui donne l'impression la plus vive. La photographie, qui surpasse en général par sa précision le dessinateur le plus habile, ne produit habituellement qu'un effet médiocre, ou, pour mieux dire, l'effet n'est esthétique que si l'objet représenté est beau par lui-même: ce n'est pas le dessin, c'est le modèle qui séduit, comme en voyant dans une glace une gracieuse figure, c'est celle-ci qu'on admire et non le miroir.
On peut en dire autant des « trompe-l’œil », tels que la représentation d'un bas-relief par la peinture sur une surface plane, ou les vues de diorama: l'apparence des objets dans leurs trois dimensions se produit fidèlement, l'illusion est parfaite, au moins sous un certain jour et pour une position déterminée du spectateur. Si le sujet représenté est beau, le trompe-l’œil donne une impression esthétique; sinon, il ne subsiste que l'appréciation du talent technique de l'auteur: c'est une curiosité plutôt qu'une œuvre d'art.
Le peintre ne doit pas s'attacher à la représentation servile d'un modèle, parce que l'imitation n'est pas le but qu'il se propose, mais le moyen d'exprimer sa pensée; il ne veut pas donner au spectateur l'illusion absolue, il veut faire partager ses impressions, il veut provoquer des sentiments de l'ordre intellectuel plutôt que de l'ordre physique. Il doit donc choisir parmi les innombrables détails des objets qu'il représente, ceux qui traduisent ces sentiments. Ces points posés, examinons de plus près quelques-unes des illusions qui sont utilisées dans la peinture.

Le spectateur qui contemple un tableau ne perd jamais le sentiment qu'il se trouve en face d'une surface peinte, il ne se croit pas réellement en présence des objets imités; c'est ce qui a été remarqué par beaucoup d'auteurs, tels que Léonard de Vinci, Töpffer, Brücke, Helmholtz et bien d'autres. Rappelons les raisons géométriques et physiologiques de ce fait.
1° Le dessin étant parfait et rigoureusement conforme aux lois de la perspective, il ne pourrait y avoir illusion complète que pour une seule position de l’œil par rapport au tableau; tout déplacement fausse la perspective et déforme les objets.
2° Les phénomènes de vision binoculaire s'opposent à l'illusion. D'une part en effet, la surface du tableau, n'étant pas uniforme de teinte, est perçue nécessairement à la distance de la toile quand on regarde avec les deux yeux; un trait noir, un point brillant, sont vus de fait là où ils sont marqués, et non à la distance perspective du trait ou du point qu'ils sont censés reproduire. D'autre part, l'objet réel, que l'on a représenté forme une image rétinienne sensiblement différente pour chacun des deux yeux (sauf si la distance est très grande), tandis que l'imitation du peintre donne deux images presque rigoureusement identiques.
3° Même en regardant avec un seul œil, nous apprécions assez bien la distance des objets réels en présence desquels nous nous trouvons, parce que l’œil ne reste pas dans une position fixe; tout déplacement de la tête ou du corps change beaucoup, dans l'image rétinienne, la position des objets rapprochés par rapport à ceux qui sont éloignés, sans que nous ayons le sentiment qu'ils aient bougé. Dans le tableau il n'en est pas de même et, si l'illusion se produit, les objets semblent en tout cas se déplacer en même temps que nous, et autrement que dans la réalité; c'est un point sur lequel nous aurons à revenir.
On conseille souvent de regarder un tableau avec un seul œil, au travers d'un tube ou cornet placé au sommet de la projection conique du dessin; l'illusion devient en effet beaucoup plus complète quand on se met dans ces conditions, mais l'impression esthétique ne me paraît pas y gagner sensiblement.
4° La couleur et l'intensité lumineuse ne peuvent être fidèlement représentées; grâce à certaines propriétés de notre vue (loi de Fechner), on arrive à produire une impression analogue, mais non pas identique à celle de la nature, et l’œil reconnaît fort bien la différence.

