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L'aphasie depuis Broca - Partie 4

Revue scientifique

En 1887, par Duval M.

Nous arrivons enfin aux moteurs verbaux. Ici les exemples abondent. De même que M. V. Egger, par l'analyse de lui-même, a donné un type auditif, Stricker, qui a écrit un volume sur le langage, nous a donné un type de moteur verbal. « Quand, dit-il, je viens à évoquer dans ma mémoire quelques vers bien connus, il me semble, si je fixe mon attention sur mes organes articulaires, que je parle intérieurement. Mes lèvres sont, il est vrai, closes, ma langue immobile..., et cependant il me semble que je prononce le vers auquel je pense... Je ne puis absolument pas me représenter des mots sans percevoir les sentiments (représentations motrices) qui y correspondent. » Ces moteurs verbaux arrivent à être obligés de parler, au moins à voix basse, quand ils écrivent et composent. Chez eux la pensée reste froide, lente, pénible, s'ils ne font que l'écrire; mais s'ils dictent, ils s'animent, gesticulent, et alors seulement ils retrouvent tous leurs moyens. Dans sa pièce de Numa Roumestan, Daudet a donné un bien joli type de ce genre, où nous voyons Roumestan lui-même, dans son cabinet, dictant à son secrétaire et déclarant qu'il ne peut composer qu'avec l'illusion d'être à la tribune, d'improviser, de parler et jouer son discours avec les divers effets de voix qu'il comporte; la plume à la main, en silence, son cerveau reste inerte et le travail de composition impossible; il ne compose qu'à condition d'improviser verbalement.

Du moins pour ces moteurs verbaux nous avons des autopsies suffisamment démonstratives. Rudinger a publié un mémoire où il décrit et figure une série de cerveaux ayant appartenu à des avocats, à des jurisconsultes de son pays, tous célèbres par la facilité de leur parole et par leur mémoire des mots. Chez tous la troisième circonvolution frontale, organe de la mémoire motrice verbale, présentait un développement notablement supérieur à ce qu'elle est chez le commun des hommes. Cerveau de Gambetta montrant que circonvolution relative à la capacité motrice verbale de la parole est surdimentionnée.Je ne voudrais pas trop insister sur ce sujet, qui doit être prochainement l'objet d'une savante monographie de mon collègue et ami Hervé: il montrera ce qu'est la troisième frontale selon les races, les âges, les caractères cérébraux. Mais il est cependant un cas que je ne puis me dispenser d'indiquer ici, c'est celui de Gambetta. Quelle personnalité a jamais représenté à un plus haut degré l'orateur improvisateur, le moteur verbal? Vous savez que, grâce à l'intervention d'amis éclairés, le cerveau du grand homme put être recueilli, conservé, étudié au laboratoire d'anthropologie. Voici le dessin (fig. 2), réduit de moitié (en diamètre), de son hémisphère gauche: la troisième frontale (F3) y est si développée que la partie désignée par Broca sous le nom de cap y est réellement double; pour s'en convaincre, il n'est même pas nécessaire de la comparer avec ce qu'elle est sur un autre cerveau, il suffira de la comparer avec la même circonvolution sur l'autre hémisphère (le droit) de ce même encéphale (fig. 3).


IV

Nous venons de voir qu'il y a des visuels, des auditifs, des moteurs graphiques et verbaux, et que pour tous ces types intéressants de physionomies cérébrales c'est à peine si la science possède quelques cas d'autopsie. Je ne parle pas d'autopsies médicales proprement dites, c'est-à-dire faites pour fixer le médecin sur la nature de la maladie à laquelle a succombé le malade. Je parle d'autopsies faites dans un but purement scientifique de physiologie cérébrale. Une personne a été connue pendant sa vie comme douée au plus haut degré de telle ou telle faculté cérébrale, représentation auditive, ou visuelle, motricité graphique ou autre; elle succombe à une affection du cœur, du poumon; enfin elle succombe sans aucun trouble cérébral, il n'y a pas de lésion cérébrale à chercher, le médecin n'a pas à examiner l'encéphale. S'il y a autopsie, l'encéphale sera laissé de côté, mais le plus souvent il n'y a pas même autopsie; c'est contre cet oubli qu'il faudrait réagir. Je ne parle pas des hôpitaux, où les autopsies sont toujours faites, où tous les organes sont scientifiquement examinés, mais où les sujets sont des individus inconnus, qui sont venus pour une maladie spéciale, et sont en fin de compte autopsiés pour cette maladie spéciale. Je parle des autopsies à domicile, sur des personnes dont l'entourage, famille et amis, peut préciser les particularités de caractère, de mode cérébral pour ainsi dire. Il faudrait que chacun de nous prît des dispositions testamentaires, imitées de celles formulées par notre regretté maître et ami Bertillon : « Je veux, a-t-il dit, que mon cerveau soit recueilli par le laboratoire d'anthropologie, afin que l'étude des circonvolutions en soit faite au point de vue de la concordance que peut présenter la morphologie des circonvolutions avec ce que connaissent mes amis sur les particularités de mes fonctions cérébrales. Etre utile m'a toujours paru le but le plus beau de la vie; je désire être utile à la science encore après ma mort. »