Il est ainsi établi que, dans le sens absolu du mot, il ne peut y avoir illusion complète à la vue d'une peinture. Le genre d'illusion que l'on éprouve en présence d'un tableau est plutôt subjective et volontaire qu'objective et forcée; on pourrait en donner un grand nombre de preuves; bornons-nous à en indiquer quelques-unes.
Un dessin placé horizontalement produit l'illusion à peu près aussi bien qu'un dessin vertical; regardez une marine à l'aquarelle, posée sur une table: la surface de l'eau ne paraît pas verticale; s'il s'agit d'une vue architecturale, elle ne vous représente pas un édifice renversé. C'est que l'habitude de considérer les objets sous différents angles nous a acquis la faculté de juger de leur forme quelle que soit leur position, et de faire ainsi la restitution de l'image rétinienne que nous percevons. En présence d'une perspective tracée sur un plan horizontal, nous savons la redresser mentalement, aussi bien que lorsque, étant couchés, nous regardons le plafond d'une chambre, nous n'hésitons pas à juger que la surface en est horizontale.

D'autre part, un dessin non colorié, fait en noir sur blanc, ou même un dessin fait au trait ne reproduisant que les contours des objets, sans clair-obscur, se prête à la représentation, quoique l'illusion physique soit dans ce cas impossible.
Traçons sur une feuille de papier horizontale un dessin analogue à la figure ci-dessous. Carré entouré de quatre trapèzesNous pouvons y voir à volonté ce qui y est réellement, c'est-à-dire un petit carré entouré de quatre trapèzes, à la distance même du papier; — ou bien, en nous imaginant que la figure est plus éloignée, nous pouvons y voir le panneau d'un parquet; — ou bien, elle nous apparaît comme une pyramide quadrangulaire verticale dont le petit carré forme la face supérieure; — ou encore comme l'intérieur d'une chambre éloignée, dont le plancher est figuré par le trapèze inférieur, etc , etc. Voilà autant d'illusions que nous pouvons évoquer à volonté! Il se passe quelque chose d'analogue pour une peinture, avec cette différence que le clair-obscur et la couleur limitent le nombre d'illusions ou de représentations possibles. Nous pouvons y voir ce qui y est: la toile plate et peinte, verticale, horizontale ou inclinée; puis, si l'objet représenté nous est connu et familier, nous pouvons, sans effort, avoir l'illusion subjective de sa présence, et nous nous laissons aller à cette interprétation.

Est-ce à dire que, d'une part, dans l'impossibilité de produire une illusion complète, et, d'autre part, devant cette faculté du spectateur de voir un peu ce qu'il veut voir, le peintre puisse négliger les lois du dessin et s'écarter des règles de la perspective? — Nullement. Ces lois, ces règles lui permettent de définir clairement les objets qu'il veut représenter et de forcer le spectateur à entrer dans sa pensée. Celui-ci instinctivement, lorsqu'il est en présence d'un tableau, cherche d'abord approximativement le point où il doit se placer; alors, si le dessin est bon, il saisit nettement le plan, les positions relatives: il comprend d'intuition. Ensuite, quand il se déplace, s'approchant pour voir les détails, cherchant le meilleur jour, il ne perd pas pour cela la notion de ce qu'il doit voir: l'image se déforme réellement sur sa rétine, mais il la rectifie mentalement, de même que sur une étoffe il reconnaît la régularité du dessin, lors même qu'il regarde de côté, ou que l'étoffe n'est pas tendue. — Mais si le dessin est mauvais, si la perspective est fautive, le spectateur cherche, hésite et comprend difficilement ou mal.
Il y a plus encore: la projection conique représente les objets d'une manière habituellement assez satisfaisante même lorsque l’œil n'est pas au sommet du cône, en sorte que, dans nombre de cas, le spectateur peut, sans se placer au point de vue, avoir une conception très nette de ce que le peintre a voulu reproduire.
Ainsi la perspective exacte est un puissant moyen de clarté que les maîtres se gardent de négliger.


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