Messieurs, c'est dans ce but qu'a été fondée à Paris, en juillet 1880, la Société mutuelle d'autopsie, dont je ne puis mieux caractériser le but scientifique qu'en reproduisant ici les paroles que Letourneau a prononcées à ce sujet sur la tombe même de Bertillon: « Il y a quelques années, disait-il, un petit groupe d'hommes, tous dévoués de longue date au progrès scientifique et social, s'unirent dans une généreuse pensée. Depuis longtemps leur esprit était affranchi de tout servage religieux et métaphysique. Tous ils savaient que, dans ses qualités et dans ses défauts, dans toute sa vie mentale, chacun de nous obéit à son organisation. Aucun d'eux n'ignorait quel immense intérêt il y aurait à pouvoir scientifiquement déterminer la corrélation existant nécessairement entre les caractères dits psychiques et les traits physiques, dont les premiers sont l'expression. Mais pour cela il est indispensable de scruter, d'étudier minutieusement les centres nerveux d'hommes dont on a bien connu l'activité mentale. Or l'autopsie, qui jadis, sous le règne de Louis XIV par exemple, était une distinction réservée aux grands, est devenue pour la plupart de nos contemporains un épouvantail. Pour la remettre en honneur, il fallait aller à l'encontre de nos mœurs et, dans une certaine mesure, de nos lois. Nos chercheurs n'hésitèrent pas, et il va sans dire que Bertillon était parmi eux. Pour lui, comme pour eux, braver les préjugés en vue d'un intérêt supérieur était une habitude, se dévouer à la science et au progrès social était un besoin. Payant d'exemple et s'engageant mutuellement à léguer leur corps à la science, ils fondèrent une Société mutuelle d'autopsie, dont le titre a quelque temps égayé certains de nos faiseurs d'esprit, mais à laquelle les natures d'élite se rallient et se rallieront toujours de plus en plus. »
On peut dire que ces paroles de Letourneau ont été le premier manifeste de cette société. Je ne pouvais me dispenser de rappeler une manifestation si parfaitement en accord avec toutes les tendances de la Société d'anthropologie et avec l'ordre d'études que nous venons de résumer sous le titre de l'aphasie depuis Broca. On dira peut-être que je fais une réclame pour la Société d'autopsie; j'accepte l'expression; elle est pour moi, à mes yeux, non un blâme, mais un éloge.


V

Nous venons de voir ce qu'est devenue l'étude de l'aphasie, depuis Broca. Nous pouvons prévoir que l'avenir nous réserve encore sur cette question bien des études complémentaires et des détails de localisations cérébrales plus précises et plus délicates. Nous n'avons, en effet, parlé que des cas aujourd'hui bien étudiés, des troubles bien localisés. Mais que de variétés encore énigmatiques et dont nous entrevoyons à peine la théorie! Chez certains aphasiques, la faculté de compter peut être absolument conservée, alors que cependant il est impossible de prononcer les chiffres, ni de les lire, ni de les écrire. Tel autre entend parfaitement sonner l'horloge, distingue les coups, mais ne peut les compter. Il est aussi des cas d'aphasie de la mimique: le sujet est alors incapable de se servir à propos des gestes pour exprimer ses idées, et ne peut même, par un signe de convention, exprimer son assentiment ou sa dénégation. D'autres sont inaptes à imiter un mouvement qu'on fait devant eux. Tel agraphique est cependant encore capable de bien tracer des chiffres ou des figures de géométrie; ce sont les mouvements seuls de l'écriture qui sont sortis de sa mémoire. Il y a des aphémiques qui peuvent parler à condition de chanter, c'est-à-dire qu'ils peuvent prononcer en musique des paroles qu'ils sont impuissants à articuler s'ils ne font pas entendre en même temps la mélodie qui les accompagne (comme par exemple les paroles et l'air de la Marseillaise). Arrêtons-nous dans ces exemples: le peu que nous en citons permet de conclure qu'ils seront expliqués un jour par des faits de localisations de mémoires spéciales, comme cela a été fait pour les formes bien connues aujourd'hui de l'aphasie.

En résumé, messieurs, Broca a découvert l'aphémie; il en a précisé les symptômes, la nature, la localisation; il a tracé les règles qui devaient présider à l'étude de toutes les autres formes des troubles de l'expression. Tout ce qu'on a établi depuis n'a été que l'extension de la découverte primitive de notre illustre fondateur: l'agraphie, la cécité verbale, la surdité verbale, calquées sur le patron de l'aphémie. Nouveau Christophe Colomb, il a abordé un continent nouveau pour la science: il a étudié le coin précis qu'il avait découvert; d'autres sont venus après lui, ont reconnu que ce continent était immense, et ils en ont étudié successivement les diverses parties. Mais tout cela n'est pas venu apporter la moindre contradiction à l'oeuvre initiale de Broca; tout n'a été que confirmation et extension de sa découverte.
Si nous tenons compte maintenant de ce fait que penser, c'est parler mentalement, nous voyons que l'oeuvre de Broca, avec son extension actuelle, est non seulement grande en anatomie et en physiologie, mais que c'est, peut-être avant tout, la plus grande découverte en psychologie, en physiologie cérébrale. Les rouages de la pensée et de son expression nous apparaissent désormais comme une série d'organes cérébraux distincts, et nous pouvons concevoir les enchaînements de leur action. Cette nouvelle méthode en psychologie est déjà féconde: les œuvres de Ribot (maladies de la mémoire, maladies de la volonté, maladies de la personnalité) en fera foi. C'est donc bien légitimement que la Société d'anthropologie est fière d'avoir été la première confidente des pensées de Broca sur ces hautes questions; c'est bien légitimement que, dans ce jour, consacré chaque année à célébrer la gloire de son fondateur, elle a voulu que cette fois, à côté des immortels travaux du maître sur la crâniométrie, l'ethnologie, l'hybridité, l'anatomie des primates, sur toutes les branches de l'anthropologie, il fût parlé devant vous de l'aphasie et particulièrement de l'aphasie depuis Broca.


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